Par Benjamin Barthe et Allan Kaval (avec Madjid Zerrouky,
à Paris)
Les drapeaux noirs ont été décrochés. Ce sont des étendards jaunes et verts, aux couleurs des Forces démocratiques syriennes (FDS) et des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes, qui flottent désormais aux carrefours de Rakka. Ou ce qu’il en reste: un champ de ruines, une ville anéantie après quatre ans d’occupation de l’organisation Etat islamique (EI). Mardi 17 octobre, la coalition arabo-kurde qui menait l’assaut contre l’ancienne «capitale» syrienne du «califat» de l’EI a annoncé avoir «chassé définitivement» les djihadistes de la ville.
Il aura fallu cinq mois de combats, plusieurs milliers de frappes aériennes de la coalition internationales qui soutient les forces arabo-kurdes, et des corps-à-corps meurtriers dans les rues et les habitations pour venir à bout de l’EI. La bataille, l’une des plus violentes qu’a connue la Syrie en guerre, a fait 3000 morts, dont plus d’un millier de civils.
La prise du pouvoir
C’est au mois de mai 2013 que les hommes au drapeau noir font leur première apparition à Rakka. Ils se revendiquent de «l’Etat islamique en Irak et au Levant» (EIIL), surnommé Daech par les Syriens, qui fait alors tache d’huile dans les territoires «libérés» du nord de la Syrie.
Il s’agit d’une excroissance de l’Etat islamique en Irak, un groupe djihadiste fondé en 2007, durant le djihad antiaméricain et dirigé par l’Irakien Abou Bakr Al-Baghdadi. Les nouveaux venus se distinguent d’emblée par leur cruauté et leur sectarisme: le 14 mai, trois habitants alaouites sont exécutés sur la place de l’Horloge, l’un des lieux emblématiques de la ville, pour de vagues accusations d’espionnage.
Le rond-point avait hébergé plusieurs manifestations dans les premiers mois de la révolte anti-Assad. Province agricole, frappée de plein fouet par la sécheresse de la fin des années 2000 et les réformes libérales de Bachar Al-Assad, la région de Rakka semblait destinée à basculer très vite dans le camp des insurgés.
Mais la violence de la répression et les nombreux relais du régime parmi les tribus, très puissantes dans cette région, freinent la mobilisation. Les rassemblements de protestation n’attirent pas des foules comme à Homs, Hama ou dans la banlieue de Damas. La ville paraît sous contrôle, au point qu’en novembre 2011, le président Assad vient y célébrer l’Aïd Al-Adha, lors de l’un de ses très rares déplacements en province depuis le début de la révolte.
Comme à Alep, c’est de l’extérieur de la ville que la révolution arrive. Début mars 2013, une coalition de milices rebelles s’engouffre dans Rakka, et après quelques heures de combats, en déloge les forces gouvernementales. Le sentiment de tranquillité des autorités locales s’est retourné contre elles. Le gouverneur et le chef local du parti Baas, qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir, sont faits prisonniers.
Les vainqueurs ont un profil islamiste marqué. Quelques brigades estampillées Armée syrienne libre (ASL), la branche dite modérée de l’insurrection, ont participé à l’attaque. Mais le gros des assaillants provient du groupe Ahrar Al-Cham et du Front Al-Nosra, deux formations fondamentalistes. La seconde se présente même comme la branche syrienne d’Al-Qaida, ce qui fait d’elle une rivale de l’EIIL, mouvement dissident de l’organisation d’Oussama Ben Laden.
Bien qu’arrivé deux mois après la prise de la ville, l’EIIL s’impose rapidement comme la force dominante. Ses hommes s’emparent symboliquement du luxueux palais du gouverneur, où ils établissent leur quartier général. Ils font main basse sur les administrations et les services publics. Les révolutionnaires civils, comme ceux du mouvement Haqquna («Notre droit»), qui espéraient prendre les manettes de la ville, sont mis sur la touche, arrêtés ou supprimés. Des journalistes étrangers sont kidnappés, le père jésuite Paolo Dall’Oglio, venu effectuer une médiation, enlevé. Deux églises sont profanées, les croix de leur clocher arrachées et remplacées par des drapeaux noirs frappés de la chahada, la profession de foi musulmane.
Au mois d’août, décision éloquente: le groupe djihadiste se retire du siège de la base de la 17e division, l’un des derniers bastions du régime Assad dans la province de Rakka. Plutôt que de combattre l’armée régulière, l’EIIL préfère cimenter son assise locale et développer son propre appareil administratif. Une stratégie d’ancrage territorial en rupture avec le fonctionnement hors sol de la nébuleuse Al-Qaida.
Fascinés ou tétanisés par cette ambition hégémonique et la brutalité sans nom qui l’accompagne, des combattants rivaux font allégeance à l’EIIL. D’autres décident de se rebeller contre ce tyran en devenir. En janvier 2014, les positions de l’EIIL dans tout le nord de la Syrie sont attaquées. L’offensive réussit à Idlib et Alep, mais échoue à Rakka. Les derniers éléments de l’ASL, d’Ahrar Al-Cham et du Front Al-Nosra encore présents en ville sont écrasés ou prennent la fuite.
«Daech» est désormais le maître absolu de la cité des bords de l’Euphrate. Qui devient, six mois plus tard, la capitale de «l’Etat islamique» (EI) en Syrie après que les djihadistes se sont emparés de Mossoul, en Irak, et qu’Abou Bakr Al-Baghdadi a proclamé la restauration du califat en juin 2014.
Une mafia obscurantiste et totalitaire se met en place. Avec ses juges, ses policiers, ses indics, tous obnubilés par la mise en coupe réglée de la ville. Des caméras sont installées dans les sites stratégiques. La nouvelle étiquette djihadiste impose le port du niqab (voile intégral) aux femmes, et celui de la barbe, de la djellaba et du charwal (pantalon bouffant) aux hommes. Le tabac, la musique et l’usage d’Internet à domicile sont prohibés.
Les contrevenants sont fouettés en place publique. La moindre personne soupçonnée d’espionnage, à tort ou à raison, est décapitée ou crucifiée. Des homosexuels sont jetés du haut d’un immeuble. Les cadavres sont exhibés sur la place de l’Horloge et le carrefour Al-Naïm («paradis» en arabe), rebaptisé «carrefour de l’enfer» par les habitants. Développer des services publics dignes d’un Etat n’intéresse pas l’EI. Beaucoup de quartiers sont privés d’eau et d’électricité. Les écoles ne fonctionnent quasiment pas. Al-Baghdadi et ses nervis ne règnent que par et pour la terreur. Grâce à une habile propagande, des milliers d’aspirants djihadistes affluent du monde entier, transitant par la Turquie voisine.
La fabrique de la terreur
Le 19 août 2014, Rakka devient le centre de l’attention planétaire. Dans une vidéo téléchargée sur Internet, tournée sur une petite colline pelée du sud de la ville, le Britannique Mohammed Emwazi, dit «Jihadi John», bourreau et geôlier de l’EI, défie les gouvernements occidentaux un couteau à la main. A ses pieds, agenouillé et vêtu d’une combinaison orange à la manière des prisonniers du camp de détention américain de Guantanamo: James Foley, un journaliste américain. Que Mohammed Emwazi assassine. Une vingtaine d’étrangers, occidentaux (dont quatre Français) et asiatiques, ont été détenus à un moment ou un autre à Rakka.
Après l’assassinat de Foley, que les forces spéciales américaines avaient échoué à faire libérer lors d’une opération dans les environs de la ville, en juillet 2014, Steven Sotloff, journaliste américain lui aussi, David Haines, Alan Henning puis Peter Kassig, deux travailleurs humanitaires britanniques et un américain, et enfin le journaliste japonais Kenji Goto seront égorgés par le bourreau de l’EI. Mohammed Emwazi sera tué en novembre 2015 par une frappe américaine.
D’autres étrangers, des milliers, séjournent dans la ville, cette fois de leur plein gré: des volontaires djihadistes. Certains y passent un week-end ou une semaine, d’autres s’installent à demeure. On y voit des Français ouvrir des restaurants. Les Caucasiens ont, eux, la nostalgie des supérettes de leur terre natale. Ils inaugurent leur propre magasin Univermag, une enseigne d’épicerie russe, en plus d’une école pour leurs enfants.
Les couples et les familles occupent les appartements et les maisons laissés vides par la petite bourgeoisie et la classe moyenne syriennes qui ont fui la ville; les femmes célibataires sont «placées» dans des madhafas, des pensions féminines, en attendant qu’on leur trouve un mari; les jeunes dans des guest-houses et des camps d’entraînement, premières cibles des frappes de la coalition internationale, qui se met en place dès septembre 2014.
Sous la houlette du Syrien Abou Mohammed Al-Adnani, le porte-parole de l’EI, les emniyin (les hommes des services de sécurité de l’EI), outre leur fonction de contrôle intérieur, mettent en place une véritable fabrique de la terreur en préparant et planifiant des attentats à l’extérieur du «califat». Des attentats sont menés en Turquie et en Tunisie, en Belgique et en France. Parmi les djihadistes francophones qui résident à Rakka, figurent les cerveaux et parfois les acteurs de certaines de ces attaques.
A commencer par le djihadiste belge Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur des attentats de Paris du 13 novembre 2015, tué à Saint-Denis cinq jours plus tard. L’homme a mis en place une filière empruntant la «route des migrants» après l’avoir lui-même «testée». Dix membres de la cellule à l’origine des attaques de Paris et de Bruxelles, en mars 2016, ont ainsi transité de Syrie vers l’Europe, en se fondant dans le flux de réfugiés. A Rakka, il chapeaute un camp d’entraînement où passent bon nombre de djihadistes, qui seront mis en cause dans des tentatives d’attaques en Europe.
Tué en novembre 2016, Boubakar al-Hakim, issu de la filière des Buttes-Chaumont, une des premières filières djihadistes françaises et dont l’ombre plane sur plusieurs attentats commis en France et en Tunisie, aimait fréquenter un petit restaurant situé en face du tribunal de Rakka. Un établissement tenu par Nicolas Moreau, condamné en janvier à dix ans de prison par le tribunal correctionnel de Paris. Lequel confiera aux enquêteurs y avoir servi ou croisé Abaaoud ou encore Samy Amimour, l’un des kamikazes du Bataclan.
L’on croise aussi, dans cette nébuleuse, Ahmad Alkhald, alias Yassine Noure, alias Mohammed Nawar Mohammed, l’artificier en chef des attentats de Paris et Bruxelles. Il est le seul à avoir regagné la Syrie à l’hiver 2015. A Rakka, il testait ses explosifs du côté de la gare, contre les rails et les éclisses ferroviaires. La liste n’est pas exhaustive: Rakka revient dans des milliers de pages de rapports d’enquêtes et de dossiers judiciaires en Europe. En octobre 2017, la présence d’Abdelillah Himich, dit Abou Souleiman Al-Faransi, un ancien légionnaire que les Américains désignaient en 2016 comme le planificateur des attaques en Europe, était signalée en ville.
Traquée par les services de renseignement et les forces aériennes occidentales, la légion des «étrangers de l’EI» va surtout être décimée, comme le reste de l’organisation en Syrie, par un ennemi mortel et revanchard : les Kurdes de Syrie, en particulier les forces du Parti de l’union démocratique (PYD).
La libération
En janvier 2015, les forces kurdes ont repoussé, au prix de combats héroïques et avec l’aide des avions de la coalition international, l’assaut féroce et prolongé des djihadistes sur leur enclave de Kobané, adossée à la frontière turque. Dès lors, les forces kurdes du PYD vont devenir l’allié exclusif de la coalition dans la guerre contre l’EI au nord de la Syrie. Elles enchaînent les victoires contre les djihadistes le long de la frontière turque et progressent vers le sud. A mesure que leur territoire s’agrandit, leur coopération avec la coalition menée par Washington se renforce et dès février 2016, il est décidé que les forces kurdes mèneront l’offensive de Rakka avec leurs alliés arabes au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS) et l’aide discrète de forces spéciales, américaines, britanniques et françaises.
Si la majorité des troupes sont kurdes, les FDS rassemblent des miliciens issus de la rébellion anti-Assad, des milices locales tribales ainsi que d’autres combattants arabes syriens, entraînés dans la précipitation dans les mois précédant l’offensive. Malgré son apparente hétérogénéité, l’alliance est structurée par un noyau dur kurde – tant politique que militaire – qui assure une chaîne de commandement centralisée tout en sauvant les apparences. La libération de Rakka ne doit pas être perçue comme une conquête kurde, du fait de l’identité arabe de la ville. De fait, l’encadrement politique kurde en Syrie a noué des relations solides avec des notables et des dignitaires tribaux locaux qui relaient son autorité dans les zones arabes passées sous son contrôle. C’est ce modèle, déjà expérimenté à Manbij, reprise par les FDS à l’été 2016, que le leadership kurde entend appliquer à la capitale syrienne du «califat».
«L’ancien conseil de Rakka, hérité de la révolution syrienne, est exclu»
Les tractations politiques progressent de pair avec les préparatifs militaires. Les cadres politiques kurdes se sont attaché la loyauté de personnalités locales pour mettre sur pied un embryon de Conseil local appelé à gouverner Rakka après sa libération. Le retour de l’ancien conseil de Rakka, hérité de la révolution syrienne, est exclu. Exilé à Sanliurfa, dans le sud de la Turquie, il est considéré par l’encadrement kurde comme un pion d’Ankara. Bien qu’enraciné dans le conflit syrien, le PYD est en effet issu du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation militaire et politique qui mène une guérilla contre l’Etat turc depuis 1984 et a pris le contrôle des enclaves kurdes de Syrie au début de la guerre civile. La prédominance du PYD au sein des FDS et leur rôle programmé dans la bataille de Rakka suscite la colère de la Turquie, mais les militaires américains ignorent les plans de bataille alternatifs proposés par Ankara.
En novembre 2016, une longue campagne militaire visant à isoler Rakka commence. Elle est baptisée «Colère de l’Euphrate». Les FDS parviennent aux abords de la ville au printemps suivant. Début juin, les combattants kurdes et leurs alliés arabes entrent dans les faubourgs de Rakka. Armés et équipés en véhicules blindés par la coalition, ils bénéficient d’une couverture aérienne constante. Ils sont même appuyés au sol par une unité d’artillerie des marines américains ainsi que par des éléments des forces spéciales britanniques et françaises. Dans les rues de la Rakka, les djihadistes, encerclés à partir du mois de juillet, évitent le combat frontal et retardent la progression de leurs adversaires en déployant les tactiques de guérilla urbaine qu’ils ont éprouvées en Syrie et en Irak au cours de trois années de guerre.
La progression est lente. La ville est truffée de pièges explosifs et de tunnels qui permettent aux combattants de l’EI de mener des attaques surprises et de se replier. Les FDS font face à des tireurs de précision déployés dans des zones habitées et des voitures piégées lancées par les djihadistes. C’est grâce à d’intenses frappes aériennes et à des tirs d’artillerie nourris que, quartier par quartier, ils avancent vers le centre-ville, au prix de destructions et de pertes humaines massives. Pour tuer quelques djihadistes postés sur des toits, des immeubles entiers sont abattus, leurs habitants ensevelis sous les décombres. La ville se transforme en vaste champ de ruines. L’Observatoire syrien des droits de l’homme estime à 1130 le nombre de civils tués en quatre mois de bataille, et selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, les déplacés originaires de Rakka sont au nombre de 270 000.
Ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu fuir font face aux rigueurs d’un siège étouffant. Ils manquent d’eau, de nourriture, de médicaments et les communications avec l’extérieur sont coupées. Début octobre, au milieu d’une ville dévastée, les derniers carrés des combattants de l’EI tiennent encore une poignée de positions. Les djihadistes, dont des combattants étrangers, sont retranchés dans l’hôpital et le stade, encerclés par les FDS qui acceptent de négocier la reddition d’une partie d’entre eux. Ceux-ci sont évacués avec des centaines de civils, le 15 octobre. La reprise totale est annoncée quarante-huit heures plus tard. Libérée mais détruite et vidée de ses habitants, Rakka se trouve désormais au milieu du nouveau rapport de force créé par la chute de l’EI en Syrie et en Irak. L’Etat syrien, qui revendique toujours le contrôle de l’ensemble de son territoire, n’est pas loin. L’éphémère capitale syrienne du califat de l’Etat islamique n’en a pas fini avec la guerre. (Article paru dans Le Monde daté du 19 octobre 2017)
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Les forces gouvernementales syriennes avancent au sud-est de la ville
Au sud-est de Rakka, sur la rive opposée de l’Euphrate, les forces gouvernementales syriennes ont annoncé, par l’agence officielle SANA, avoir progressé dans la région de Deir ez-Zor, mardi 17 octobre, et libéré trois villages. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), les forces pro-Damas se sont rendues maîtresses de tout le territoire entre Deir ez-Zor et la ville d’Al-Mayadin, dans une région proche de la frontière irakienne, qui constitue le dernier repli de l’EI en Syrie. Les loyalistes ont bénéficié d’un important appui aérien russe. Selon l’OSDH, Damas contrôle plus de 90% de la ville de Deir ez-Zor, où une offensive est en cours pour reprendre les quartiers encore aux mains des djihadistes. (Le Monde)
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