Syrie. Le bombardement électoral fixé au 3 juin

A picture of Syrian President Bashar al-Assad is seen at a shop in DamascusPar Ignace Leverrier

Le résultat de l’élection présidentielle qui se déroulera en Syrie le 3 juin 2014 est déjà connu. En dépit du bilan plus que calamiteux de la deuxième partie de son second mandat qui a débuté en 2007 – des millions de Syriens contraints de fuir leurs maisons et parfois leur pays, plusieurs centaines de milliers de morts ou de blessés, des dizaines de milliers de détenus et de disparus, une économie en ruine et une grande partie de son appareil industriel détruit, une société plus divisée que jamais… – Bachar al-Assad sera réélu.

S’il daigne faire campagne, il mettra en avant les slogans qu’il se plaît à ressasser alors qu’ils ne convainquent plus guère que deux catégories de personnes: ses adorateurs inconditionnels, les menhebbakjis, qui ont montré que leur amour exclusif pour le chef de l’Etat, résumé dans la formule «Bachar ou nous brûlons le pays», pouvait les conduire aux pires atrocités; et ceux qui, méprisant les aspirations à la liberté et à la dignité qui ont jeté les Syriens dans les rues en mars 201, contribuent en Occident à accréditer l’idée que l’héritier de Hafez al-Assad reste un réformateur, un promoteur de la laïcité, un protecteur des minorités, un ennemi du terrorisme, un rempart contre le djihadisme, bref un moindre mal face à une montée du radicalisme religieux en Syrie exagérée… dont le président est en réalité le premier responsable [voir à ce sujet l’article: Bachar al-Assad, le Front de Soutien, l’Etat islamique et le peuple syrien]

Puisque l’issue de la comédie, pour ne pas dire de la farce, est déjà connue, mieux vaut s’intéresser aux artifices déployés par le régime pour en dramatiser les péripéties et tenter d’en faire une pièce sérieuse. Plus que jamais, le Parti Baath ayant été dépouillé dans la nouvelle Constitution de février 2012 du titre de «parti dirigeant de l’Etat et de la société» qui lui servait de cache-misère, ce sont les Services de renseignements, seuls véritables gardiens du temple, qui sont à la manœuvre. C’est à eux que Bachar al-Assad, vedette et héros de la pièce dont les deux premiers actes – la présentation des candidatures et la sélection des candidats par l’Assemblée du Peuple – viennent de s’achever, a confié le soin de la mise en scène. Sans surprise, ils ont recours aux procédés qu’ils utilisent depuis des années pour accréditer l’idée d’une véritable compétition et pour faire en sorte que les élections législatives, comme les élections locales, offrent des dénouements conformes à leurs vœux.

Les Services sélectionnent les candidats figurants

Ils ont d’abord fait entrer en scène tous les acteurs censés prétendre à la candidature. Il s’agissait en majorité de simples figurants, des acteurs inconnus dépourvus de la moindre prétention, auxquels il n’échappait pas qu’ils ne risquaient rien à se pavaner lors du premier acte, puisqu’ils n’avaient guère de chance de franchir l’obstacle de la sélection des candidats par l’Assemblée du Peuple lors du second.

Elpresidentiellee1399532983805Ceux d’entre eux qui y parviendraient savaient à l’avance qu’ils ne seraient pas libres de faire campagne durant le troisième acte, et qu’ils ne manqueraient pas de subir une cuisante défaite à l’issue du quatrième. Mais comment auraient-ils pu résister aux pressions, plus ou moins courtoises, des hommes de l’ombre et refuser le rôle de leur vie? Il ne s’agissait évidemment que d’un rôle de figurant éphémère, mais il leur donnerait peut-être le droit de s’affubler du titre, et peut-être celui de mentionner sur leurs krout – leurs cartes de visite – leur qualité d’«ancien postulant à la candidature à la magistrature suprême».

Au terme de ce premier acte, le 1er mai dernier, ils étaient donc 24. Ce nombre considérable était nécessaire, selon les metteurs en scène, pour montrer aux sceptiques l’enthousiasme des Syriens à la perspective de s’affronter lors d’un scrutin «parfaitement libre et démocratique» et leur conviction de disposer tous de chances équivalentes.

Mais il a une autre explication: selon le colonel Mohammed Hasan al-Kana’an, capturé par un groupe de combattants sur la route menant de la capitale au sud du pays d’où il est originaire, il avait été «obligé de se porter candidat par son chef, le commandant du 1er régiment de blindés, sous la menace de voir les membres de sa famille et lui-même liquidés les uns après les autres». Selon lui, «les autres candidats avaient subi des pressions identiques».

Pour montrer également que toutes les régions du pays et l’ensemble des catégories de la population se sentaient concernées, alors même que la moitié du territoire échappe encore au contrôle de l’Etat, les scénaristes ont veillé à inclure parmi les comparses des «représentants» d’une majorité des gouvernorats: Damas, Damas campagne, Alep, Homs, Idlib, Lattaquié, Quneitra, Daraa et Deïr al-Zor. Ils ont aussi sélectionné une femme, Sawsan Haddad, deux selon Al-Quds al-Arabi, dont la présence à ce stade de la pièce constituait la preuve que, dans la Syrie de Bachar al-Assad, les femmes avaient une place limitée, certes, mais réelle et, puisque l’affaire était entendue pour la présente consultation, qu’elles pourraient un jour prétendre aux responsabilités de facto réservées aux hommes dans la majorité des autres pays arabes.

Parmi les faire-valoir apparaissait aussi un chrétien, Samih Mikhaël Moussa. En stipulant dans son article 3, alinéa 1, que «la religion du président de la République est l’islam», la Constitution de 2012 ne fermait pas la porte des candidatures devant les membres des autres religions. Elle impliquait uniquement que, en cas de victoire d’un chrétien, par exemple, celui-ci devrait se convertir à la religion majoritaire en Syrie. En attendant cette improbable issue, l’entrée en lice d’un non-musulman, évidemment dépourvu de la moindre chance, avait l’avantage de montrer l’intérêt de toutes les communautés religieuses pour cette «compétition» et de les impliquer dans la fiction d’une «élection démocratique» dans laquelle chacun avait le droit de se lancer…. si ce n’est la possibilité de l’emporter.

De 24 candidats à la candidature,
«on» passe à trois «candidats»

Le deuxième acte de la comédie a été conclu, le 5 mai 2014, par la divulgation des noms des trois postulants admis à se lancer dans la bataille électorale qui s’achèvera, le 3 juin, par la réélection sans surprise de Bachar al-Assad.

Pour parvenir à ce stade, les candidats à la candidature devaient recueillir le soutien de 35 membres de l’Assemblée du Peuple qui en réunit 250, chaque député n’étant autorisé à apporter son appui qu’à un seul et unique candidat.

On imagine aisément le déchirement et l’inquiétude des «représentants du Peuple» auxquels les scénaristes ont demandé de ne pas soutenir le candidat sortant. Pour de multiples raisons, à commencer par leur sécurité personnelle et familiale, ils l’auraient tous plébiscité. Mais avec un candidat unique la pièce aurait tourné court. Elle aurait manqué de suspense et le scénario d’une élection démocratique aurait été mis à mal. La solution retenue, celle d’une compétition à trois, est donc le résultat d’un compromis entre ce plébiscite et la répartition des soutiens, mathématiquement possible, mais hautement artificielle, entre le nombre maximum théorique de sept candidats. Elle permet d’imaginer, puisque aucun décompte n’a été fourni, que le candidat sortant a sauvé l’honneur en recueillant les suffrages de plus de la moitié des députés et que ses deux concurrents se sont partagé le reste.

«Choisir» l’unique candidat «compétent»

Il n’est pas sans signification que les deux compétiteurs admis à défier Bachar al-Assad aient été les premiers à se faire connaître lors de l’acte inaugural. Les autres ne sont apparus progressivement sur la scène, au cours des dix jours qui leur étaient alloués, que pour meubler l’espace et entretenir un simulacre d’incertitude dans l’intrigue. C’est au milieu d’eux, avec une discrétion affectée destinée à ménager le suspense, que le président sortant a fait acte de candidature.

Il n’est pas non plus sans signification que le premier, Maher al-Hajjar, soit un sunnite originaire d’Alep, que le second, Hassan al-Nouri, soit un chiite damascène, et que leur adversaire commun soit un alaouite dont la famille est originaire de la région côtière. Il sera ainsi démontré, lors du dénouement, que les Syriens – du moins ceux qui participeront au vote… – ignorent les sentiments bassement confessionnels que la presse du régime impute à l’opposition – qui a appelé au boycott des candidatures et du vote –  et qu’en faisant le choix de Bachar al-Assad ils n’auront d’autre pensée en tête que de se prononcer… pour le candidat le plus compétent.

Maher al-Hajjar
Maher al-Hajjar
Hassan al-Nouri
Hassan al-Nouri

Il n’est pas sans signification enfin, pour accréditer l’idée du pluralisme et de la confrontation entre courants politiques, que chacun des finalistes retenus pour s’engager dans la bataille électorale incarne une tendance particulière: le «socialisme arabe» mâtiné d’économie sociale de marché du Parti Baath pour l’actuel chef de l’Etat Bachar el-Assad, l’idéologie «communiste» pour Maher al-Hajjar [longtemps membre du parti communiste, une aile du PC qui soutient Assad et qui l’appui, entre autres, du Parti communiste de la Suisse italienne – voir à ce propos la note 1 de l’article Le conflit syrien. Une alliance rouge-brune pour la Syrie de Bachar] et le libéralisme pour Hassan al-Nouri [homme d’affaires de Damas, membre d’une opposition agréée par le gouvernement et muni d’un doctorat en gestion des universités du Wisconsin et JF Kennedy]. Pour crédibiliser le positionnement politique de ce dernier, la presse officielle a procédé à un petit tour de passe-passe dont l’inspiration est à rechercher, bien entendu, au sein de l’une des nombreuses officines en charge de l’encadrement de la société: elle a fait d’un simple programme de formation des cadres lancé par ce dernier en Syrie au cours de l’année 2012, sous le nom d’«initiative nationale pour la Gestion (li-l-ldârat) et le Changement», un «parti de l’opposition intérieure» renommé pour la circonstance, avec ou sans son agrément, «Initiative nationale de la Volonté du Changement»…

Les deux cireurs de pompes ne doivent pas se tromper de crème

En rendant publics les noms des trois acteurs auxquels la scène sera réservée pour les deux actes suivants, le porte-parole de la Cour suprême a sonné un entre-acte de trois jours, au cours desquels il a demandé aux partisans des intéressés de s’abstenir de toute propagande électorale, «dans l’attente du résultat des éventuels recours». Cette demande n’était pas inutile, deux d’entre eux n’ayant pas attendu le vote des députés pour commencer à faire campagne dans des styles très différents.

Le «communiste» Maher al-Hajjar, élu député en mai 2012 sur la liste du 4ème vice-premier ministre Qadri Jamil aujourd’hui en disgrâce, avait ouvert, dès le 23 avril, une page Facebook sur laquelle il avait entrepris d’exposer ses «idées» et de critiquer avec une franchise qui frisait l’inconscience le bilan de son principal adversaire. Alors qu’un membre du Parti Baath de Soueïda [ville historiquement peuplée de Druzes] avait été arrêté, du début du mois de mars 2014, pour avoir mis en cause lors d’une réunion interne la stratégie de communication du régime, les pratiques des Services de sécurité et la transmission héréditaire du pouvoir en Syrie, lui pouvait s’exprimer sur sa page avec une liberté trop risquée pour ne pas avoir été validée à l’avance par ses parrains. Qu’on en juge:

• il réclamait la présence lors du scrutin du mois de juin d’observateurs internationaux;

• il rappelait en songeant évidemment à Asma al-Akhras, épouse de Bachar al-Assad, qu’une disposition de la Constitution interdit aux concurrents d’être «marié(s) à une non-Syrienne» [en effet, l’épouse de Bachar al-Assad est née à Londres en 1975 et a la double nationalité britannique et syrienne, elle est issue d’une famille sunnite de la ville de Homs, le père a émigré en Angleterre au cours des années 1950, depuis l’an 2000 elle est «la première dame de Syrie»];

• il annonçait que son premier acte de président serait la remise en liberté du Dr Abdel-Aziz al-Khayyer [arrêté le 20 septembre 2012, rentrant de Chine où il s’était rendu sur invitation du Ministère chinois des affaires étrangères] que ce même Bachar al-Assad avait fait arrêter par ses moukhabarat jawiyeh [service de sécurité de l’armée de l’air] et qu’il niait encore récemment détenir dans ses geôles;

• il dénonçait l’incompétence et la grossièreté des diplomates syriens dépêchés à Genève pour les négociations avec l’opposition;

• il critiquait la faiblesse de la stratégie militaire de l’armée régulière, qu’il suspectait d’ailleurs de connivence avec les djihadistes honnis de Da’ech [Etat islamique en Irak et au Levant-EIIL];

• il réclamait un accès libre des secours aux populations assiégées pour prévenir l’adoption contre la Syrie d’une résolution sous chapitre 7 du Conseil de Sécurité [Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression];

• il promettait la «fin du chef suprême inspiré, unique détenteur de la décision»;

• il prétendait mettre en œuvre une «véritable démocratie» et une «authentique liberté d’expression»…

L’audace des critiques voilées ou explicites contenues dans ces déclarations devait apparaître comme la confirmation que la démocratie était désormais à l’œuvre en Syrie. Elle a été comprise par une majorité de Syriens, qui n’ignorent plus rien des procédés des moukhabarat, comme une preuve supplémentaire que ce diplômé de linguistique jouait le rôle d’idiot utile qui lui avait été assigné. Chacune de ses revendications avait été soigneusement rédigée et pesée par ceux qui l’avaient sélectionné pour son abnégation de sparring-partner [partenaire d’entraînement] et pour ses dons d’acteur. Mais, après avoir observé un long silence sur les intentions qu’on lui prêtait, Maher al-Hajjar leur a donné une autre explication en affirmant, dans un communiqué de presse diffusé le 1er mai 2014, qu’il n’avait rien à voir avec la page Facebook qui affirmait s’exprimer en son nom…

Tandis qu’il retenait ainsi les attentions, le candidat Bachar al-Assad brillait par son absence. Il se faisait désirer. Il laissait à d’autres le soin de faire campagne pour lui. Ce n’est qu’après avoir été plébiscité par les participants aux «marches spontanées» organisées par les menhebbakjis [adorateurs de Bachar] dans les villes sous le contrôle du régime ou de ses alliés kurdes du Parti de l’Union Démocratique, qu’il a finalement annoncé une candidature qui ne faisait aucun doute. La focalisation sur son nom et son image, le rappel de l’amour que lui portaient ses partisans, l’affirmation incantatoire que la Syrie lui devait tout et ne serait rien sans lui, l’avaient dispensé, au cours des deux premiers actes, d’apparaître lui-même sur la scène et, surtout, de donner à penser qu’il aurait un programme autre que celui qu’il avait mis en œuvre dans son pays depuis plus de trois ans maintenant, avec le succès que l’on sait.

Adoptant une posture résolument légaliste… et prudente, le troisième élu, Hassan al-Nouri, s’est abstenu, sur sa nouvelle page Facebook, de tenir des propos aussi provocateurs que l’autre outsider. Justifiant aux yeux de tous, avec la photocopie de ses diplômes, la légitimité de ses ambitions, l’ancien député et ancien ministre d’Etat au Développement administratif a aussi veillé à préciser d’emblée le plafond de son opposition. Si rien dans les apories jusqu’ici formulées sur cette page ne risque de l’exposer au rappel au texte du scénario dont son «rival» al-Hajjar a récemment fait les frais, il n’a pas été épargné par l’opposition. Des activistes ont en effet suggéré que l’intéressé n’avait pas été choisi par hasard puisque, heureux propriétaire d’une usine de cirage, il allait pouvoir démontrer sa capacité à «cirer les pompes» de celui auquel il serait bientôt confronté…

Sur la photo de Bachar: «Votez pour moi». Sur celle des deux autres candidats : «Votez pour lui»
Sur la photo de Bachar: «Votez pour moi». Sur celle des deux autres candidats : «Votez pour lui»

De l’unique candidat
au candidat un en trois

Le troisième acte sur lequel le rideau s’est levé le 8 mai va mettre en présence, jusqu’au 3 juin, les trois candidats retenus pour la campagne électorale officielle, une étape aussi incontournable que délicate pour entretenir la fiction d’une élection concurrentielle.

Il n’est pas inutile de rappeler que, sous le règne du Parti Baath en Syrie, l’unique candidat à la fonction présidentielle n’a jamais fait campagne. Il n’a jamais eu d’adversaire, ni de concurrent, puisque un unique prétendant, désigné par le commandement régional du parti et confirmé par l’Assemblée du Peuple… où les membres du Baath étaient majoritaires, était proposé à l’assentiment du peuple par référendum. La même inexpérience caractérise les moukhabarat  [services de renseignement… et de «sécurité»]. Ils savent comment organiser des élections législatives ou municipales, sélectionner les candidats, les regrouper en listes, valider leurs programmes, contrôler leurs propos de campagne, faire élire ceux qui ont leur agrément, etc. Mais ils n’ont jamais encadré une campagne, qui plus est une campagne présidentielle, au cours de laquelle, pour faire vrai, des concurrents au vainqueur désigné doivent bénéficier d’un minimum de moyens et d’une certaine marge de manœuvre.

En 2000 et 2007, le «travail électoral» était plus simple pour les moukhabarat

Le problème est le même pour les trois candidats. Ce n’est pas sur la base d’un programme ni au terme d’une campagne que, en juillet 2000, Bachar al-Assad a été «élu» pour la première fois. L’unique argument qui lui a servi à cette occasion était sa filiation. Les Syriens appelés aux urnes – quand les urnes n’allaient pas à leur rencontre, dans leurs bureaux, pour prévenir le boycott… – n’avaient pas d’autre choix.

La campagne de 2007 n’a guère été différente. Ce n’est pas Bachar al-Assad qui a mouillé sa chemise. Ses partisans s’en sont chargés, apposant partout des posters et des slogans à la gloire de leur chef, sillonnant à grands coups de klaxon les rues des villes ou invitant leurs habitants à veiller, boire du thé et danser la dabkeh [en arabe «coup de pied»] sous les tentes censées faire office de sièges de campagne. Cette année, encore une fois, il a jeu gagné d’avance. Mais, de manière inédite, il doit faire semblant qu’il n’en est rien, et, pour gagner les voix des électeurs en évitant la mascarade, il sera contraint de justifier son bilan et d’exposer son programme.

Compte tenu des conditions de sécurité, il sera alors confronté à un défi impossible. Une chose est de se montrer quelques minutes dans un lieu non annoncé à l’avance, dans le village reconquis de Ma’aloula, par exemple, ou d’aller faire subrepticement la prière de la fête dans une petite mosquée de la périphérie de la ville de Damas. Une autre est de participer à un meeting public programmé et ouvert au tout venant…

Il peut évidemment refaire le coup de son discours du 6 janvier 2013, prononcé devant un parterre de fonctionnaires «enlevés» sur leur lieu de travail  et convoyés par les moukhabarat sans savoir ce qui les attendait à la Maison al-Assad pour la Culture. Mais il ne peut actuellement se risquer très loin et dépasser les limites de la capitale, pour ne pas dire les murs du Palais du Peuple.

C’est pourquoi sa «campagne» risque de se limiter aux déclarations de soutien à sa candidature, auxquelles la conférence de presse du ministre de la Réconciliation nationale, le nationaliste syrien Ali Haydar, a ouvert la voie le 6 mai 2014. En expliquant au bon peuple des zones encore contrôlées par le pouvoir pourquoi ils doivent voter pour le candidat déjà en place, ils le dispenseront de devoir exposer lui-même son bilan et de prendre des engagements différents de sa politique actuelle. Il pourra aussi faire confiance à ses partisans, qui continueront de défiler dans les rues des villes, à pied, à cheval et en voiture, pour réclamer sa réélection, au cri de «Bi-l-rouh, bi-l-dam, nantakhibak ya Bachar» (Avec notre esprit et notre sang, nous t’élirons ô Bachar)! Il n’est pas exclu que leurs cortèges ou leurs rassemblements soient pris pour cibles par des bombes ou des obus «de provenance inconnue», alors même que, selon les observations d’activistes dans la capitale, leurs démonstrations de soutien en ont été jusqu’ici étrangement préservées. Le réalisme du scénario pourrait en effet l’imposer…

Le rôle difficile de pantins

Pour les deux concurrents de l’actuel président, qui ne seront – peut-être… – récompensés qu’après avoir tenu leur rôle dans cette comédie, le défi est périlleux. Puisqu’une confrontation télévisée à trois est totalement exclue, la position de Bachar al-Assad ne l’autorisant pas à une telle concession, et puisque des face-à-face sont à plus forte raison inenvisageables, c’est à eux qu’il reviendra d’animer la campagne et de lui donner son apparence démocratique. Mais ce sera à leurs risques et périls. Ils ne devront en dire et en faire ni trop ni trop peu.

Une fois leur programme électoral accepté par les moukhabarat, ils ne pourront improviser. Ils devront se garder de suggérer des idées et des initiatives que le futur président ne pourrait reprendre à son compte. Obligés de se différencier, ils ne pourront le faire qu’avec une précaution extrême, pour ne pas sembler critiquer les agissements et les décisions de Bachar al-Assad au cours de ses deux mandats. S’ils se risquent à franchir les bornes, s’écartant par trop de leur texte en imaginant que leur sélection en tant que candidat signifie que le régime est mûr pour la démocratie, ils connaîtraient tôt ou tard le sort de l’ancien député de Damas Mamoun al-Homsi. Arrêté le 9 août 2001, il avait été condamné à cinq ans de détention, progressivement dépouillé de tous ses biens et finalement contraint à l’exil pour avoir réclamé des réformes lors du Printemps de Damas. Ils devront se souvenir en tout temps que l’exercice auquel ils se prêtent est censé démontrer l’entrée de la Syrie dans l’ère de la démocratie, mais que celle-ci n’est que virtuelle… et que la marge de liberté qui leur est concédée durant ce troisième acte sera supprimée pour revenir aux pratiques anciennes dès la fin du quatrième.

Pour des motifs de sécurité, les moukhabarat les empêcheront de faire campagne ailleurs que dans la capitale, où ils devront veiller à entourer leurs apparitions d’une certaine discrétion. Il est vrai qu’ils seront menacés, mais moins par les révolutionnaires ou les opposants que par les chabbiha et les menhebbakjis. Dans une habile répartition des rôles, ceux-ci seront laissés libres de leur montrer l’irritation que suscite «au sein du peuple» la prétention de ces traîtres à contester la présence de Bachar al-Assad à la tête de l’Etat et leur ambition de vouloir occuper une place à laquelle lui seul a droit.

Bien que des consignes de «neutralité» aient été données à la presse, ils n’auront qu’un accès limité – s’ils ont un accès tout court… – aux médias officiels, qui ne lésineront pas en revanche sur leur soutien au président-candidat. Accoutumés à n’être que des porte-parole, quand ce n’est pas des thuriféraires du pouvoir en place, les journaux officiels auront de la peine à se conformer ce qui leur est aujourd’hui demandé. En réalité, journaux, radios et télévision craignent deux choses. Ils redoutent d’abord que les postulants à la présidence ne s’avisent d’utiliser ces tribunes pour tenir des propos iconoclastes, c’est-à-dire pour prendre leurs distances avec la ligne de fermeté absolue suivie par l’actuel chef de l’Etat vis-à-vis des «rebelles» et pour amorcer des ouvertures en direction d’une opposition que celui-ci se refuse à voir autrement que comme un ramassis de terroristes. Mais ils se méfient également de ceux qui exercent sur eux un contrôle constant, parce qu’il n’est pas certain que journalistes et moukhabarat placent au même endroit le curseur de la «neutralité».

Les candidats pourront apposer dans la ville des affiches et des calicots arborant leurs principaux slogans, mais en nombre limité et en prohibant les «provocations». Ils devront faire en sorte que leur taille ne dépasse pas celle de celui dont ils ne sont après tout que les faire-valoir. Ils pourront utiliser les nouvelles technologies de la communication. Mais ils devront se souvenir que, en Syrie plus que partout ailleurs, celles-ci ne présentant aucune garantie. Ils ne pourront parler librement ni sur leurs téléphones portables, ni dans leur correspondance électronique, tous deux étroitement surveillés. Leurs pages Facebook et leurs comptes Twitter pourraient être – et ils ont peut-être déjà été… à en croire le candidat Maher al-Hajjar – détournés à leur insu. De fausses pages et de faux comptes pourraient être créés en leur nom, par des supporteurs enthousiastes comme par des adversaires désireux de leur nuire. Des messages provocateurs pourraient être adressés aux citoyens en usurpant leur identité. Ils en seront malgré tout tenus responsables dans la mesure où leurs parrains auront besoin de faire pression sur eux.

Incapables de se déplacer en Syrie, y compris dans les villes relativement sûres, ils pourront y créer ou y dépêcher des comités de soutien, chargés eux aussi d’entretenir la fiction d’une concurrence et un simulacre de débat électoral. Mais leurs membres seront exposés aux mêmes périls que ceux au profit de qui ils travaillent. Ils ne devront pas oublier que, pour les services de sécurité comme pour les adorateurs de Bachar al-Assad, ils feront figure de provocateurs, et qu’au lieu d’être considérés comme les partisans de concurrents dûment autorisés à celui à qui la victoire est réservée, ils seront assimilés à des ennemis de la Syrie et à des partisans des terroristes.

Deux candidats à «l’apparition modérée»

Quant aux électeurs potentiels, tout indique qu’ils ne sont pas disposés à se laisser abuser par la mascarade qui leur est proposée. Ils n’accordent aucune crédibilité aux deux adversaires choisis par les moukhabarat pour donner la réplique au héros de la farce. La campagne que ceux-ci pourront mener n’y changera rien et ce n’est pas en fonction des idées et des thèmes qu’ils pourront développer que les Syriens se décideront à voter pour l’un d’entre eux, le 3 juin prochain. C’est du moins ce qu’on peut déduire, faute de tout sondage, du soutien ridicule apporté aux deux concurrents de Bachar al-Assad sur les différentes pages Facebook créées par eux ou pour eux depuis l’annonce de leur candidature. Sur les 6 pages à son nom, Hassan al-Nouri ne recueille que 320 notifications de soutien… en comptant les doublons. Et Maher al-Hajjar n’en recueille que 10’000 à cette heure sur sa page officielle… alors que, comme déjà signalé, rien ne garantit que les déclarations délibérément provocatrices qui contribuent à sa toute nouvelle notoriété émanent bien de lui.

A titre de comparaison, la page ouverte le 1er mars par des activistes pour «soutenir ensemble la candidature à la présidence de la Syrie du cheykh Ahmed Moazz al-Khatib», ancien président de la Coalition nationale, avait recueilli en 10 heures le soutien de plus de 40’000 de ses visiteurs…

«Votez pour Monsieur le Président»
«Votez pour Monsieur le Président»

La «farce» tragique du vote doit être orchestrée

Les trois coups annonçant le début du quatrième et dernier acte seront le signal, pour les Syriens, qu’il est temps pour eux de se rendre aux urnes. Du moins pour certains d’entre eux, puisque, sans craindre les contradictions, le régime s’emploie ici à inciter les électeurs à faire leur devoir, tout en prenant les dispositions nécessaires ailleurs, pour tenir à l’écart de ce qu’il présente comme une grande «noce démocratique», une partie notable des Syriens, ceux dont il peut légitimement redouter qu’ils se prononcent, s’ils en ont l’opportunité, contre le vainqueur attendu.

Alors que la Loi électorale promulguée le 24 mars 2014 stipule, dans son article 67, alinéa 1, que «l’électeur satisfait à son devoir électoral sur la base de sa carte d’identité personnelle», le président du Haut Comité électoral, Hicham Cha’ar a précisé, le 29 avril, que les électeurs résidant ou de passage à l’étranger devront également présenter leur passeport avec le tampon attestant qu’ils sont sortis de leur pays de façon régulière. Cette disposition écarte, de facto, d’une manière anticonstitutionnelle et discriminatoire, les Syriens en âge de voter qui figurent parmi les quelque 3 millions de réfugiés dans les pays voisins.

Lorsqu’ils ont fui en direction de la Turquie, du Liban et de la Jordanie, et pour certains au-delà, franchissant clandestinement les frontières pour échapper à la mort, ils n’ont naturellement pas fait tamponner ce document. Une grande partie d’entre eux n’en avait d’ailleurs pas ou n’en a jamais disposé du tout, leurs moyens ne leur permettant pas de rêver d’un déplacement à l’étranger. D’autres encore s’étaient abstenus de le réclamer aux autorités de leur pays: leur inscription sur la liste des personnes recherchées aurait immédiatement attiré sur eux l’attention des services de renseignements chargés de veiller à la sécurité du régime en Syrie.

Celui-ci a invité les réfugiés qui voudraient participer à la consultation à rentrer dans leur pays. Mais cette annonce est de pure forme. Elle ne constitue en rien une incitation au retour. Il est évident que Bachar al-Assad ne tient absolument pas à voir ces électeurs prendre part au scrutin, alors même que le contrôle exercé sur les procédures de vote et de dépouillement permet d’exclure à l’avance tout dénouement non conforme au texte de la pièce. Dans le cas contraire, il lui aurait été possible, avec la collaboration d’une grande ONG internationale et/ou d’une agence de l’ONU, d’ouvrir des bureaux de vote au moins dans les camps et centres de réfugiés.

Une élection qui ne devrait pas être à l’ordre du jour

Cette élection sera également contraire à la Constitution de février 2012, qui rappelle dans sa 2e partie consacrée aux droits, aux libertés et à l’état de droit, que «les citoyens sont égaux en droits et en devoirs» (chap. 1, art. 33, aliéna 3) et qui précise que figure parmi ces droits «le droit de participer à la vie politique» (art. 34). Or, pour les raisons que tout le monde connaît, le pouvoir sera dans l’incapacité d’ouvrir des bureaux de vote dans une large partie du territoire de la Syrie, interdisant à ses habitants d’exercer leur droit.

Passées sous le contrôle des forces de la contestation, ces zones refusent de se prêter à ce qu’elles considèrent comme une parodie de démocratie et continuent d’exiger, dans le meilleur des cas, une solution politique. Conformément aux principes des Accords de Genève du 30 juin 2012, rappelés le 27 septembre 2013 par la résolution 2118 du Conseil de Sécurité de l’ONU, celle-ci passe par «la mise en place d’un gouvernement transitoire d’union nationale doté des pleins pouvoirs», qui implique le retrait de la personne de Bachar al-Assad de la vie politique. Dans ces conditions, une élection présidentielle en général et la réélection de l’actuel président, en particulier, ne sont pas à l’ordre du jour. Elles constituent même une provocation et une entrave à la poursuite de toute solution négociée. Plus que jamais, lorsqu’il sera réélu, Bachar al-Assad apparaîtra comme le chef d’une faction et non comme celui du peuple syrien, qu’il contribuera au contraire à diviser davantage.

Des barils de TNT au bourrage des urnes

Dans les zones «mixtes», les villes ou les quartiers dont le pouvoir en place et les forces de la révolution et de l’opposition se disputent encore le contrôle, le régime sera tenté d’installer des bureaux de vote comme si de rien n’était. Il n’ignore pas les menaces qui pèseront sur eux dans ces régions en guerre et les risques auxquels il exposera les électeurs qui oseront s’y rendre. Mais ils auront le gros avantage de lui permettre de se livrer loin des regards aux tripatouillages et au bourrage des urnes dont il vient de limiter la possibilité ailleurs en annonçant qu’il accueillerait volontiers en tant qu’observateurs des représentants des «pays amis du régime syrien».

Il attend de ces observateurs qu’ils lui fournissent le brevet de démocratie dont il a besoin pour faire croire aux Syriens que ce sont eux qui l’auront élu et que, comme il s’y est engagé, la consultation aura été impartiale et la procédure «honnête et transparente». Mais ils devront éviter de faire du zèle et d’exiger de pouvoir se rendre à l’improviste dans des centres de vote non déterminés d’un commun accord à l’avance.

Pour prévenir une telle issue, il arguera de l’impossibilité d’assurer la protection de ces délégués et il s’emploiera, comme il l’a fait naguère en 2012, avec les observateurs de la Ligue des Etats arabes, les contrôleurs de l’ONU et les journalistes étrangers, à entraver par les pressions, le chantage et les menaces physiques, l’accès aux lieux de leur choix, pour focaliser leur attention sur quelques bureaux témoins soigneusement sélectionnés. Et gare à ceux qui, imbus de leur mission, s’aviseront de passer outre à ses mises en garde. Tout «amis du régime syrien» qu’ils soient, ils pourraient connaître le sort du journaliste français Gilles Jacquier, autorisé à entrer en Syrie mais pris pour cible et assassiné à Homs pour servir de leçon à l’ensemble de la profession, qu’il fallait dissuader de venir dans un pays qui ne voulait pas d’eux… même en réponse à une invitation, pour pouvoir continuer à assassiner sans témoin.

Du «tourisme électoral» au chantage confessionnel

En revanche, tout est fait dès à présent, dans les gouvernorats sous contrôle du gouvernement, pour persuader les «bons citoyens» d’aller voter.

Pour faciliter l’élection du nouveau président – c’est-à-dire la réélection de Bachar al-Assad – la loi électorale du 24 mars 2014 vient de stipuler, dans son art. 59, alinéa 1, que «l’électeur a le droit de voter pour l’élection du président de la république ou les référendums dans n’importe quel bureau de vote sur le territoire de la République arabe syrienne». Faute de liste, cette procédure empruntée à la loi électorale précédente a traditionnellement facilité, pour ne pas dire encouragé, le tourisme électoral. Il voit les électeurs les plus acquis au vainqueur désigné faire le tour des bureaux de vote, comme on faisait jadis le tour des crèches dans les églises au moment de Noël, pour déposer à chaque fois un nouveau bulletin dans l’urne.

Achar cultive les liens avec les «sommets» des diverses confessions.
Achar cultive les liens avec les «sommets» des
diverses confessions.

Outre cette disposition, il a été demandé à tous les ministres, quel que soit leur domaine de compétence, de marteler lors de chacune de leurs interventions publiques que les citoyens attachés à leur pays doivent prendre part au vote. Quitte à assortir leurs injonctions de promesses de campagne plus ou moins réalistes. La même demande a été formulée auprès des dirigeants de toutes les confessions, en compagnie desquels Bachar al-Assad aura fait campagne au cours de l’acte précédent en s’exhibant successivement à leur côté. Ils ne doivent pas hésiter à dramatiser la situation en orchestrant le thème habituel des risques que ferait planer sur leurs communautés la disparition de l’actuel chef de l’Etat.

Les pantins d’une fiction

Comme la Loi électorale le prévoit, les deux faire-valoir du vainqueur désigné auront le droit d’installer des délégués dans les bureaux de vote, tout au long de la procédure. Mais, faute de partisans en nombre suffisant, ces délégués ne pourront être partout et les fraudes se dérouleront de préférence là où ils ne seront pas. Certains de ces observateurs, en réalité désignés à l’insu des deux candidats par les moukhabarat pour leur apporter leur soutien et donner une dernière touche de démocratie à l’ensemble de l’opération, s’abstiendront de remarquer quoi que ce soit de suspect. Ceux qui prétendront s’opposer au bourrage des urnes seront menacés par les agressions physiques et verbales des partisans de Bachar al-Assad, qui supportent encore moins que leur chef de voir des Syriens contester, même légalement, son autorité et sa permanence à la tête de l’Etat.

Bien que les choses soient jouées d’avance, les partisans de Maher al-Hajjar (voir plus haut) et Hassan al-Nouri (voir plus haut) se rendront aux urnes, pour contribuer jusqu’au bout à la fiction d’une élection pluraliste et démocratique. En soutenant, les uns par conviction, les autres contre rémunération, deux concurrents dépourvus de la moindre chance de l’emporter, ils auront tenu leur rôle dans une partition préalablement écrite, destinée à faire croire que Bachar al-Assad s’est converti à la démocratie et qu’il entend engager la Syrie, avec cette élection, dans une nouvelle ère politique.

Un taux de participation à bien définir

Mais avant que le rideau ne descende sur la scène qui aura vu son couronnement, mettant un terme à la comédie, le régime aura dû répondre à deux défis nouveaux pour lui: le taux de participation et le pourcentage des voix obtenues par le vainqueur.

Comme le confirment, dès à présent, les interventions des membres du gouvernement et les prêches des ministres des différents cultes, la première inquiétude du régime porte sur le nombre des votants. On le comprend: lors de la présidentielle de 2007, selon des observateurs non-officiels, seul 15 % du corps électoral avait pris part au vote. Certes, il a aujourd’hui les moyens de drainer en masse des menhebbakjis des deux sexes vers les bureaux de vote choisis comme centres-témoins, ceux dans lesquels il aura aussi fait siéger les observateurs. Mais, même en procédant au déplacement de ses partisans d’un bureau de vote à l’autre, il ne pourra le faire partout.

Il est probable aussi que, compte tenu des circonstances très particulières de cette consultation et de la dramatisation de l’enjeu, certains Syriens seront incités à accomplir un devoir électoral qu’ils avaient toujours négligé jusqu’ici. Mais cela pourrait se révéler insuffisant pour démontrer que Bachar al-Assad bénéficie du soutien populaire auquel il a attribué sa décision de se porter à nouveau candidat. Le ministère de l’Intérieur pourra évidemment annoncer le nombre de votants qui fera de cette élection un plébiscite. Mais le régime n’ignore pas que, jusque dans les villes et les quartiers censés lui être fidèles, des activistes se feront un malin plaisir de démontrer, photos et vidéos à l’appui, que la participation ne peut pas avoir atteint, et de loin, celle dont se targueront les autorités au soir de la consultation.

La victoire de Bachar al-Assad n’ayant rien à voir avec le décompte des suffrages exprimés, la véritable question posée aux services compétents sera celle de la répartition du pourcentage des voix obtenues par le président sortant et par ses outsiders. Lors du référendum de 2007, qui ne l’opposait à personne, Bachar al-Assad avait officiellement obtenu près de 98 % de OUI. Un tel score n’est plus possible aujourd’hui. Non pas que parce que ses adversaires seraient en mesure de dépasser ensemble les 2 %. Mais parce que, pour maintenir jusqu’au bout la fiction d’une élection concurrentielle, il lui faut bien leur concéder quelques pour cent supplémentaires. Il doit le faire à la fois en évitant de leur donner trop de légitimité et en faisant en sorte de confirmer qu’il a eu raison de se présenter à nouveau, puisqu’il reste, comme l’indique le vote massif des Syriens en sa faveur, le chef providentiel, le leader inspiré, et l’unique recours face aux menaces planant sur la Syrie, dans lesquelles il estime ne porter aucune responsabilité. Fin (Titre et intertitres de la rédaction A l’Encontre)

*****

L’«évacuation» de Homs et l’explosion
du Carlton à Alep

Avec le point de vue de Jean-Pierre Filiu

L’ensemble des médias a donné un grand relief à la sortie de la vieille ville de Homs de plusieurs centaines de rebelles dès le mercredi 7 mai 2014. Le jeudi 8 mai, un militant de l’opposition à Bachar al-Assad, Omar Abu Youssef, présent à Homs, déclarait: «Une grande partie des 2000 personnes assiégées à Homs a été évacuée. Il y a toutefois six familles chrétiennes qui refusent d’être évacuées vers les zones rebelles au nord de Homs. Ces familles ont préféré rester chez elles. En contrepartie des évacuations, le Front islamique, principal groupe rebelle à Homs, a procédé à la libération de 47 soldats du régime. Ces soldats étaient détenus dans le nord près de la ville d’Alep. Les rebelles et les civils évacués sont conduits vers un village situé dans la province de Homs. Ce village est contrôlé par les révolutionnaires. Ils ont quitté la ville à bord de bus. Dans chacun des bus se trouvaient un officier de l’armée syrienne mais aussi un représentant des Nations unies chargé de veiller au bon déroulement de l’opération. Les combattants évacués ont été autorisés à emporter une arme légère. Dans les bus, il y avait également des femmes, des enfants et des personnes âgées. Tous ont été conduits vers la ville rebelle de Dar al-Kabira, située au nord de Homs. Sept ambulances du Croissant-Rouge syrien ont également servi à transférer des blessés. Le convoi a été escorté du début jusqu’à la fin par les forces de sécurité.»

Concernant l’évacuation de Homs, une ville qui a subi trois ans de destructions et qui a été quittée par la population à l’exception de quartiers périphériques, Jean-Pierre Filiu expliquait sur France Culture, le 9 mai 2014, dans l’émission «Culturesmonde»: «C’est une victoire symbolique très forte pour Bachar al-Assad, mais c’est un champ de ruines que reconquiert Bachar al-Assad, une ville qui a subi des années de pilonnage et de bombardements. Il faut savoir que les résistants ne contrôlaient qu’un périmètre de 2 kilomètres carrés sur les 40 de la ville. Il est hallucinant qu’une armée aussi dotée en armements russes et aussi assistée en conseillers iraniens et en combattants chiites du Hezbollah libanais ait pris autant de temps pour arriver à ce résultat, obtenu par les armes et par la faim. Ce n’est pas une victoire dans les règles de «l’art militaire», c’est un affamement systématique de combattants qui sortent en larmes. Ils sont sous-alimentés. Certains d’entre eux ne supportent même pas les premiers légumes qu’on leur donne à manger, ils doivent attendre plusieurs jours avant de pouvoir se sustenter de nourritures plus substantielles. Effectivement, comme toujours avec Bachar al-Assad, c’est une victoire à la Pyrrhus dont le peuple syrien paie le prix.» 

Le régime Assad «libère» Homs
Le régime Assad «libère» Homs

Le dirigeant officiel de l’opposition, Ahmad Jarba, présent à Washington, a réclamé une fois de plus la livraison «d’armes efficaces», capables «de faire face aux attaques de l’armée syrienne, y compris aux raids aériens» en vue de «changer l’équilibre des rapports de force sur le terrain».

La présentation de l’évacuation de Homs comme une défaite définitive de l’opposition sert les intérêts des puissances qui depuis longtemps veulent appliquer en Syrie le modèle du Yémen, autrement dit un pouvoir étatique fort avec un Baath quelque peu renouvelé et des partenaires «crédibles». C’est la leçon que l’impérialisme américain a tirée du désastre de sa politique après le renversement de Saddam Hussein et la destruction quasi complète de l’appareil d’Etat. En outre, les nombreuses ouvertures en direction de l’Iran et surtout de son marché poussent des puissances occidentales à mettre en place, le plus rapidement possible, ce genre de «solution». Ce qui est loin d’être fait. Cela d’autant plus que l’installation dans la région frontalière de l’Iran et de la Syrie de l’Etat islamique de l’Irak et du Levant (EIIL) aboutit à la création d’un «djihadistan», comme le souligne Jean-Pierre Filiu dans son intervention sur France Culture. Il faut ajouter que l’EIIL est largement «épargné» par les forces aériennes de l’armée syrienne et que sa complicité de fait avec le clan des Assad est établie, comme l’a plus d’une fois analysé Thomas Pierret, auteur d’un ouvrage de référence, Baas et islam en Syrie (PUF, 2011).

La destruction, le 8 mai 2014, de l’hôtel Carlton à Alep – hôtel qui se trouve dans une zone très surveillée par les forces de sécurité de Bachar al-Assad – démontre que la victoire militaire n’est pas acquise, malgré une destruction des zones urbaines, une expulsion de millions de Syriens et Syriennes de leur pays ou de leur région d’habitat, malgré plus de 120’000 morts et de dizaines de milliers de prisonniers, de personnes torturées et de disparus. Un membre de l’opposition a témoigné sur la destruction de l’hôtel Carlton d’Alep sur les ondes de RFI. Il y affirmait: «Il y a un mois, les révolutionnaires ont commencé à creuser une galerie menant sous l’hôtel Carlton. Par la suite ils y ont placé des tonnes d’explosifs et ils ont tout fait sauter. Ce n’est pas la première fois que cet hôtel est attaqué. Il y a un mois et demi environ, les rebelles avaient utilisé la même méthode, ils avaient placé des explosifs dans un tunnel, mais ils n’étaient pas parvenus à le détruire, contrairement à ce jeudi. L’explosion a été tellement puissante qu’elle a été entendue au-delà d’Alep.» La farce électorale du 3 juin risque d’être moins sonore. (Rédaction A l’Encontre)

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