Turquie. Kurdistan: «le fantôme de la guerre civile prend corps»

L'armée à Diyarbakir pour assurer le couvre-feu, après l'intervention   de la police le 6 octobre
L’armée à Diyarbakir pour assurer le couvre-feu, après l’intervention de la police le 6 octobre

Par Louis Imbert

On a entendu rugir des chasseurs dans le ciel de Diyarbakir, la «capitale» kurde de Turquie, mardi 14 octobre au matin, puis de nouveau dans l’après-midi. La veille, des F-16 et des F-4 avaient décollé d’un important aérodrome militaire proche de la ville, et de la base de Malatya, pour bombarder une position du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans la province d’Hakkari, frontalière de l’Irak, selon le quotidien turc Hurriyet. Il s’agit des premières frappes aériennes depuis le début des pourparlers de paix ouverts, voici deux ans, entre le PKK et le gouvernement turc, après trente ans d’une guerre insurrectionnelle qui a fait 40’000 morts. Difficile de faire entorse plus bruyamment à un cessez-le-feu. Et difficile de choisir pire moment, quand partout, dans Diyarbakir, on accuse l’armée turque d’aider l’«Etat islamique» (EI) à assiéger la ville syrienne de Kobané, en fermant la frontière aux combattants kurdes qui la défendent. [Voir sur ce site les articles publiés en date du 4 et 10 octobre 2014. Pour John Kerry, Kobané et sa population n’entrent pas dans l’objectif stratégique politico-militaire des Etats-Unis. Trouver un accord avec le pouvoir turc (utilisation de ses bases, engagement ciblé de ses forces armées) passe bien avant. Et Recep Tayyip Erdogan ne veut surtout pas une zone kurde en Syrie et Irak, relativement liée et autonome. Toutefois, il semble que la résistance des combattants kurdes à Kobané et des interventions aériennes contre les forces de l’Etat islamique aient donné un peu d’oxygène aux résistants de Kobané, au cours des dernières 24 heures]

Frappes turques contre le PKK

A l’annonce des frappes, le bras politique du PKK (le DBP, Parti démocratique des régions) n’a pas eu d’autre choix que de convoquer une manifestation, l’après-midi même du 14 octobre. Non autorisée, elle paraissait organisée à regret, alors que le gouvernement d’Ankara annonce de sévères mesures antiémeute pour l’est du pays et Diyarbakir.

Le matin, on avait vu des policiers en civil tourner dans les bureaux du HDP. Ils prévenaient que ceux qui marcheraient en cortège vers le centre-ville feraient bien de ne pas être trop nombreux. Au final, ils occupaient à peine un trottoir. Rassemblés devant le siège du Congrès pour une société démocratique (DTK), un conseil politique consultatif, plusieurs centaines de manifestants se sont dispersés dès que le dernier orateur a posé son micro. «Ici, vous voyez, c’est encore la paix, dit Saleh Coskum, architecte employé par la mairie. Mais Kobané, c’est aussi chez nous, ce sont nos frères, et là-bas, c’est déjà la guerre. Comment pourrions-nous encore négocier?»

Ces jours-ci, il semble que toute la ville regarde le fantôme de la guerre civile prendre corps, heure après heure. On le voit roder sur les écrans de télévision, qui transmettent l’offensive de l’Etat islamique contre les frères kurdes de Syrie, de l’autre côté de la frontière. On le devine en apprenant qu’un vendeur de journaux kurde, Kadri Bagdu, 46 ans, a été tué par deux hommes à moto, de cinq balles, lundi à Seyhan, dans la région [1]. On le craint en voyant s’activer plus que de coutume, dans les rues du centre, les véhicules antiémeute Scorpion [de construction française ; Renault Trucks Defense] et TOMA [véhicule monté d’un canon à eau dit anti-émeute] de la police.

La semaine dernière, des émeutes provoquées par le drame de Kobané ont fait au moins dix morts à Diyarbakir et plus de trente victimes en pays kurde. Ibrahim, 30 ans, professeur des écoles, était parti, le 6 octobre, voir la bataille, à la frontière [Turquie-Syrie], craignant la chute définitive de la cité. Il est rentré le lendemain pour trouver le centre de Diyarbakir déserté. «Les rues étaient vides. La police avait peur de nous. On sentait l’air de la liberté. Ça ne s’oublie pas… Aujourd’hui, nous suivons les appels au calme du HDP. Mais, un jour, ceux de ma génération et les plus jeunes, nous n’écouterons plus rien. »

Dans son bureau, fenêtres closes, le président du DTK, Hatip Dicle, temporise. Les chasseurs qui ont bombardé la guérilla kurde à l’est du pays? Reste à comprendre, dit-il, le sens de ces bombardements. Le PKK a annoncé qu’il rapatriait déjà des combattants d’Irak en Turquie. Pour justifier les frappes, le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, a fait valoir que les combattants kurdes «harcelaient» de leur feu un poste militaire turc. Hatip Dicle dit n’en rien savoir.

M. Dicle vient de passer cinq ans en prison pour avoir fait l’apologie d’une organisation terroriste (le PKK), après dix autres années entre 1994 et 2004. Il a été libéré au mois de juin 2014. Il sourit en évoquant les nombreux commerces qui ont ouvert entre-temps dans sa ville, les cafés, les rues qui vivent grâce à la paix. Même si Diyarbakir a des allures de caserne et reste pauvre au regard de la moyenne du pays. Alors, lorsqu’il évoque les négociations moribondes, Hatip Dicle pèse ses mots. «Nous ne voulons pas raviver la guerre. Je ne veux pas croire que nous puissions revenir aux années 1990», période terrible du conflit. Et pourtant. «J’ai consacré trente ans de ma vie à ce combat. Si la Turquie ne nous laisse pas d’autre choix que la guerre, ce sera la guerre.» (Le Monde, daté du 16 octobre 2014)

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[1] Selon le Réseau d’informations libres sur la Mésopotamie : «Un distributeur de journaux kurdes, Kadri Bagdu, a été assassiné le 14 octobre à Seyhan, dans la région d’Adana. Reporters sans frontières (RSF) a condamné fermement cet assassinat qui ravive le souvenir des années noires en Turquie.

Lieu de l'assassinat du vendeur de journaux à Seyhan
Lieu de l’assassinat du vendeur de journaux à Seyhan

«L’assassinat ciblé de Kadri Bagdu évoque les heures les plus sombres de la récente histoire turque» a déclaré l’organisation.

Le vendeur de journaux âgé de 46 ans était en train de distribuer les quotidiens kurdes Azadiya Welat et Özgür Gündem dans le quartier Sakir Pasa de Seyhan, lorsque deux individus à moto ont tiré sur lui avant de prendre la fuite. Atteint de cinq balles, dont une à la tête, il a succombé à ses blessures quelques heures plus tard.

Employé de la société de presse Firat, Kadri Bagdu travaillait depuis 17 ans dans ce secteur. L’organisation rappelle que cet assassinat intervient au terme d’une semaine marquée par les émeutes les plus violentes depuis 30 ans en Turquie.

«Nous adressons nos sincères condoléances aux proches et aux collègues de Kadri Bagdu», déclare Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières. «Une enquête complète et impartiale doit être diligentée pour identifier au plus vite les tireurs et leurs éventuels commanditaires. Nous en appelons aux autorités et à toutes les parties prenantes pour enrayer la montée des tensions et éviter qu’à cet assassinat ciblé ne succède une nouvelle spirale de violence.»

[La politique brutale et liberticide de l’AKP [Parti pour la Justice et le Développement] a déclenché le 6 octobre 2014, une mobilisation d’ampleur des Kurdes en Turquie. En une semaine quelque 40 personnes ont été tuées. Des dizaines de journalistes et de diffuseur de la presse kurde ont été tués depuis les années 1990.]

Selon la Plateforme de soutien aux journalistes emprisonnés (TGDP), 23 journalistes, dont 3 rédacteurs en chef et directeurs, étaient toujours derrière les barreaux en juillet 2014.» (Publié le 14 octobre 2014)

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