Par Thomas M. Hanna et Michael Brennan
Le mercredi 9 décembre, après une enquête approfondie, la Federal Trade Commission [Commission fédérale du commerce, créée en 1914 et doit «protéger les consommateurs»] et quarante-huit États et territoires ont poursuivi Facebook pour son monopole illégal sur les réseaux sociaux. L’action antitrust vise à démanteler la société en la forçant à céder deux de ses principales lignes d’activité: Instagram et WhatsApp.
Cette dernière affaire survient juste après l’enquête historique menée en octobre 2020 par la House Judiciary Committee [Commission judiciaire de la Chambre des représentants] – qui a détaillé la manière dont les firmes propriétaires de plateformes dominantes disposent d’une position de monopole sur le marché, abusent de leur pouvoir et violent explicitement et délibérément les lois et règlements – et une autre poursuite du ministère de la Justice contre Google suite à des initiatives anticoncurrentielles illégales protégeant sa position monopolistique dans les domaines de la recherche (de données) et de la publicité.
Bien que le résultat final de ces actions soit inconnu, elles sont sans aucun doute attendues depuis longtemps. La monopolisation de l’économie des plateformes – ce que Facebook a confidentiellement appelé un «land grab» [«accaparement de terre»] lors de l’acquisition d’Instagram – n’a fait que s’accentuer tout au long de la pandémie Covid-19. Par exemple, au cours des derniers mois, les cinq sociétés de Big Tech – Facebook, Amazon, Apple, Google et Microsoft – ont stimulé la croissance des marchés boursiers, enrichissant encore plus leurs propriétaires, déjà riches d’une manière insensée – et alimentant les inégalités économiques.
En outre, elles n’ont pas pris des gants lorsqu’il s’agissait de déployer leur richesse et leur pouvoir afin de vider de leur substance les lois et les règlements destinés à freiner leurs pratiques abusives dans le domaine du travail. En Californie, par exemple, des sociétés de covoiturage et de livraison comme Uber and Lyft ont dépensé un montant record de 205 millions de dollars dans une campagne de propagande manipulatrice et trompeuse pour convaincre les électeurs d’approuver la proposition 22, qui exempte ces mêmes sociétés d’une nouvelle loi qui les aurait obligées à traiter leurs travailleurs comme des employés plutôt que comme des entrepreneurs indépendants. [Voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 10 novembre.]
L’essor sans précédent d’un grand nombre de ces firmes est lié à l’émergence et à la prolifération des plateformes numériques au cours des dernières années. Si ce type de modèle économique – dans lequel le produit ou l’activité est axé sur la facilitation des interactions entre deux ou plusieurs ensembles d’utilisateurs distincts mais interdépendants – n’est pas nouveau, le phénomène émergent du capitalisme de surveillance l’est.
Les géants actuels des plateformes ont accumulé une richesse et un pouvoir sans précédent – dans certains cas plus importants que ceux de nombreux États-nations étant donné leur portée mondiale – et commencent à concevoir et à modifier le comportement social dans l’intérêt de la maximisation des profits. Stimulées par des flux de capital-risque (CR), apparemment illimités, ces entreprises occupent une place de plus en plus prépondérante dans notre économie, prenant pied dans le commerce de détail en ligne, les réseaux sociaux et les services de transport.
En outre, ce pouvoir est consolidé et étendu par une caractéristique clé de l’économie des plateformes: la collecte, l’analyse et la monétisation exponentielles des données générées par les utilisateurs des plateformes et collectées par les entreprises qui les contrôlent.
L’élan antitrust
Les premières actions antitrust de ces derniers mois sont des signes encourageants qui montrent que des décideurs politiques, des activistes et d’autres personnes commencent à prendre conscience de certains des dangers que présentent ces entreprises de plate-forme, notamment: la normalisation du travail précaire, le non-respect et l’ignorance du droit du travail, l’enracinement et l’exacerbation du racisme et de l’inégalité par les biais algorithmiques, la financiarisation accrue, la prolifération de la désinformation et de la manipulation, l’affaiblissement des réglementations et des régimes fiscaux, la dégradation de l’environnement, l’érosion de la vie privée et l’extension du contrôle social.
Bien que ces évolutions [antitrust] soient les bienvenues, il convient de noter qu’il n’y a eu pratiquement aucune application antitrust perceptible, ces dernières années, visant les Big Tech de l’industrie des technologies de l’information. Les autorités antitrust, par exemple, n’ont pas bloqué, au cours de la dernière décennie, une seule acquisition parmi des centaines réalisées par les firmes dominantes du secteur. On ne sait donc pas très bien quel sera le succès de ces seules actions antitrust. Quels en sont donc les obstacles et les limites?
Tout d’abord, pour que l’action antitrust puisse se concrétiser et, en fin de compte, réussir, il faudrait probablement refonder radicalement l’ensemble du régime juridique qui la concerne. Plus précisément, au cours des dernières décennies, on a assisté à une réinterprétation fondamentale de la législation antitrust par les tribunaux et à une forte diminution du nombre de poursuites antitrust réussies par le ministère de la Justice.
Ainsi, toute stratégie antitrust est subordonnée à une révision complète des motifs pour lesquels une firme est actuellement considérée comme un monopole ou ayant une pratique anticoncurrentielle. En particulier, l’accent toujours mis sur la protection des consommateurs et les prix est probablement une norme inadéquate pour conduire des actions antitrust contre les plateformes. En effet, dans la plupart des cas, le «produit» est essentiellement fourni gratuitement.
Deuxièmement, le renforcement de la concurrence ne résout pas la dynamique de monopole inhérente à l’économie de plate-forme. «L’internet grand public est une sorte de monopole naturel», explique Dipayan Ghosh :
«Les principales entreprises qui le composent font constamment montre d’effets de réseau [1]: les services en réseau exploités par Facebook, Amazon et Google gagnent en valeur lorsque davantage d’utilisateurs les utilisent. Il est donc extrêmement difficile pour les nouveaux entrants d’offrir des niveaux d’utilité compétitifs aux consommateurs dès le départ. Comme pour les télécommunications avant elle, cette industrie maintient maintenant des barrières à l’entrée d’une hauteur impossible à atteindre.» (Harvard Business Review, 30 mai 2019)
Enfin, sans modifications supplémentaires de la structure des entreprises (c’est-à-dire la propriété, le contrôle, les valeurs) et de l’équilibre plus large entre les mécanismes du marché (et ses impératifs) et l’intervention de l’État, une reconcentration est presque inévitable.
Dans le contexte des Etats-Unis, il existe de nombreuses preuves de ce fait. Par exemple, Standard Oil et AT&T (deux des sociétés les plus célèbres à avoir été physiquement démantelées par les autorités antitrust) se sont finalement reconsolidées. La première a mis plusieurs décennies à se reconstituer (pour devenir finalement ExxonMobil), tandis que la seconde s’est reconstituée relativement rapidement, ce qui met en évidence les défis supplémentaires liés à la mise en œuvre de stratégies antitrust à une époque de forte adhésion idéologique et politique au fondamentalisme du marché et au néolibéralisme.
L’alternative de la propriété
Historiquement, l’une des «solutions» courantes au problème des monopoles naturels a été la réglementation des services publics. Et bien que l’idée de classer et de réglementer les plateformes et autres sociétés dépendantes des Big Datas comme des services publics soit controversée, elle commence à faire son chemin parmi les différents experts.
Cependant, l’expérience et la théorie (y compris sous divers angles idéologiques) de la réglementation des services publics aux États-Unis suggèrent qu’elle est souvent insuffisante pour traiter les innombrables problèmes liés à la concentration et au pouvoir des entreprises. Cette réglementation ne contribue guère à la redistribution ou à la démocratisation de la richesse et du contrôle économique. L’expérience des États-Unis en matière de services publics d’électricité détenus par de grands investisseurs en est un bon exemple.
Cela laisse les modèles alternatifs de propriété comme la voie la plus viable et la plus radicale à suivre, et l’une des seules options capables de s’attaquer à la racine du problème. Un nouveau rapport de Common Wealth et de Democracy Collaborative (auquel les auteurs de cet article ont contribué) présente plusieurs propositions bottom-up (de bas en haut) et top-down (de haut en bas) visant à modifier fondamentalement la structure de la propriété, les valeurs, la gouvernance et l’orientation des plateformes et des données, et à prendre ainsi le contrôle des sommets de l’économie moderne.
Avant tout, il s’agit de faire en sorte que tout ou partie des grandes firmes de plateformes devient propriété publique (soit entièrement, soit par le biais d’une position de contrôle ou d’une participation majoritaire). Une partie de ce processus doit inclure l’ancrage des principes démocratiques à différents niveaux.
Par exemple, si des participations sont prises dans les grandes entreprises de plateformes, elles devraient probablement être détenues dans un trust public autonome (ou un véhicule financier similaire) organisé avec une représentation démocratique multipartite des salarié·e·s, des consommateurs, des fonctionnaires, du grand public, etc. Une fois qu’elles sont propriété publique, les entreprises de plateformes elles-mêmes devraient également être restructurées pour intégrer à la fois des structures de gestion démocratiques et de nouveaux principes d’intérêt public.
Il faudra veiller tout particulièrement à ce que les valeurs de lutte contre la surveillance et de protection des données soient intégrées dans ces nouvelles plateformes publiques. Cela ne peut pas être pensé après coup, car cela introduirait le risque inacceptable que les nouvelles plateformes publiques soient soumises à des incitations et à des pressions pour collecter, monétiser et/ou utiliser abusivement les données (y compris en les partageant avec des agences gouvernementales engagées dans la surveillance et le contrôle social).
Les valeurs et les règles de lutte contre la surveillance et de protection de la vie privée devraient plutôt être incluses dans toute loi habilitante. En outre, un cadre national strict de protection des données personnelles – qu’il soit promulgué en même temps que les plateformes ou avant qu’elles ne deviennent propriété publique démocratique – serait un complément important à cette proposition, permettant de surmonter le problème de la protection des consommateurs que créent des barrières à l’entrée favorisant les entreprises dominantes.
Un autre élément important consistera à assurer une gouvernance mondiale et multipartite (multi-acteurs) de ces nouvelles plateformes publiques. Si un grand nombre de grandes entreprises de plateformes et de Big Tech sont théoriquement basées aux États-Unis, leurs utilisateurs se trouvent dans le monde entier. Toute proposition visant à démocratiser la propriété des plateformes et des données doit tenir compte de cette dynamique mondiale et développer des moyens permettant aux gens du monde entier (et pas seulement aux États-Unis et au Royaume-Uni) de participer aux décisions relatives à la propriété et à la gouvernance.
En plus de la propriété publique des grandes entreprises de plateformes, il existe un certain nombre d’autres solutions politiques qui devraient être déployées pour faire face aux monopoles de plateformes et s’éloigner du capitalisme de surveillance. Par exemple, un nouvel ensemble puissant de droits syndicaux et du travail, tel que celui proposé par la loi PRO (Protecting the Right to Organize Act of 2019, adoptée par la Chambre des représentants le 2 juin 2020), devrait être intégré dans les structures d’organisation et de gestion de toute nouvelle plateforme publique ou coopérative (et devrait être promulgué indépendamment des éventuels changements de propriété).
Les agences publiques existantes et nouvelles, à différentes échelles, devraient se consacrer à l’incubation et au soutien du développement et de la prolifération de nouvelles plateformes coopératives, à but non lucratif et proposant des alternatives en termes de données. Le financement de ces alternatives de propriété pourrait être facilité par des dépenses fédérales directes et par la mise en place d’un réseau de banques publiques locales et régionales.
Une nouvelle autorité de régulation multipartite devrait être créée, chargée d’établir et de faire respecter démocratiquement les normes relatives à la collecte de données et à l’expression, en retirant ces décisions des mains des patrons, des entreprises et des technocrates de l’État. Et lorsque des données sont collectées, elles devraient être conservées dans un nouveau réseau de «fiducies de données» publiques qui permettent aux résidents et aux communautés d’accéder aux données et d’exercer un contrôle démocratique sur celles-ci afin qu’elles puissent améliorer leur vie et ne pas être utilisées à mauvais escient à des fins propres au capitalisme de surveillance et au contrôle social.
Enfin, alors que nous sommes confrontés à la perspective rapidement émergente de voir le système monétaire lui-même capté par des capitalistes de plateformes comme le projet de cryptomonnaie de Facebook, récemment rebaptisé Diem, une banque centrale de monnaie numérique (CBDC-Central Bank Digital Currency) et un système bancaire postal reliés devraient être mis en place pour moderniser l’infrastructure de paiement, tout en assurant la préservation de la confidentialité des données financières inhérente à l’argent liquide papier-monnaie.
Socialisme technologique ou barbarie
Aucune de ces propositions n’est une panacée, et toutes doivent être explorées et définies plus avant. De plus, comme l’a déclaré l’économiste et ancien politicien britannique Stuart Holland dans les années 1970, elles ne permettront pas à elles seules d’atteindre l’objectif socialiste d’abolition complète du capitalisme du secteur privé, mais elles pourraient créer une «réaction en chaîne» qui ferait radicalement et définitivement basculer l’équilibre du pouvoir économique, politique et social.
C’est essentiel car avec les monopoles de plateformes et les sociétés de haute technologie qui sont sur le point de dominer les sommets de notre économie pour les décennies à venir, les décisions que nous prenons aujourd’hui s’inscriront dans un avenir. Il nous appartient de décider si cet avenir sera défini par un capitalisme de surveillance de plus en plus envahissant ou par une alternative plus équitable, démocratique et écologiquement durable.
Le défi consiste à libérer le potentiel des plateformes et des données de la logique de la concentration de la propriété des entreprises qui façonne actuellement leur fonctionnement. Cela nécessitera un nouveau programme ambitieux qui puisse réimaginer la manière dont les plateformes et les données qu’elles – et nous – génèrent seront détenues, gouvernées et contrôlées. (Article publié sur le site Jacobin le 21 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Thomas M. Hanna est directeur de recherche à la Democracy Collaborative et l’auteur de Our Common Wealth: The Return of Public Ownership in the United States. (Manchester University Press, septembre 2018).
Michael Brennan est chercheur à la Democracy Collaborative.
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[1] L’effet de réseau est le phénomène par lequel l’utilité réelle d’une technique ou d’un produit dépend de la quantité de ses utilisateurs. Un effet de réseau est donc un mécanisme d’externalité économique. (Réd.)
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