L’épidémie d’Ebola et le Fonds monétaire international

Liberia, août 2014
Liberia, août 2014

Par Alexander Kentikelenis, Lawrence King, Martin McKee, et David Stuckler

The New England Journal of Medicine de Boston et The Lancet, de Londres sont les deux revues médicales les plus prestigieuses au monde. The Lancet a publié il y a peu un article démontrant que les politiques d’ajustement que le Fonds monétaire international (FMI) impose aux pays endettés ont contribué à ruiner les systèmes de santé des trois pays frappés, depuis fin 2013, par l’épidémie d’Ebola. Et donc contribué à générer cette épidémie puisque les hôpitaux non seulement n’ont pas réussi à y faire face, mais ont été les lieux de contagion mortelle et les soignants y ont été massivement tués par l’épidémie. Quelques grands médias ont donné un certain écho à l’article.

Les auteurs de l’article travaillent au Département de sociologie de l’Université de Cambridge, au Centre européen sur la santé des sociétés en transition (European Centre on Health of Societies in Transition/ECOHOST), à la London School of Hygiene and Tropical Medicine, et au Département de sociologie de l’Université d’Oxford.

L’article est minutieusement appuyé sur des sources citées en 20 notes que nous n’avons pas traduites mais que le lecteur trouvera dans l’article en anglais sous http://dx.doi.org/10.1016/S2214-109X(14)70377-8.

Il est utile de rappeler que les trois pays, Sierra Leone, Guinée Conakry, et Liberia, sont parmi les plus pauvres de la planète, classés respectivement 177e, 178e et 174e, des 187 pays de l’Index du Développement humain des Nations Unies.

Le Liberia a 4 millions d’habitants: 60% ont moins de 24 ans; 48 % vivent en ville, ce qui reflète l’exode rural. Le taux de chômage est de 85%. Le taux d’analphabétisme est de 40%. Le Liberia avait en 2008 un médecin et 27 infirmières pour cent mille habitants et en 2010, 8 lits d’hôpitaux pour dix mille habitants. Le budget de l’Etat était en 2013 de 521 millions de dollars, soit environ, pour donner une idée, trois fois moins que celui de la Ville de Lausanne, une ville de 130’000 habitants!

La Sierra Leone a 5,7 millions d’habitants: 60% ont moins de 24 ans; 40 % vivent en ville. Le taux d’analphabétisme est de 57%. La Sierra Leone avait, en 2010, deux médecins pour cent mille habitants et, en 2006, 4 lits d’hôpital pour dix mille habitants. Le budget de l’Etat était en 2013 de 754 millions de dollars.

La Guinée a 11 millions d’habitants: 62% ont moins de 24 ans; 36 % vivent en ville. Le taux d’analphabétisme est de 59%. La Guinée avait en 2005 un médecin pour cent mille habitants et 3 lits d’hôpital pour dix mille habitants. Le budget de l’Etat guinéen était en 2013 de 1,8 milliard de dollars. La Guinée accueille plusieurs milliers de réfugiés de la Côte d’Ivoire.

Le Liberia a été ravagé et saigné par des guerres civiles atroces de 1989 à 2003. Il héberge aujourd’hui des dizaines de milliers de réfugiés de la Côte d’Ivoire.

La Sierra Leone a connu une horrible guerre civile de 1991 à 2002 qui a tué plusieurs dizaines de milliers de personnes et déplacé un tiers des habitants.

La Guinée a accueilli durant toutes ces années des milliers de réfugiés de ses deux pays voisins.

Ces trois pays possèdent le majeur reste de forêts tropicales humides d’Afrique de l’Ouest. Ils sont affligés depuis longtemps, par plusieurs épidémies graves, en particulier la malaria, la fièvre de dengue et la fièvre jaune, ainsi que la fièvre de Lassa, une fièvre hémorragique parente de Ebola, quoique moins grave.

L’article de The Lancet fait bien sentir le labyrinthe du service d’une dette impossible à rembourser qui soumet ces pays à une tutelle tatillonne et mesquine, un pilotage impérialiste qui se voudrait à distance, mais avec une laisse très courte. En réalité, le Liberia connaît une intervention de troupes des Nations Unies depuis 2003 et la Sierra Leone aussi de 2002 à 2014. La Sierra Leone, colonie britannique depuis le XVIIIe siècle jusqu’en 1961, reçoit une présence militaire et administrative britannique depuis 2003. Toute cette présence coloniale multiforme n’a pas servi à améliorer santé et éducation…

La tutelle du FMI est emballée pour la galerie d’un discours hypocrite mais elle est axée sur le service de la dette, c’est-à-dire un flux de richesse qui sort du pays en faveur des créanciers. Elle les place dans les pires conditions de négociation avec les trusts miniers qui exploitent leur sous-sol, ceux de l’agroalimentaire qui exploitent leurs plantations de palme et de café, et ceux forestiers qui coupent leurs arbres. Le Liberia exporte des diamants et du caoutchouc. Il semble posséder une immense flotte marchande parce qu’il vend traditionnellement son pavillon, de complaisance, pour l’enregistrement des bateaux. Le Sierra Leone possède des diamants et du rutile (minéral), et «produit» un peu de pétrole. Son sous-sol recèle or, titane et chrome. La Guinée est le deuxième producteur mondial de bauxite, le minerai de l’aluminium, et a d’énormes réserves de minerai de fer. Les trois pays exportent des bois et de l’huile de palme, ce qui accélère la déforestation. En avril 2013, le gouvernement guinéen a amendé son Code minier de 2011 pour diminuer les taxes et royalties des compagnies minières…

L’épidémie d’Ebola révèle brutalement que la faiblesse de pays pauvres pour maîtriser les maladies infectieuses est une menace sanitaire potentielle pour le monde entier…

L’envoyé spécial de Le Monde rapporte le 2 janvier 2015, dans un article consacré à l’état du système de santé de la Guinée après une année d’épidémie d’Ebola, les paroles du docteur Abdourahmane Batchily, responsable de la lutte contre Ebola dans la Préfecture de Guékédou, là où l’épidémie a démarré en décembre 2013: «Tout le pays est à plat. L’épidémie de rougeole a repris, les gens refusent d’être vaccinés de peur qu’on leur inocule le virus.(…)    La part du budget national consacré à la santé est de 2% quand l’OMS demande qu’elle soit de 15%. Avec 2%, on ne soigne rien, surtout pas Ebola.» L’article décrit la chute de la fréquentation des hôpitaux en Guinée, parce que les gens en ont peur et parce que beaucoup de soignants sont morts. Et cite Médecins sans Frontières: «Les malades atteints d’autres pathologies ne peuvent plus accéder aux premiers soins de santé, comme les patients atteints du paludisme, de diarrhées ou d’infections respiratoires. » Et l’article de conclure: «Les femmes enceintes n’ont souvent plus accès aux soins prénataux, aux services obstétriques ou encore aux services de soins aux nouveau-nés.»

Citant Sekou Condé, directeur national des établissements de soins: «Pour ne pas venir à l’hôpital, les gens vont dans les pharmacies. Résultat, beaucoup arrivent trop tard et meurent. Pour les accouchements, on craint qu’un grand nombre de femmes décèdent chez elles(Introduction par Robert Lochhead)

*****

Ces derniers mois, le Fonds monétaire international (FMI) a annoncé un crédit de 430 millions de dollars pour combattre Ebola en Sierra Leone, Guinée, et Liberia. En mettant à disposition ces fonds, le FMI entend devenir une partie de la solution à cette crise, même si cela implique dévier de son approche habituelle. Comme la directrice du FMI, Christine Lagarde, l’a dit à une séance consacrée à l’épidémie : «C’est bien d’augmenter le déficit budgétaire quand il s’agit de guérir les gens, de prendre les précautions pour réellement essayer de contenir la maladie. Le FMI ne dit pas cela très souvent.»

Guinée
Guinée

Et pourtant, se pourrait-il que le FMI ait contribué aux circonstances qui ont permis à la crise elle-même de survenir? Une des principales raisons pour lesquelles l’épidémie s’est répandue si rapidement, a été la faiblesse des systèmes de santé dans cette région. Il y a eu pour cela plusieurs raisons, y compris l’héritage de guerres et de l’effondrement des états. Depuis 1990, le FMI a fourni une aide à la Guinée, au Liberia et à la Sierre Leone, durant respectivement 21 années, 7 ans et 19 ans et, quand l’épidémie a éclaté, les trois pays étaient soumis à des programmes du FMI.

Cependant, les prêts du FMI viennent avec leurs revers de la médaille, les dites «conditionnalités» qui requièrent des gouvernements récipiendaires qu’ils adoptent des politiques qui ont été critiquées parce qu’elles donnent la priorité à des objectifs économiques à court terme plutôt qu’aux investissements dans la santé et l’éducation. En fait, il n’est même pas clair qu’elles aient renforcé les performances économiques.

Dans le présent article, nous examinons les politiques recommandées par le FMI avant l’épidémie et leurs effets sur les trois systèmes de santé. Nous avons extrait l’information des archives des accords de prêts couvrant les années 1990-2014.

Pour commencer, les programmes de réforme économique du FMI exigent des réductions dans les dépenses gouvernementales, la priorité donnée au service de la dette, et le renforcement des réserves de devises étrangères. Ces politiques ont souvent été extrêmement strictes, absorbant des fonds qui auraient pu être destinés à répondre à des défis sanitaires pressants. Bien que le FMI ait réagi à ces critiques à propos de ses programmes en y incorporant «des dépenses de réduction de la pauvreté»  afin d’accroître les dépenses de santé, ces conditions n’ont souvent pas été satisfaites.

(Dans un tableau, les auteurs récapitulent depuis 2000, d’après les archives du FMI, les «cibles de dépenses» dites «planchers de dépenses» pour «des dépenses prioritaires» qui incluent la santé, l’éducation, et d’autres secteurs sociaux :

En Guinée, sur un total de 23 «cibles de dépenses», 12 dont l’application fait l’objet de données disponibles, trois avaient été atteintes.

Au Liberia, sur un total de 9 «cibles de dépenses», les 9 font l’objet de données disponibles, six ont été atteintes.

En Sierra Leone, sur un total de 36 «cibles de dépenses», 31 font l’objet de données disponibles, 13 ont été atteintes.)

Ainsi, en 2013, juste avant que n’éclate l’épidémie, alors que les trois pays avaient réussi à appliquer les prescriptions de politique macroéconomique du FMI, ils avaient échoué à atteindre les objectifs de dépense sociale. Les autorités guinéennes écrivaient au FMI que «malheureusement, à cause de la réduction des dépenses, y compris d’investissement domestique, il n’a pas été possible de respecter la cible indicative de dépense dans les secteurs prioritaires.» De manière analogue, le gouvernement de la Sierra Leone rapportait que les cibles de dépense prioritaire (y compris dans la santé) n’avaient pas été atteintes du fait du faible investissement financé de manière indigène.

Deuxièmement, afin de maintenir basses les dépenses du gouvernement, le FMI exige souvent des limites de la masse salariale du secteur public – et donc des fonds pour engager ou rémunérer de manière adéquate les médecins, infirmières, et autres professionnels de la santé. De telles limites sont «fixées souvent sans considération de l’impact sur les dépenses dans les domaines prioritaires», et ont été associées à une émigration du personnel sanitaire. En Sierra Leone, par exemple, les politiques imposées par le FMI ont visé explicitement la réduction de l’emploi dans le secteur public. Entre 1995 et 1996, le FMI a requis la baisse de 28% du nombre d’employés du gouvernement, et les limites fixées à la dépense en salaires ont continué jusque dans les années 2000. En 2004, le pays dépensait environ 1-2% du PIB en salaires du secteur public en moins que la moyenne de l’Afrique subsaharienne. En même temps, les chiffres rapportés à l’OMS signalaient une diminution du nombre de soignants actifs dans les communautés populaires de 0,11 pour 1000 habitants en 2004 à 0,02 pour mille habitants en 2008. En 2010, quand le pays lançait son initiative pour des soins gratuits (Free Health Care Initiative) les fonctionnaires du FMI « soulignaient la nécessité d’évaluer soigneusement les implications budgétaires » et se prononçaient en faveur « d’une approche plus graduelle de l’augmentation de la masse salariale dans le secteur de la santé. »

Troisièmement, le FMI défend depuis longtemps une décentralisation des systèmes de santé. L’idée, c’est de rendre les soins plus appropriés aux besoins locaux. Néanmoins, dans la pratique, cette approche peut rendre plus difficile de mobiliser des réactions coordonnées et centralisées aux déclenchements de maladies. En Guinée, depuis le début des années 2000, le FMI a favorisé des décentralisations budgétaires et administratives. Appliquant le conseil du FMI, le pays a transféré des responsabilités budgétaires du gouvernement central au niveau des préfectures. Seulement cinq ans plus tard, une mission du FMI dans le pays signalait «des problèmes de gouvernance » qui incluaient « une décentralisation insuffisante et ineffective». En même temps, les services du FMI remarquaient que la qualité de la prestation de services de santé s’était détériorée.

Tous ces effets sont cumulatifs, et contribuent au manque de préparation des services de santé pour faire face à des épidémies de maladies infectieuses et à d’autres urgences. Le souci largement proclamé du FMI pour les questions sociales a eu peu d’effet sur les systèmes de santé des pays à bas revenus. Bien que la remarque de Christine Lagarde quant à la priorité de la santé publique au lieu de la discipline budgétaire soit bienvenue, ses prédécesseurs avaient fait des remarques analogues. Le résultat sera-t-il différent cette fois?

L’épidémie d’Ebola a mis à l’épreuve les institutions mondiales et des leçons devront être tirées. Plusieurs de ces leçons sont en rapport avec la détection et le contrôle de l’épidémie, mais il serait malheureux que les causes sous-jacentes soient négligées. Dans une intervention qui arrive au bon moment, la Commission de The Lancet sur l’investissement en santé publique (Investing in Health) a appelé à des augmentations des dépenses en santé publique et plus d’attention à l’engagement et la formation des travailleurs de la santé. L’expérience de l’épidémie d’Ebola ajoute encore de l’urgence à la mise en œuvre de ses recommandations.

(Publié dans The Lancet, Online, 22 décembre 2014; traduction par A l’Encontre)

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