Par Daniel Neep
Les voix qui, en Syrie, critiquent le très violent Président Bashar Al-Assad font souvent remarquer avec amertume que le régime de celui-ci traite son propre peuple plus mal que le ferait n’importe quelle armée d’occupation. En effet, dans sa brutalité, ses allégations de sectarisme et son refus de reconnaître la légitimité politique de l’appel à la liberté du peuple syrien, le régime Assad ressemble à s’y méprendre à son «confrère» (son homologue) français des années vingt. En effet, après avoir reçu un mandat officiel de la Société des nations [1], la France avait dû faire face à toute une série de soulèvements contre son occupation du pays. D’abord sporadiques et localisés, ces soulèvements ont culminé avec la Grande Révolte Syrienne [1925-1926-1927] qui a duré plus de deux ans et a unifié les rebelles syriens, les paysans et les politiciens au-delà des divisions de classe, d’idéologie et de sectarisme. Durant ce soulèvement, les rebelles ont formé un organisme de coordination décentralisé comprenant essentiellement des unités provenant de différents villages et petites régions, une structure qui fait clairement écho à celle de l’Armée syrienne libre (ASL) et qui, en conséquence, partage beaucoup de problèmes structurels auxquels ses prédécesseurs révolutionnaires ont dû faire face.
On a vu par exemple, en hiver 2012, des éléments incontrôlés de l’ASL se faire accuser de fomenter des luttes sectaires en ciblant des sanctuaires chiites dans la province d’Idlib, d’adopter la stricte interprétation de la doctrine religieuse préférée par leurs financiers du Golfe, et de coordonner de manière inadéquate les diverses unités s’étant regroupées sous la bannière de l’ASL.
Ces trois thèmes – la discipline, le financement et le sectarisme – les rebelles syriens de la Grande Révolte de 1925-27 ont aussi dû y faire face. Et l’on peut tirer de l’expérience de cette révolte des enseignements étonnamment pertinents pour le conflit syrien d’aujourd’hui. Ainsi, cet article se propose d’examiner de quelle manière les défis auxquels les rebelles d’aujourd’hui doivent faire face peuvent être mis en relation avec ceux auxquels les rebelles des années vingt ont dû faire face, postulant le fait que des solutions historiques puissent peut-être aider le peuple syrien dans sa lutte contre le régime Assad presque 90 ans plus tard.
Une telle analyse requiert un bref examen du fond sur lequel a eu lieu le soulèvement syrien des années vingt. Après la Première Guerre mondiale, l’extension du contrôle français et anglais sur les provinces arabes du défunt Empire ottoman s’effectuait à travers le nouveau système de mandats approuvés par la Société des Nations (SDN). En principe, ces tutelles temporaires étaient censées ne durer que jusqu’à ce que les populations du Levant soient capables de se gouverner elles-mêmes. Et le système des mandats fournissait une formule légale grâce à laquelle les nouveaux impératifs de l’autodétermination défendus par Woodrow Wilson [Président des Etats-Unis de 1913 à 1921] pourraient être réconciliés avec les anciennes prérogatives de la puissance coloniale. Au début des années vingt, des troupes françaises quittèrent donc la côte méditerranéenne en direction des villes de Damas et d’Alep, d’où elles s’enfonceraient plus loin dans la région à travers campagnes et désert.
Mais les forces coloniales françaises durent bientôt faire face à une série de rébellions dans des régions résistant à leur contrôle. Dans les montagnes de la côte syrienne, le leader alaouite Salih Al-Ali et ses partisans se sont rebellés depuis 1919 jusqu’à 1921. Des bandes rebelles ont également écumé la région se trouvant entre la Syrie du nord et l’Anatolie du sud sous la direction personnelle du notable d’Alep Ibrahim Hananu, jusqu’à la capture de celui-ci en 1922. Des bandes de guérilla de la communauté Druze quant à elles, conduites par le Sultan Al-Atrash, ont également trouvé un terrain hospitalier dans les montagnes du sud du pays jusqu’en 1922, année où leur première rébellion s’apaisa. Ce ne fut que lors de la Grande Révolte de 1925-1927 que la coordination entre des leaders rebelles locaux déboucha sur un soulèvement inspiré par des considérations explicitement nationalistes. Cette coordination offre des leçons potentiellement importantes pour la situation sur le terrain aujourd’hui.
La Grande Révolte a commencé dans la région Druze de la Syrie du sud en juillet 1925 en tant que réaction contre le régime particulièrement invasif et brutal du gouverneur colonial local, Gabriel Arbillet. Conduite par le Sultan Al-Atrash, qui adopta alors le titre de « Commandant de la Révolte », ce qui avait commencé comme une rébellion Druze se répandit bientôt en direction du nord vers les populations largement sunnites de villes alors rurales comme Damas, Hamah et Homs. Malgré le fait que l’élite nationaliste damascène fût largement réticente à l’idée de soutenir une insurrection populaire qui risquait de remettre en question son monopole politique, ses hésitations furent vite vaincues par le torrent de colère publique contre le pouvoir mandataire, et elle donna bientôt son accord à des stratégies d’opposition violentes défendues par les leaders rebelles des villages Druzes et les masses populaires de Damas.
La France répondit à la menace d’une révolte nationale avec une force et férocité sans précédent. La punition collective était une pratique solidement ancrée: les villages suspectés de complicité avec les rebelles étaient les cibles de tirs d’artillerie et de bombardements aériens; les troupes coloniales françaises avaient le droit de piller librement et de tuer des civils. On prenait dans les communautés locales des otages afin de garantir la bonne conduite de celles-ci. Des militants individuels, surtout des dirigeants politiques et des chefs rebelles, étaient également punis par des sanctions allant de l’arrestation à domicile et l’emprisonnement jusqu’à la démolition de leur propriété, l’exil forcé et, en dernier recours, l’exécution publique. Comme si cela était une dissuasion insuffisante, le pouvoir mandataire empilait fréquemment les corps des rebelles dans des parcs publics dans une macabre tentative de persuader la population locale que toute résistance était inutile.
Mais les troupes françaises découvrirent bientôt que les rebelles qu’ils avaient initialement considérés comme de simples bandits étaient étonnamment efficaces dans la conduite de la guerre moderne. Beaucoup avaient une expérience pratique antérieure en tant qu’officiers, d’abord dans l’armée ottomane puis dans celle de l’émir Fayçal, le roi qui avait brièvement régné sur Damas avant les Français. Bien formés dans les académies militaires ottomanes aux tactiques de guérilla connues sous le nom de « Harb Al-‘Isabat » (la « guerre des bandes ») – enseignement qui insistait également sur l’importance de raids éclair, de la mobilité, des déplacements imprévisibles et du maintien du soutien de la population locale – ces anciens officiers disséminèrent largement cette doctrine parmi leurs pairs.
Les manuels militaires écrits par ces rebelles offrent un utile démenti aux affirmations quant à la manière dont les populations colonisées auraient réagi à la technologie militaire supérieure de l’Ouest durant les années d’entre-deux-guerres. Les avions, par exemple, étaient souvent décrits comme représentant le sommet du techno-fétichisme colonial et comme ayant un «effet moral» dans des contextes coloniaux. Mais un manuel écrit par le célèbre chef rebelle Sa’id Al-’As, à la fin des années vingt, décrit ces avions comme n’étant «rien d’autre que des armes d’intimidation, de terreur et d’illusion», n’ayant pas grand effet sur les villes et les villages où les rebelles avaient rapidement appris que la puissance de l’air française était vulnérable à des tirs de fusil bien ciblés.
Les bandes rebelles étant des organisations de terrain, leur taille et la composition de leurs membres étaient nécessairement fluides. Leurs effectifs étaient gonflés à certains moments par l’arrivée de paysans dont les vies avaient été détruites par des actes de représailles français ou par une situation économique de faillite; ils étaient réduits à d’autres moments lorsque ces hommes, lassés de cette vie en perpétuel déplacement, retournaient à leurs fermes. La direction encore peu structurée de la «Grande Révolte »comprenait des notables Druzes radicaux, des nationalistes bourgeois damascènes et des dirigeants «sans éducation» venant de quartiers urbains populaires et de villages périphériques dont la prouesse militaire leur avait fait gagner un fauteuil à la table du «directoire». Ce leadership devait faire face à trois défis principaux – la discipline, le financement et le sectarisme – dans ses efforts pour unifier les forces rebelles, défis qui entrent clairement en résonance avec ceux de la Syrie d’aujourd’hui.
A l’époque, on avait attribué toute une série d’échecs militaires à la difficulté qu’avaient certains rebelles d’assurer la discipline et de se conformer à la doctrine de Harb Al-‘Isabat. La tentative infructueuse de prendre Damas en 1925 avait été amèrement reprochée à deux chefs rebelles dont on disait qu’ils avaient encouragé leurs hommes avec frénésie avant de les abandonner dans la capitale sans direction ni plan de bataille. Après cet échec, des conseils révolutionnaires furent réunis pour décider des principes qui devraient dorénavant guider les activités rebelles. Ceux-ci incluaient un accord sur la coordination des opérations à travers un commandement militaire unifié, l’élection de la direction des rebelles à travers des votes, l’interdiction de raids indépendants (sans coordination) et l’établissement d’une comptabilité et d’un système administratif permettant de collecter des impôts dans les villages. Par de nombreux aspects, cet accord posait les fondations d’un État embryonnaire qui pourrait remplacer celui qui avait été imposé par le pouvoir occupant. Il faisait preuve d’une conscience très claire de l’importance pour la lutte militaire de construire les institutions.
Le second défi à l’unité rebelle, dans les années 1920, concernait les luttes sur la question du financement. Malgré les règlements établis par les conseils révolutionnaires, plusieurs leaders rebelles étaient accusés de fomenter le désordre en vue d’extorquer des fonds aux villageois locaux et aux propriétaires terriens. Le fait de punir les pillards était alors une affaire hautement politisée, trouvant sa source dans les efforts des chefs rebelles pour contrôler la prise de décisions dans le conseil révolutionnaire. En décembre 1925, par exemple, un leader rebelle du nom de Ramadan Al-Shallash fut accusé d’avoir extorqué de l’argent à des habitants de Duma et d’Al-Midan et d’avoir attaqué des femmes à Hamura.
Celui-ci fut chassé du mouvement, bien que ces accusations répondissent probablement à des motivations politiques, si l’on en croit des sources contemporaines. Au même moment, la direction révolutionnaire distribuait des tracts dans les villages expliquant que tout individu demandant de l’argent au nom de la révolte serait arrêté et puni, maintenant ainsi jalousement son monopole sur une taxation légitime.
L’obstacle final au développement d’une force rebelle unifiée concernait le sectarisme. Alors que la «Grande Révolte» était en train de naître comme un soulèvement nationaliste unissant les Syriens des communautés Druzes et Sunnites, les leaders rebelles étaient conscients du fait que la rébellion risquait d’être caractérisée comme une révolte sectaire par les autorités françaises, ces dernières prétendant depuis longtemps que la diversité religieuse de la Syrie exigeait une main-forte pour prévenir cette «société mosaïque » du risque d’une plus grande fragmentation. Des attaques rebelles qui eurent alors lieu contre des villages chrétiens accusés de complicité avec leur protecteur catholique [France], menacèrent de compromettre l’unité du soulèvement.
Mais les dirigeants rebelles de l’époque furent capables de condamner ces attaques qu’ils considéraient comme de simples désirs de pillage. «Ces raids n’étaient pas légitimes », écrivit Al-’As lorsqu’il prit vraiment conscience du danger que représentait l’hostilité à l’égard de villages chrétiens qui s’en prenait aux «cœurs des fils chrétiens d’une nation unique, nos frères dans le nationalisme et la patrie.» En même temps, malgré le fait que des rebelles d’origine sunnite fassent régulièrement référence à eux-mêmes en tant que mujahideen, le terme n’avait aucune connotation religieuse explicite, étant utilisé comme un simple synonyme de thuwwar (rebelles). «La religion appartient à Dieu» disait le dicton syrien, «mais la nation nous appartient à tous.»
L’on peut voir dans tout cela que les rebelles syriens des années 1920 se trouvèrent confrontés à nombre de défis auxquels s’affrontent aujourd’hui ceux qui combattent le régime de Bashar Al-Assad, notamment les problèmes de la discipline, des récoltes de fonds et du sectarisme. Malgré tous leurs efforts, ce fut probablement l’incapacité des rebelles des années 1920 à mobiliser un nombre suffisant de gens pour permettre un soulèvement soutenu qui conduisit à l’échec de la Grande Révolte. La Syrie ne gagna pas son indépendance avant 1946. Avec le soulèvement d’aujourd’hui qui a balayé le pays depuis le sud-ouest à l’extrême-est, depuis les faubourgs de Damas jusqu’aux confins du nord d’Alep, on se trouve face au problème inverse: les leaders révolutionnaires d’aujourd’hui doivent aujourd’hui poser la question décisive de comment maintenir l’unité sur le terrain. Une des manières de faire cela est de porter leur attention sur le soulèvement anticolonial en Syrie ; ce dernier offre non seulement des connaissances pratiques utiles sur la manière d’organiser une révolte, mais également un riche réservoir d’héroïsme, d’histoires et d’images desquelles tous les membres de la nation Syrienne peuvent s’inspirer, en termes de solidarité, de fierté et d’inspiration. (Traduction A l’Encontre)
* Le Dr Daniel Neep est maître de conférence sur les Politiques au Moyen-Orient à l’Université d’Exeter, directeur de recherche (pour la Syrie) auprès du Conseil pour la recherche britannique au Moyen-Orient et auteur de Occupying Syria under the French Mandate : Space, Insurgency ans State Formation (Cambridge Université Press, 2012). L’article a été publié par le Royal United Services Institute, un institut fort officiel.
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[1] Le 15 avril 1920, au cours de l’élaboration du Traité de Sèvres, le Conseil interallié attribue à la France un mandat sur la Syrie (y compris le Liban) et au Royaume-Uni un mandat sur la Palestine et sur l’Irak (plus exactement sur la Mésopotamie, ce qui géographiquement correspond presque à l’Irak). L’opposition à cette décision impérialiste se manifeste de suite en Syrie.
«Le 14 juillet 1920, le général Gouraud, haut-commissaire de la France à Beyrouth, enjoint par ultimatum au roi Faysal d’accepter le mandat confié par la SDN sur son pays. Le souverain hachémite consent à désarmer ses troupes, mais il est désavoué par le cabinet d’Hachem Al-Atassi [qui était entré en fonction le 7 mai, 1920, suite au désaveu du collaborateur cabinet de Ali Rida Pacha Ribaki, mis en place par Faysal le mars 1920] et le «Conseil général syrien». Le 14 juillet 1920, le contingent français, trois fois supérieur en nombre, doté de chars et d’artillerie lourde, écrase les forces arabes qui mêlent réguliers et volontaires. Cette bataille de Meyssaloum [les troupes françaises sont placées sous le commandement de Mariano Goybet, commandant de la troisième division de l’armée française du Levant], livrée à une trentaine à l’ouest de Damas, signe la fin du royaume arabe de Syrie.» (Jean-Pierre Filiu, Le Nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne, Fayard, 2013, p.50)
Quelque 70’000 soldats français vont «pacifier» le pays. Une «pacification» qui est affirmée comme «accomplie» en septembre 1920. Le général Henri Joseph Eugène Gouraud (1867-1946), une des figures militaires de la colonisation française, va «créer» un «Etat du Grand Liban» : mont Liban+plaines de la Bekaa+celles de l’Akkar, avec suprématie de Beyrouth sur Tripoli et Saïda. Le démembrement de la Syrie aboutit à trois «Etats» : l’un autour de Damas ; l’autre autour d’Alep – avec un statut spécial pour Antioche et le sandjak d’Alexandrette qui se situe à l’extrémité du littoral méditerranéen de la Turquie, à la frontière de la Syrie ; le troisième un «Etat des alaouites», avec Lattaquié comme siège qui est placé sous gestion directe d’un gouverneur français et non pas d’un délégué du haut-commissaire. La politique de division et de construction d’antagonismes est mise en œuvre. De nouveaux découpages auront lieu face aux multiples résistances. Lors de la «Grande révolte syrienne» de 1925-1926-1927, est exercée la répression la plus féroce. (Rédaction A l’Encontre)
Excellent article; La région a changé notablement mais les politique de dominations très peu. Ce qui est évident est la participation de la population entière aujourd’hui et l’utilisation d’une propagande et d’une guerre médiatique très étendue pour légitimer les massacres. La plus grande difficulté que doit affronter le peuple syrien actuellement reste son isolement (en d’autres termes l’absence d’une solidarité internationaliste militante) et l’incroyable passivité des instances internationales: pour autant que le sang ne se répande pas jusqu’en Galilée..