Syrie. Un pouvoir qui s’appuie sur «les réseaux personnels du clan dirigeant»

Par Thomas Pierret

Dans des propos accordés récemment aux médias français, le président syrien Bachar al-Assad a déclaré que «tout», y compris sa propre position, était sur la table de discussion en vue d’une conférence de paix à venir que la Russie espère convoquer à Astana, au Kazakhstan.

Une analyse superficielle de cette affirmation pourrait amener certains observateurs à conclure qu’Assad est finalement prêt à faire des compromis. En réalité, toutefois, l’histoire du régime syrien laisse entendre que son dirigeant actuel sera probablement moins disposé que jamais à faire un véritable pas vers une formule politique plus inclusive pour le pays – pas plus qu’il n’en est capable.

En effet, la combinaison actuelle de la baisse des pressions externes et internes sur le régime d’une part et de son grave déficit de légitimité d’autre part constitue le pire contexte possible pour des réformes politiques.

Prêt à partager le pouvoir?

Même si la délégation du gouvernement syrien à Astana devait se montrer fidèle à la promesse d’Assad de discuter de «tout», il serait peu probable qu’elle accepte finalement des concessions importantes sur quoi que ce soit.

La première raison de s’attendre à une telle intransigeance est précisément le ton quelque peu détendu des propos accordés par Assad aux journalistes français. Pour le président syrien, discuter de ce qui était autrefois un tabou dans la politique syrienne est devenu d’autant moins problématique que la dynamique récente sur le champ de bataille et ses conséquences sur les alignements régionaux l’ont soulagé, de même que ses alliés, de toute pression réelle en vue d’un compromis.

Avec la reconquête d’Alep et l’élimination régulière de poches rebelles autour de Damas, et avec l’abandon par la Turquie de ses ambitions de changement de régime en Syrie, Assad voit à juste titre qu’une solution politique n’est plus nécessaire pour sauver son régime – la solution militaire a bien fonctionné en ce sens.

Même en l’absence d’une quelconque pression immédiate sur le régime, les optimistes prétendent que ses alliés, en particulier la Russie, pourraient considérer que des mesures d’inclusion politique sont nécessaires pour stabiliser le pays sur le long terme.

Or le problème est que l’architecture du pouvoir syrienne ne s’appuie pas sur des institutions, mais sur les réseaux personnels du clan dirigeant. Par conséquent, tout affaiblissement de ces réseaux mettrait en péril la survie du régime, ce qui signifie que même si Moscou était disposé à faire respecter des formes même peu ambitieuses de partage du pouvoir par son protégé à Damas, ce dernier lui résisterait farouchement.

Trop fragile pour une démocratisation de façade

Il ne faut pas oublier qu’au cours de ses quatre décennies de règne avant 2011, la dynastie Assad ne s’est jamais sentie suffisamment en sécurité pour expérimenter le type de démocratisation de façade observé à partir des années 1980 dans d’autres républiques arabes autoritaires comme l’Egypte, la Tunisie et le Yémen.

Afin de peupler leur parlement de loyalistes, les Assad ne considéraient pas qu’il suffisait de s’appuyer simplement sur des lois électorales biaisées, la corruption et le truquage des scrutins: au moins deux tiers des membres de l’Assemblée du peuple devaient être officiellement nommés. La proportion et la nature réelles des députés «indépendants», c’est-à-dire élus, étaient fonction du niveau de confiance en soi du régime.

En 1973, lorsque la légitimité de Hafez al-Assad fut renforcée par son abandon de la politique de ses prédécesseurs, les véritables opposants, y compris les sympathisants des Frères musulmans, furent autorisés à concourir et même à remporter une poignée des 33% de sièges réservés aux élus.

En 1981, toutefois, lorsqu’Assad père était sur le point de remporter une victoire sanglante contre l’insurrection islamiste, les élections prirent une tournure grotesque, même d’un point de vue local, puisqu’aucun député indépendant ne parvint à entrer à l’Assemblée du peuple. En 1986, soit quatre ans après le massacre de Hama qui mit fin à l’insurrection, les élus n’obtinrent que 18% des sièges. Les députés indépendants durent attendre les élections de 1990 pour retrouver leur part du parlement d’avant 1981, soit un tiers des sièges.

Une pénurie de légitimité

Ces épisodes portent des enseignements importants pour la forme que les choses prendront en Syrie. Pour les régimes autoritaires, l’inclusion d’opposants à travers une concurrence électorale limitée nécessite un niveau de légitimité relativement élevé pour éviter un contrecoup dans les sondages.

En d’autres termes, une relégitimation à travers des élections ne fonctionne que lorsque la légitimité du dirigeant en place est déjà élevée. Or le régime d’Assad a connu une pénurie de légitimité après les massacres des années 1980, d’où la décision de restreindre même les formes symboliques de concurrence électorale. La situation est sans doute comparable aujourd’hui, à la suite d’une campagne de contre-insurrection dont la brutalité éclipse celle du début des années 1980.

A coup sûr, Assad a toujours eu de fervents partisans à l’intérieur du pays, et les récents visiteurs occidentaux à Damas et Alep ont décrit des sentiments pro-régime répandus parmi la population. Indépendamment de la sincérité discutable de tels sentiments, ils ne témoignent pas d’une forme de légitimité qui se traduirait automatiquement en gains électoraux.

Beaucoup de Syriens qui soutiennent sincèrement une victoire du régime aujourd’hui le font parce qu’à la suite des interventions iranienne et russe, ils voient de plus en plus que le choix ne s’effectue pas entre Assad et une quelconque opposition, mais entre Assad et la poursuite sans fin d’une guerre futile.

Ce genre de «soutien» est donc une conséquence plutôt qu’une cause de la puissance militaire du régime, tandis que ce qu’il reflète est une préférence pour toute forme de stabilité par rapport au chaos plutôt qu’une préférence pour Assad par rapport à ses adversaires. Ceci a des conséquences cruciales pour les perspectives de réformes politiques, dans la mesure où la cote d’approbation qui serait mesurée lors des élections serait d’une tout autre nature.

Un pari improbable

Beaucoup de ceux qui veulent la stabilité à tout prix voient toujours le régime comme le premier responsable du bain de sang actuel. D’innombrables «consenteurs» ont vu des proches être tués, mutilés, torturés, violés ou déplacés par les forces loyalistes. Par conséquent, si on leur donnait l’occasion d’accorder des pouvoirs à des personnalités politiques plus décentes que les dirigeants actuels (c’est-à-dire pratiquement n’importe qui) par le biais d’élections, un grand nombre de ces Syriens «gris» la saisiraient probablement.

Wael Melhem lors de son intervention «critique» le 1er novembre 2016. Il soulignait que les soldats de l’armée étaient moins bien traités (nourriture, soins, etc.) que les milices iraniennes ou du Hezbollah et que leurs familles n’étaient pas soutenues en cas de décès.

Evidemment, les élections dans les systèmes autoritaires ne sont pas seulement, voire principalement, une question d’approbation, vu qu’elles impliquent également une grande part de favoritisme. Néanmoins, les ressources du régime ont considérablement diminué alors que la Syrie est en ruine et que ce qu’il en reste va avant tout aux circonscriptions loyalistes centrales qui ont supporté le poids de l’effort de guerre. Le ressentiment face à un tel favoritisme existe même auprès des cercles autrement favorables au régime, comme cela a été illustré il y a quelques jours au parlement lorsque le député Wael Melhem a dénoncé le traitement préférentiel accordé aux milices auxiliaires par rapport à l’armée régulière.

La dissidence d’initiés dans un contexte de contre-insurrection victorieuse comporte également un précédent historique en Syrie: en 1984 – deux ans après Hama –, Hafez al-Assad fit face au plus sérieux défi interne imposé à son règne, à savoir une tentative de coup d’Etat de son frère Rifaat [exilé par la suite].

Dans ce contexte, les critiques sans précédent lancées en novembre dernier par le lieutenant-général du service de renseignement de l’armée de l’air Jamil Hassan [1] contre la gestion «tendre» par Bachar al-Assad de la phase initiale [2011] de la crise actuelle ne sont peut-être pas surprenantes. En tout cas, cela renforce encore davantage l’impression que dans le contexte actuel, même des réformes politiques cosmétiques constitueraient un pari que les dirigeants syriens ne tenteront probablement pas. (Texte publié par MEE le 13 janvier 2017)

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[1] Cette critique «implicite» qui a été faite sur le site russe Sputnik le 1er novembre indique que la répression massive de Hama – ou même celle de Tiananmen – avait «stabilisé» la situation rapidement. Toutefois, Jamil Hassan, âgé de 63 ans et en poste depuis 2009, ne s’est pas aventuré à désigner de manière explicite Bachar al-Assad. Y compris dans les cercles restreints du clan dictatorial la précaution est de mise. (Rédaction A l’Encontre)

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Thomas Pierret enseigne à l’Université d’Edimbourg. Il a publié, entre autres, Baas et Islam en Syrie, PUF 2011; et (avec Amin Allal) au Cœur des révoltes arabes, Armand Colin, 2013.

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