Histoire. «Mer versus terre»: de la fonctionnalité de la guerre relativement à l’accumulation du capital (I)

Guerre de Succession d’Espagne: la bataille de Malaga (1704)

Par Alain Bihr

Dans le tome 3 du Premier âge du capitalisme [1], j’ai été amené à accorder une grande importance à la guerre. Celle-ci est en effet omniprésente dans l’Europe protocapitaliste et, plus largement, dans le premier monde capitaliste qui s’édifie à partir et autour de cette dernière. Sur les 348 années que couvre la période protocapitaliste telle que je l’ai définie (1415-1763), en me limitant aux seuls conflits majeurs qui s’y sont déroulés, j’ai pu compter 267 années de guerre pour seulement 81 années de paix en Europe, soit en gros plus de trois années de guerre pour une année de paix [2].

Cela suggère évidemment une fonctionnalité profonde de la guerre relativement aux deux processus majeurs qui animent ce premier âge capitaliste et structure ce premier monde capitaliste: l’expansion européenne, coloniale et commerciale, hors d’Europe et la dynamique protocapitaliste en Europe même, qui parachève sa transition du féodalisme au capitalisme. Et on peut immédiatement concevoir que le premier processus a été rien moins que pacifique: visant à dominer et exploiter des territoires et des populations pour les instrumentaliser au service de l’accumulation du capital en Europe, il n’a pu que générer des conflits entre ces derniers et les colons et marchands européens. Mais il a tout aussi bien généré des conflits entre ces derniers, se disputant l’accès à ces territoires et populations.

Quant à la fonctionnalité de la guerre relativement à l’accumulation du capital, elle n’est que trop évidente, s’agissant du capital industriel (la guerre a été un puissant aiguillon de la formation et du développement de différentes industries fournissant du matériel de guerre: métallurgie, partant sidérurgie et mines, mais aussi industrie textile); du capital commercial (celui des fournisseurs aux armées); du capital financier (celui des créanciers de l’Etat, pourvoyeur de l’indispensable «nerf de la guerre» – j’y reviendrai). Tout cela a déjà été largement analysé et documenté par Werner Sombart [3].

Mais on pourra m’objecter immédiatement, et à juste titre, que la guerre est un phénomène universel au sein de l’histoire humaine et que, sous ce rapport, le monde protocapitaliste n’est pas particulièrement original. Il se distinguerait tout juste par une fréquence plus grande des guerres. En somme, une différence de degré non de nature.

Répondre à cette objection va me conduire, dans un premier temps, à souligner les profondes originalités, constituant quelquefois des nouveautés radicales, des guerres modernes. Cela me permettra, dans un deuxième temps, d’en déduire les conditions d’une stratégie gagnante. Avant d’illustrer cela sur l’exemple de deux conflits majeurs durant l’époque protocapitaliste.

Les originalités des guerres modernes

J’en distinguerai essentiellement quatre: quant aux enjeux, aux terrains, aux moyens et au mode de financement.

1. Jusque tard durant la période protocapitaliste, on continue à faire la guerre en Europe pour des raisons d’ordre dynastique et donc de souveraineté et de possession territoriale. L’Europe connaîtra ainsi trois guerres majeures de succession pendant la première moitié du XVIIIesiècle: la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), la guerre de Succession de Pologne (1733-1738), la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748). On peut évidemment y voir un héritage et un prolongement du Moyen Age féodal.

Et pourtant, très tôt au cours de cette période, les guerres européennes mêlent à ces enjeux territoriaux des enjeux d’une tout autre nature, que j’appellerai mercantiles. Il s’agit de s’assurer le contrôle non plus de territoires mais de marchés: des sources d’approvisionnement, des points d’appui commerciaux (des ports, des villes, de foires, etc.), des circuits commerciaux, terrestres ou maritimes, des débouchés, des droits de douane, des réglementations commerciales, etc. Est ici tout particulièrement en jeu l’accès aux positions commerciales et coloniales outre-mer, dont on connaît le caractère stratégique au regard des opportunités et impératifs de la dynamique protocapitaliste.

Et ces enjeux mercantiles ne cesseront de gagner en importance au fur et à mesure où l’on avance dans la période protocapitaliste, en reléguant les enjeux territoriaux au second plan. Ainsi, la guerre de Succession d’Espagne n’a-t-elle pas pour enjeu tant l’accession au trône à Madrid que l’ouverture au commerce étranger de l’immense empire espagnol. Et les Britanniques, largement vainqueurs au terme de cette guerre, concéderont volontiers l’occupation de ce trône par un Bourbon, petit-fils de Louis XIV, contre l’accès à ce marché en obtenant pour la South Sea Company, constituée à cet effet, l’asiento de negros et le navÍo de permisio [4]. Leur seul gain territorial sera le cap de Gibraltar, position stratégique pour le contrôle de toute la circulation maritime entre la Méditerranée et l’Atlantique et, par conséquent, du commerce afférent.

Cette inhérence de la guerre au protocapitalisme a été parfaitement théorisée, comprise et légitimée, par les auteurs mercantilistes. Car, selon eux, le développement protocapitaliste ne peut être qu’un jeu à somme nulle, dans lequel les gains des uns se paient du prix des pertes des autres, le développement de chacun ayant pour condition la régression, la stagnation ou du moins le moindre développement de tous ses voisins et concurrents. En conséquence, les rapports économiques entre les Etats ne peuvent être que des rapports de force. Dès lors, la guerre et ce qu’elle permet – le pillage, la piraterie, la conquête de possessions coloniales ou de points d’appui commerciaux, l’imposition de contrats commerciaux léonins etc., – sont des moyens tout aussi normaux et légitimes de s’enrichir que le commerce régulier. Dans le monde protocapitaliste, pour paraphraser et détourner Clausewitz, la première n’est jamais que la poursuite du dernier par d’autres moyens.

2. De l’originalité des enjeux des guerres modernes découle immédiatement l’originalité de leurs terrains. Tout d’abord, quant à leur dimension spatiale. Ces conflits ont d’abord eu pour théâtre d’opérations le continent européen lui-même. Mais, pour toutes les raisons précédemment énoncées, ils ont, inévitablement, débordé sur les circuits commerciaux, ceux du commerce intereuropéen et plus encore ceux du commerce entre l’Europe et les colonies et comptoirs européens outre-mer, aux Amériques, en Afrique et en Asie, qui en constituent l’enjeu, de manière de plus en plus éminente au fur et à mesure qu’on avance dans l’époque protocapitaliste.

De ce fait, dès le XVIIe siècle et plus nettement encore au XVIIIe siècle, ces conflits prennent l’allure de guerres mondiales – bien avant le XXe siècle. Ainsi, pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), on ne se bat pas seulement en Europe centrale et dans les eaux européennes mais en Amérique du Nord, aux Antilles, le long des côtes africaines, sur le pourtour des Indes et aux Indes mêmes (au Bengale et dans le Carnatic) et jusqu’aux Philippines, partant dans l’océan Indien autant qu’en Méditerranée ou dans l’Atlantique.

Du coup, on comprend immédiatement aussi pourquoi le théâtre essentiel de ces affrontements n’a pas été la terre, ni en Europe ni dans les colonies européennes, mais bien la mer. Le double enjeu commercial et colonial de ces guerres explique qu’elles aient été avant tout et de plus en plus des guerres navales, et ce en un double sens. D’une part, à partir du XVIIe siècle, c’est sur mer que les affrontements décisifs vont avoir lieu, même si la plus grande part des opérations militaires et les plus spectaculaires d’entre elles vont se déployer sur terre; tout simplement parce que c’est sur mer que va se jouer le contrôle des circuits du commerce mondial et de leurs points d’appui coloniaux mais aussi la possibilité de mener des opérations sur terre (débarquer des troupes, les ravitailler, les appuyer par l’artillerie embarquée, etc.) D’autre part, et de ce fait, pour la première fois dans l’histoire, la marine va devenir durant cette période l’arme décisive. Elle le restera en gros jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à partir de laquelle elle sera supplantée par l’aviation, le contrôle des airs devenant alors plus important encore que celui des mers et déterminant ce dernier.

3. C’est sur le plan des moyens militaires que les évolutions les plus spectaculaires vont avoir lieu, à tel point que nombre d’historiens vont parler à leur sujet d’une véritable «révolution militaire» [5]. Cette révolution tient à l’introduction, la diffusion et le perfectionnement des armes à feu qui vont en effet bouleverser les conditions du combat, tant sur mer que sur terre.

Sur terre, on assiste au développement simultané des armes à feu collectives (les canons) et des armes à feu individuelles (l’arquebuse, puis le mousquet, enfin le fusil rapidement muni d’une baïonnette), dont la précision (relative) et surtout la cadence de tir s’accroissent. Avec pour conséquence immédiate une augmentation des effectifs combattants: la mortalité sur le champ de bataille s’accroissant, il faut y engager des effectifs plus importants pour la pallier. Plus largement, ce sont tous les services auxiliaires qui voient leur importance s’accroître, en augmentant d’autant les effectifs d’ensemble: services d’intendance veillant à l’entretien des troupes (nourriture, habillement, logement, fourniture des armes et munitions, etc.); unités du train (comprenant véhicules, bêtes de trait, conducteurs, charrons et forgerons, etc.) pour transporter tout ce ravitaillement; unités du génie, indispensables pour faire franchir des obstacles naturels (cours d’eau, régions marécageuses, montagnes, etc.) à l’artillerie ou tout simplement pour ouvrir des routes capables de permettre aux troupes d’avancer ou d’être ravitaillées. En gros, d’un bout à l’autre de la période protocapitaliste, les effectifs militaires engagés sur terre vont décupler.

La guerre navale va se trouver révolutionnée par les progrès de l’artillerie bien plus radicalement encore que la guerre terrestre. La principale conséquence en sera la nécessité de constituer des marines spécifiquement militaires.

A la fin du Moyen Âge et à l’aube des temps modernes, hormis les galères, les marines de guerre permanentes sont encore réduites à quelques navires, plus prestigieux que réellement efficaces. A chaque ouverture des hostilités, l’usage est de convertir une partie de la marine commerciale en force navale. Le gouvernement s’adresse alors aux armateurs privés en leur demandant de lui louer leurs navires pour la durée du conflit, tout comme il vend éventuellement des lettres de marque à des capitaines qui les autorisent à se livrer à la course (à se faire corsaires). Cette pratique va progressivement faire sentir ses limites. D’une part, à l’ouverture des hostilités, les gouvernements peinent souvent à obtenir des armateurs qu’ils leur louent leurs navires parce qu’ils sont déjà engagés dans des opérations commerciales. D’autre part, les amiraux se plaignent de ce que les navires marchands manquent de qualité et d’homogénéité, en les contraignant à faire la guerre avec un matériel médiocre et hétéroclite, alors que l’adoption de la tactique de la bataille en ligne va rendre au contraire nécessaire la standardisation des navires; sans compter que les équipages sont forcément peu habitués à la manœuvre et nullement aguerris. Enfin et surtout, les progrès de l’artillerie embarquée, l’augmentation du nombre et du calibre des canons, leur installation dans les ponts inférieurs vont faire sentir la nécessité de disposer de navires spécialement et exclusivement armés pour la bataille et capables de résister à une puissance de feu grandissante.

Pour ces différentes raisons, la nécessité se fait sentir d’une marine de guerre permanente, composée de vaisseaux dédiés spécialement au combat, impliquant une infrastructure spécifique de chantiers navals pour leur construction et leur entretien ainsi qu’un commandement et des équipages formés et entraînés à cette fin.

4. Si la guerre moderne suppose et mobilise d’abord des moyens militaires, des hommes enrôlés et leurs équipements, ces moyens ont eux-mêmes un coût. Un coût qui va aller croissant au fil des décennies et qui va soumettre les finances publiques à rude épreuve. Voyons tout cela de plus près.

La nécessité du recours à l’emprunt. Depuis les Romains, on sait que l’argent est «le nerf de la guerre». Et cela restera vrai durant toute l’époque moderne. Ce qui explique la justesse de la réponse faite par le condottiere Trivulce à Louis XII qui, s’apprêtant à envahir le Milanais en 1498, s’enquerrait des moyens nécessaires pour assurer le succès de son entreprise: «Très gracieux Roi, trois choses sont nécessaires: de l’argent, encore de l’argent et encore de l’argent.» [6]

Bien plus, la maxime romaine sera de plus en plus vraie, dans la mesure où le coût des guerres modernes ne cessera de croître. C’est la rançon inévitable de l’alourdissement qu’a alors connu l’appareil militaire, du fait du gonflement des troupes, de leur équipement en armes à feu, du perfectionnement constant de ces dernières, de la construction des citadelles, du développement surtout des flottes de guerre, de l’étendue grandissante des champs d’opérations militaires, du développement de l’administration militaire, etc. Autant de dimensions différentes de la «révolution militaire», précédemment mentionnées, qui se renforcent mutuellement.

Extraordinaires (au sens propre du terme: sortant de l’ordinaire) par leur montant, les dépenses occasionnées par les guerres le sont encore davantage par leur soudaineté et leur urgence. Lorsque la guerre éclate, c’est immédiatement qu’il faut disposer des moyens nécessaires pour lever, enrôler et équiper de nouvelles troupes (régulières ou mercenaires), les doter des moyens logistiques permettant leur entrée en campagne, garnir les citadelles de réserves en aliments et armements, lancer des programmes de construction de nouveaux navires destinés à remplacer ceux qui vont être perdus, etc. Et ce besoin pressant d’argent perdure tout au long de la guerre.

Or les recettes ordinaires des Etats modernes ne sont pas en mesure de répondre à ces deux exigences conjuguées: une brusque et brutale augmentation des dépenses publiques. Ces recettes ordinaires sont celles tirées du domaine public (du sol ou du sous-sol que possède le monarque ou l’Etat); des monopoles publics (monopoles régaliens: battre monnaie, rendre justice, ou monopoles d’Etat, commerciaux ou industriels); de la vente des offices (missions ou services publics cédés à un particulier contre espèces sonnantes et trébuchantes); des impôts (directs ou indirects: droits de douane, accises sur la consommation de produits ordinaires ou de produits de luxe).

Lorsque la guerre éclate, les Etats modernes font ordinairement flèche de tout bois. Ils cherchent autant que possible à augmenter leurs recettes ordinaires. Ils aliènent des parties de leur domaine public. Ils aliènent de même des monopoles publics. Ils multiplient les ventes d’office. Ils augmentent les impôts, directs et indirects, jusqu’à la limite du supportable (tracée par le déclenchement d’émeutes antifiscales). Mais, en définitive, c’est toujours essentiellement par le recours au crédit, donc à l’endettement, que la guerre va se financer. Les guerres modernes présenteront aussi cette originalité de se financer essentiellement à crédit.

Les conditions du recours à l’emprunt. Mais le recours à l’emprunt par ces Etats est lui-même tributaire de plusieurs conditions de possibilité.

En premier lieu, l’existence dans les bourses et les coffres de certains de leurs sujets d’amples réserves monétaires, qui trouvent ainsi à se transformer en capital de prêt porteur d’intérêt. Ces sujets se recrutent évidemment dans les couches supérieures des deux ordres privilégiés (le clergé et la noblesse, dont la fortune et les revenus sont essentiellement fonciers), mais aussi de la bourgeoisie (principalement marchande), les deux pouvant évidemment se recouper (c’est le cas avec l’aristocratie nobiliaire qui diversifie ses actifs et ses revenus en investissant, au-delà de la terre, dans les mines, les industries métallurgique et textile, les compagnies commerciales… et la dette d’Etat). Partout, ce seront les principaux créanciers des Etats modernes. Et évidemment, leurs bourses et leurs coffres seront d’autant plus garnis que l’économie (l’agriculture, l’industrie, le commerce) qu’ils dominent sera plus prospère.

En deuxième lieu, le recours à l’emprunt n’est possible que pour autant que les Etats soient en mesure de fournir quelques garanties sérieuses en tant que débiteurs. A commencer par la garantie de verser les intérêts des emprunts pendant la durée de leur encours et de rembourser le principal à terme. Cette première garantie repose essentiellement sur les recettes ordinaires des Etats, les recettes fiscales au premier chef. De solides recettes fiscales sont donc une condition nécessaire pour pouvoir recourir à l’emprunt, si elles ne peuvent suffire à financer par elles-mêmes l’effort de guerre. Mais de pareilles recettes fiscales dépendantes à leur tour d’un certain nombre de conditions:

  • L’aisance (toute relative) des couches populaires, sur lesquelles repose en particulier l’imposition indirecte. On rencontre ici une nouvelle fois ce facteur déterminant qu’est le dynamisme économique général de la formation sociale qui sert de base fiscale à l’Etat.
  • Leur consentement à l’impôt, moyennant un «dialogue» entre le souverain et ses sujets, généralement par la médiation d’assemblées représentatives, instituées à cette occasion ou non.
  • Enfin, toutes choses égales par ailleurs, le rendement de l’impôt sera d’autant plus élevé que son recouvrement se fera en régie directe, par l’intermédiaire d’un appareil d’Etat, en évitant les pertes sensibles de recettes que lui vaut l’affermage fiscal: ce dernier engloutit couramment au moins le tiers de l’impôt mais la proportion peut être quelquefois sensiblement supérieure.

Deuxième garantie que doit offrir l’Etat débiteur: celui de la stabilité monétaire. N’oublions pas que, durant toute la période protocapitaliste, le régime monétaire reste pour l’essentiel celui de la monnaie métallique, sonnante et trébuchante. Or il ne sert à rien de garantir que l’on sera en mesure de verser les intérêts et de rembourser le principal si cela doit se faire en «monnaie de singe», entendons en monnaie adultérée (dont le poids ou le titrage en métal précieux aura été réduit). Il faut donc que le souverain prenne l’engagement de ne pas céder aux facilités des manipulations monétaires, encore très courantes au début des temps modernes, surtout en période de guerre. Et, là encore, il y sera d’autant plus enclin ou contraint qu’il sera placé sous la surveillance et la pression d’assemblées représentatives.

Troisième condition favorisant le recours à l’emprunt: la transformation de la dette flottante en dette consolidée et perpétuelle. L’endettement public commence généralement sous forme de dettes flottantes (à échéances courtes et diverses et à taux variables). Mais leur multiplication, leur reconduction périodique, leur entrecroisement, l’accumulation de leurs intérêts et la difficulté de les rembourser aux échéances convenues vont inciter certains Etats à des opérations de consolidation et de rééchelonnement. Cela va se produire sous deux formes.

  • D’une part, les transformations des dettes anciennes ou la constitution de nouvelles dettes sous forme de rentes constituées. Une rente constituée désigne à l’époque moderne l’intérêt résultant d’un prêt monétaire à très long terme (viager voire perpétuel), dont la garantie s’appuie généralement sur un bien foncier ou immobilier. Le crédirentier ne peut exiger le remboursement de son emprunt à son débirentier tant que celui-ci lui verse l’intérêt prévu, en n’ayant le cas échéant d’autre moyen de recouvrer son prêt que de vendre sa rente à un tiers.
  • D’autre part, la titrisation de la dette publique. L’emprunt prend alors la forme d’émissions d’obligations (de bons du Trésor), remboursables à terme et portant intérêt en attendant, et parfaitement négociables. Ce qui suppose la constitution d’une banque d’Etat (généralement composée au départ des principaux créanciers antérieurs de l’État), disposant du privilège de l’émission, du placement et de l’escompte de ces titres.

C’est cette seconde formule qui va finir par s’imposer parce qu’elle présente de multiples avantages. Du côté des créanciers, les titres d’Etat étant négociables, ils leur permettent de recouvrer leur mise avant le terme prévu, moyennant l’apparition et le développement d’un marché financier, sur lesquels peuvent de surcroît se réaliser éventuellement des profits spéculatifs. Et du côté de l’Etat, elle permet de:

  • Elargir le cercle des créanciers. D’une part, en mobilisant l’épargne populaire (celle de la petite-bourgeoisie, de la paysannerie enrichie) qui peut se placer dans des titres d’Etat alors qu’elle n’a aucune chance de participer au montage financier des « partis » (des consortiums de gros créanciers) qui monopolisent les dettes flottantes. D’autre part, en pouvant attirer aussi l’épargne étrangère par le biais du marché financier.
  • Transformer sa dette en une dette perpétuelle. Les obligations anciennes pouvant se rembourser par l’émission d’obligations nouvelles, la dette publique est ainsi destinée à ne jamais s’éteindre. Cela dispense en quelque sorte l’Etat de rembourser le principal, à la condition d’être toujours en mesure de verser dûment les intérêts promis et d’en convaincre les créanciers potentiels.
La stratégie gagnante

Dans leurs affrontements militaires réguliers, les Etats européens les plus importants, ceux qui se disputent la prééminence en Europe et dans l’expansion commerciale et coloniale hors d’Europe, subissent donc des contraintes structurelles fortes. Sur la base des éléments précédents, il m’a été possible de définir ce que j’ai appelé la stratégie gagnante, apte à maximiser les chances de succès de ceux qui l’adopteront en renversant ces contraintes en leur faveur.

La première de ces contraintes structurelles résulte de la contradiction entre, d’une part, la nécessité pour ces Etats de se battre à la fois sur terre et sur mer (du moins s’ils veulent rester dans le peloton de tête: parmi les puissances centrales qui se disputent les bénéfices de l’expansion commerciale et coloniale outre-mer) et, d’autre part, le coût sans cesse croissant des armées et des marines. Dans ces conditions, s’il est nécessaire pour un Etat européen (du moins un Etat central) de mener la guerre sur les deux éléments, il lui est par contre impossible d’être le plus fort sur les deux à la fois. C’est tout simplement hors de ses moyens financiers.

Les Etats centraux, principaux protagonistes des guerres modernes, auront donc à choisir entre faire porter leurs efforts principalement sur l’arme terrestre ou privilégier au contraire l’arme navale. Mais, quel que soit leur choix, cela ne les dispense pas d’être présents sur l’autre terrain; simplement, ils ne pourront pas y jouer le premier rôle. Ils devront abandonner ce rôle à d’autres, à charge pour eux de s’en faire des alliés. Quant aux Etats semi-périphériques, protagonistes éventuels dans ces guerres, ils n’y participeront généralement que sur l’un ou l’autre de ces éléments, en y jouant un rôle secondaire comme alliés des Etats centraux.

La seconde contrainte structurelle pèse précisément sur les conditions dans lesquelles de telles alliances peuvent être conclues. Elle relève des principes qui régissent le système d’Etats européens en cours de constitution [7]:

  • Le principe d’équilibre des puissances. Il doit être impossible à l’un quelconque des Etats européens d’atteindre une puissance telle qu’il puisse imposer sa volonté impériale à l’ensemble des autres Etats. Il faut veiller à la pondération réciproque des puissances du continent, de sorte que la coalition des plus faibles soit toujours plus forte que le plus fort, ou du moins capable de le tenir en échec.
  • Le principe de prédominance hégémonique. L’Etat européen le plus fort doit dès lors se contenter de diriger une coalition ou une alliance regroupant un nombre variable d’autres Etats mais non pas tenter de les subordonner à lui dans une formule impériale. Cette alliance est clairement ordonnée en fonction de ses intérêts propres. Mais elle doit simultanément ménager ceux de ses alliés et, surtout, veiller à l’équilibre des puissances à l’intérieur du système.

Sur la base de l’ensemble des éléments précédents, on peut définir les conditions d’une stratégie optimale. Ce sont les suivantes :

Première condition: régner sur la mer plutôt que sur la terre. D’une part, c’est la stratégie appropriée à la finalité générale de la guerre pendant toute l’époque protocapitaliste: s’assurer une position prépondérante dans l’expansion commerciale et coloniale hors d’Europe, puisqu’elle est le principal moteur de la dynamique protocapitaliste. Ce qui suppose de:

  • Pendant la guerre, être en mesure de défendre au mieux ses propres possessions et points d’appui outre-mer ainsi que les circuits commerciaux maritimes entre la métropole et l’outre-mer, tout en nuisant au maximum aux possessions, points d’appui et circuits de l’ennemi, en ruinant par exemple son commerce maritime par la course et par le blocus de ses ports.
  • A la fin de la guerre, pour autant que l’on soit victorieux, veiller à ce que les clauses du traité de paix soient conformes à ces mêmes objectifs.

D’autre part, en contribuant ainsi à asseoir une position prédominante dans l’expansion commerciale et coloniale, la prédominance sur mer participe à la dynamisation économique de la métropole, gage de recettes fiscales abondantes et des possibilités d’emprunt élargies.

Enfin, sur un plan strictement militaire, la prédominance dans la guerre maritime peut peser lourd y compris sur la guerre terrestre. Régner sur la mer, c’est se donner les moyens de harasser et de menacer les ports et les côtes de l’ennemi, en l’obligeant à distraire une partie de ses forces terrestres pour les défendre, faute que ses forces navales y suffisent. C’est se donner les moyens de ravitailler et de soutenir ses propres troupes à terre, du moins pour toutes les opérations terrestres se déroulant à proximité des côtes, tout en empêchant l’ennemi d’en faire autant.

Deuxième condition: être capable de constituer et de diriger une coalition ou alliance qui reporte sur d’autres le poids principal de la guerre terrestre. Cela règle le problème qui résulte de l’impossibilité de régner simultanément sur la terre et la mer, en instituant une sorte de division du travail entre la puissance hégémonique et ses alliés, la première régnant sur la mer tandis que les seconds parviennent au minimum à tenir tête à l’ennemi sur terre. Ce qui suppose d’être malgré tout présent au sein de cette coalition (d’engager un minimum de forces terrestres) et de soutenir ses alliés par des subsides ou des prêts.

Troisième condition: s’assurer un bon crédit (dans tous les sens du terme), à l’intérieur (chez soi) comme à l’extérieur (dans les autres Etats), gage de rapides, larges et constantes possibilités d’emprunt. Mais on sait que cette condition en suppose elle-même plusieurs autres: un dynamisme économique général; une fiscalité solide; une monnaie stable; l’institution d’une dette publique consolidée, adossée à une banque d’Etat; une saine gestion des finances publiques grâce au contrôle qu’exercent sur elles des assemblées représentatives.

C’est pareille stratégie qui a rendu possible, par exemple, la victoire des Provinces-Unies sur l’Espagne (la Castille) pendant la guerre de Quatre Vingts Ans (1566-1648), au terme de laquelle elles auront conquis leur indépendance [8]; et celle de l’Angleterre (devenue entre-temps Grande-Bretagne et même Royaume-Uni) sur la France pendant la seconde Guerre de Cent Ans (1888-1815), dont je n’ai analysé dans mon ouvrage que les deux premiers rounds, celui correspondant à la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et à la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) et celui correspondant à la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) et à la guerre de Sept Ans (1756-1763) [9]. (La seconde partie sera mise en ligne le 22 avril 2023)

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[1] Le premier âge du capitalisme, Tome 3 : Un premier monde capitaliste, Lausanne/Paris, Page 2/ Syllepse, 2019.

[2] Le premier âge du capitalisme, Tome 2 : La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, Lausanne/Paris, Page 2/Syllepse, 2019, pages 348-356.

[3] Krieg und Kapitalismus (Le capitalisme et la guerre), Munich/Leipzig, Dunker&Humblot, 1913.

[4] L’asiento de negros était le contrat qui permettait à une compagnie commerciale d’approvisionner les colonies hispano-américaines en esclaves africains. Le navÍo de permisio autorisait deux navires marchands de cinq cent tonneaux à aborder les ports de Carthagène et de Veracruz pour y participer à leurs foires. L’un et l’autre fournissaient surtout des voies d’entrer au commerce de contrebande mené à partir des Antilles, des colonies nord-américaines ou directement des îles Britanniques.

[5] Cf. Geoffrey Parker, La révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident 1500-1800, Paris, Gallimard, 1993 ; Jean Bérenger (dir.), La révolution militaire en Europe (XVe-XVIIIe siècles), Paris, Economica, 1998.

[6] Gabriel Ardant, Histoire de l’impôt. De l’Antiquité au XVIIe siècle, Paris, Fayard, 1971, page 242.

[7] Cf. La marche de l’Europe vers le capitalisme, op. cit., pages 521-528.

[8] Cf. Un premier monde capitaliste, op. cit., pages 183-196, 202-210 et 283-287.

[9] Cf. Un premier monde capitaliste, op. cit., Chapitre X.6

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