Syrie. La Ghouta orientale. «Un enfer sur terre»

Par Baudouin Loos

Un massacre. Comment appeler autrement ce qu’il se passe dans la Ghouta, cette zone naguère agricole, ancien poumon vert de Damas, transformée ces derniers jours en enfer sur terre? Depuis dimanche 18 février, quelque deux cents civils, dont une soixantaine d’enfants, ont perdu la vie dans le déluge de feu venu du ciel. L’artillerie et l’aviation du régime syrien, aidée par les forces aériennes russes, bombardent la région sans relâche. Une offensive terrestre serait imminente…

«Un bain de sang, des crimes de guerre!», s’est exclamé Nasr Hariri, chef de la délégation de l’opposition aux négociations de Genève, qui avait réuni la presse à Bruxelles ce mardi.

«C’est le massacre du XXIe siècle, témoignait de son côté dans le quotidien britannique The Guardian un médecin de la Ghouta. Si Srebrenica a été le massacre des années 90, Sabra et Chatila et Halabja les massacres des années 80, alors celui de la Ghouta orientale est celui de ce siècle… Y a-t-il plus grand terrorisme que tuer des civils avec toutes sortes d’armes? Est-ce une guerre? Ce n’est pas une guerre. Cela s’appelle un massacre.» 

Avec une centaine de morts pour la seule journée de lundi, « ce fut l’un des pires jours de l’histoire de la crise actuelle», a déclaré à l’AFP un médecin de la Ghouta qui s’est identifié sous le nom d’Abou al-Yousr. Les rares centres de santé et hôpitaux de fortune encore fonctionnels sont submergés de blessés soignés à même le sol, alors que les opérations chirurgicales se succèdent à bon rythme.

La Ghouta s’était soulevée en 2011, comme bien des campagnes et petites agglomérations syriennes, après la réponse sanglante du régime aux manifestants qui réclamaient dignité et liberté. Depuis 2012, la région qui touche la capitale par l’est, subit un siège drastique accompagné de bombardements plus ou moins intensifs selon les moments. Les rebelles sur place, qui ne sont pas affiliés aux principales organisations djihadistes, résistent tant bien que mal, tirant en réponse et de manière sporadique vers Damas des roquettes qui tuent parfois également des civils.

«Ils ont tout subi» 

Le siège s’est resserré au fil des ans et les images d’enfants squelettiques mourant littéralement de faim ont commencé à inonder les réseaux sociaux en 2017. François Delattre, l’ambassadeur français au Conseil de sécurité de l’ONU, a récemment estimé que la Ghouta orientale connaissait «un siège digne du Moyen Âge». Pas de vivres, pas de médicaments, rien. Et pas d’espoir de secours international, malgré les appels.

«Nous sommes en contact avec la population, disait Nasr Hariri hier à Bruxelles. Les gens se demandent pourquoi personne ne vient à leur aide. Ils ont tout subi ces dernières années, les armes chimiques, les barils largués par hélicoptères, les bombardements aériens, les tirs d’artillerie, un siège inhumain, la faim. Et maintenant, ces bombardements meurtriers sans relâche… Il faut mettre un terme à cette situation! La Ghouta était censée devenir une zone de désescalade, selon les vœux de Moscou, eh bien on y assiste à la pire des escalades!» 

Hariri et la délégation de l’opposition syrienne ont rencontré lundi Federica Mogherini, cheffe de la diplomatie européenne, pour plaider la cause d’une intervention. «L’Union européenne n’est pas sans moyens de pression, explique-t-il. Elle peut remettre la légitimité du régime en cause, appliquer de nouvelles sanctions, conditionner l’aide à la reconstruction, faire avancer des résolutions à l’ONU…» 

Le Syrien ne le dira pas, mais ses espoirs sont sans doute minces de voir Bruxelles agir. A Sofia, le 16 février, la même Mogherini n’écartait pas une aide à la reconstruction de la Syrie, «s’il y a des améliorations sur le terrain, mais on n’en constate pas, bien au contraire». L’Italienne, qui dit souhaiter une opposition unie face au président Assad, ajoutait que l’UE n’avait «aucune influence, aucun contact avec le régime syrien», avouant chercher plutôt à peser de manière indirecte en s’adressant à Moscou voire à Téhéran:  «Ce que nous faisons en ce moment, bien plus qu’avant, c’est discuter avec ceux qui peuvent avoir de l’influence sur Damas afin que le régime s’engage de manière crédible dans les discussions de Genève». 

Genève…

Ce processus diplomatique lancé en 2012 n’a jamais cessé de piétiner. «Le régime n’a aucune envie d’arriver à une solution politique, il veut en finir sur le terrain» , estime Hariri comme d’ailleurs nombre d’observateurs.

Alors, pourquoi l’opposition continue-t-elle à faire acte de présence dans un théâtre diplomatique soutenu par les Nations unies, méprisé par le régime? Ne serait-il pas opportun, au point où en sont les choses et les massacres, de s’en retirer avec dignité?  «Nous sommes engagés dans ce processus diplomatique pour sortir la Syrie de cette crise, pour mettre fin aux souffrances des Syriens, mais, c’est vrai, nous n’excluons plus aucune option à ce stade», répond l’intéressé. (Pour information. Article publié dans le quotidien Le Soir, daté du 21 février 2018)

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Syrie. «Le scénario d’Alep est en train de se répéter:
la politique de destruction tous azimuts»»

Par Benjamin Barthe

C’est un message audio lugubre, transmis par l’application WhatsApp, mardi 20 février. Un médecin y raconte les conditions de vie dans la Ghouta orientale, au troisième jour de l’offensive aérienne menée par le pouvoir syrien et son allié russe contre l’enclave rebelle en périphérie de Damas, assiégée depuis cinq ans. «Bombes, missiles sol-sol, barils explosifs: le régime utilise toutes ses armes contre nous, témoigne le docteur qui se fait appeler Abou Ahed. Les gens sont terrés chez eux. Dans tous les quartiers, ça pue le sang. Même les animaux ont disparu des rues.»

Toutes les trente secondes environ, avec la régularité macabre d’un métronome, le fracas d’une explosion, plus ou moins lointaine, vient masquer sa voix. «Vous entendez? Le scénario d’Alep est en train de se répéte», prédit le médecin en référence à la grande ville du nord de la Syrie, que les opposants avaient dû évacuer, en décembre 2016, après des mois de siège et de bombardements, suivis d’une offensive terrestre éclair. «C’est la même politique de destruction tous azimuts. Bachar – Al-Assad, le président syrien – veut briser notre esprit de résistance. Il veut nous expulser de la Ghouta.»

Les faits ne lui donnent pas tort. Depuis dimanche, au moins 250 civils, dont près de 60 enfants, ont péri sous des tirs d’artillerie et des raids aériens, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). C’est le deuxième pic de bombardements depuis le début du mois, après une première vague, entre le 5 et le 10 février, qui avait fait un nombre similaire de morts. Ce pilonnage est présenté par la presse pro-régime comme le prélude à une opération de reconquête de la Ghouta orientale, plaine agricole d’une centaine de km2, peuplée de 400’000 personnes, qui est l’ultime bastion rebelle aux portes de Damas.

Signe de la détermination du camp pro-Assad, l’aviation russe a repris du service dans cette région, dont elle était absente ces derniers mois. La banlieue orientale de Damas était intégrée dans l’accord de désescalade, conclu en septembre par Moscou avec la Turquie et l’Iran, parrains respectifs des insurgés et du régime syrien. L’arrangement, qui prévoyait une réduction des hostilités et une arrivée d’aide humanitaire dans quatre zones aux mains de l’opposition, est resté peu ou prou lettre morte. Selon l’OSDH, les chasseurs-bombardiers russes ont notamment touché l’hôpital d’Arbin, l’un des plus importants de la Ghouta orientale, désormais «hors service».

Six autres centres de soins ont été visés par des bombardements, dont la moitié ont dû suspendre leurs opérations, selon un communiqué de l’ONU, publié mardi en début de soirée. Quelques heures plus tard, l’association d’aide médicale Syrian American Medical Society, très investie dans les territoires tenus par la rébellion, rajoutait six sites à cette liste, portant à treize, selon elle, le nombre d’établissements de santé endommagés ou détruits en l’espace de quarante-huit heures.

«Nettoyage ethnique»

Certains d’entre eux ont été touchés par des barils explosifs largués par hélicoptères. Une arme que l’armée syrienne s’abstenait d’utiliser dans la Ghouta orientale ces dernières années, de peur que ses appareils ne soient touchés par des tirs venus du sol, et dont la réapparition signale le regain de confiance des autorités.

«C’est du nettoyage ethnique, accuse Amani Ballour, une pédiatre d’une trentaine d’années jointe par WhatsApp, quelques minutes après qu’une explosion a détruit le hall d’entrée de l’hôpital où elle officie et dont elle préfère taire le nom pour des raisons de sécurité. On s’est réfugiés avec tous les blessés dans un couloir. On entend encore les avions dans le ciel. On sait qu’on peut mourir à tout instant.»

Cet acharnement sur les infrastructures civiles est un composant-clé de la stratégie contre-insurrectionnelle poursuivie par les autorités syriennes. Avant que les troupes pro-gouvernementales ne pénètrent dans Alep-Est, place forte de la rébellion dans le Nord syrien, les hôpitaux de ces quartiers avaient été soumis à un déluge de feu similaire à celui qu’endurent aujourd’hui ceux de la Ghouta orientale. Comme à Alep, Moscou impute son intervention à la présence dans la Ghouta des djihadistes de Hayat Tahrir Al-Cham, proche d’Al-Qaida. Des combattants exclus du protocole de désescalade, mais totalement minoritaires sur le terrain, et dont les rebelles ont demandé le départ.

«Nous avons reçu entre 300 et 400 blessés depuis hier, et il y a de nombreux enfants parmi eux, s’indignait mardi un médecin de Kafr-Batna, s’identifiant comme Abou Mohamed. Nous n’avons pas de problème avec le fait que le régime frappe les lignes de front, mais il faut qu’il arrête de bombarder les infrastructures et les civils. Il n’y a pas de combattants parmi les blessés que nous avons reçus.»Une partie des habitants a trouvé refuge dans les sous-sols : des caves, des tunnels de fortune, sans eau, ni électricité ni nourriture.

«Que fait le monde?»

Dans une vidéo partagée sur un groupe WhatsApp, une femme assise dans un boyau souterrain explique qu’elle y est descendue après que son domicile et celui de ses beaux-parents ont été successivement bombardés. «Il fait très froid, on ne dort pas, on ne mange pas, nos enfants n’ont pas de lait, explique la jeune mère de famille, vêtue d’un voile noir intégral. Frères musulmans, où êtes-vous? Que fait le monde». «On risque d’assister à un deuxième Alep et j’espère que nous avons tiré les leçons»  de cet épisode, s’est alarmé en écho à ces suppliques Staffan de Mistura, l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie.

Son espoir risque d’être déçu. Le département d’Etat américain s’est borné à se dire «extrêmement préoccupé» et a appelé à un arrêt des violences. Même positionnement a minima pour Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, qui a fait part de sa «profonde inquiétude». La Turquie, bien que partenaire de l’accord de désescalade, est restée muette. Son attention est concentrée sur l’offensive que mènent ses forces dans le secteur kurde d’Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie.

La seule réaction véritablement forte est venue du chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian. Celui-ci a mis en garde devant les députés contre un «cataclysme humanitaire» et a annoncé qu’il se rendrait dans les prochains jours en Russie et en Iran, les deux principaux soutiens du président Assad. Mais sans réengagement américain, la mobilisation de Paris a très peu de chances de déboucher sur des avancées.

Lundi, pressentant que les capitales occidentales n’ont ni les moyens, ni même pour certaines la volonté, de s’opposer aux desseins du camp pro-régime, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a suggéré d’appliquer à la Ghouta orientale «l’expérience de la libération d’Alep». Incapables de résister à la poussée des forces loyalistes, les rebelles et leurs partisans dans cette ville avaient fini par être évacués par bus, sous la supervision de la Croix-Rouge, en direction d’Idlib, une province plus au sud, sous la coupe des djihadistes de Hayat Tahrir Al-Cham. Dans un rapport publié en mars 2017, l’ONU avait qualifié ce déplacement forcé de «crime de guerre» (Article paru dans Le Monde, daté du 22 janvier 2018; article écrit par Benjamin Barthe, avec Laure Stephan)

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