Syrie. «Daraya chronique d’une révolution écrasée»

Daraya... le «départ»
Daraya… le «départ»

Par Delphine Minoui

Ainsi s’est vidée Daraya. Sans baïonnette sur la tempe ni perquisitions dans les maisons. «La ville était à genoux. Nous sommes partis sans résister», souffle Hussam Ayash. Le 26 août, le jeune activiste de 25 ans était parmi les quelque 8000 derniers habitants à quitter cette banlieue rebelle de Damas, assiégée et bombardée depuis quatre ans, dans un bus affrété par le régime. Selon un «accord de réconciliation» arraché par Damas, les civils ont été évacués vers une zone située à la périphérie de la capitale, sous contrôle gouvernemental. Les combattants, eux, ont déposé leurs armes lourdes pour rejoindre, à 300 kilomètres plus au nord, la région d’Idlib, un fief de l’opposition contrôlé par la coalition Jaich al-Fatah (l’Armée de la Conquête).

La fin d’un rêve syrien, comme un goût amer de révolution assassinée. «Daraya était un modèle de résistance civique. Un emblème du soulèvement pacifique de 2011, avant qu’il ne soit forcé à basculer dans la violence. En s’acharnant délibérément contre cette ville symbole qui, depuis, n’a jamais cessé de lui résister, le régime a voulu en effacer la moindre trace, la gommer pour de bon», déplore Hussam Ayash. Sur un selfie envoyé par texto sur la route du départ, ses lèvres forment un rictus qui mêle soulagement et désarroi. Avant de tourner le dos à la ville, ou plutôt à ses ruines, l’ex-étudiant en ingénierie a fait comme les autres: il est allé se recueillir au cimetière où reposent les trop nombreux martyrs de cette guerre dévastatrice. Une vidéo, publiée sur Facebook, raconte la suite en images: la tristesse au fond des pupilles, l’anémie sur les visages, la faim sur les lèvres. L’agonie d’une cité à bout de souffle.

«Une génération sacrifiée» 

Comble de la tragédie: cette reddition sous la contrainte a eu lieu presque quatre ans jour pour jour après l’effroyable massacre de centaines de personnes commis, selon les témoins et ONG, par des miliciens pro-Assad. A l’époque, l’opposition syrienne y avait vu une riposte brutale à l’abattement d’un hélicoptère militaire de l’armée syrienne par l’ASL (Armée syrienne libre). Sous le choc, la grande majorité des quelque 250’000 habitants de Daraya avaient fui la bourgade. Depuis, le régime – qui évoqua des représailles contre des «terroristes» – n’a jamais cessé de s’acharner contre ses derniers résistants. En quatre ans, ils ont connu les pires horreurs: l’encerclement de la ville, totalement coupée du monde depuis janvier, après la fermeture par le régime de la dernière route de contrebande la reliant avec Mouadamiya, le pilonnage incessant aux barils d’explosifs – à l’exception d’une minitrève amorcée en février 2016 –, la destruction des terres agricoles, la faim, la peur.

Fin août, les avions de l’armée syrienne ont même poussé le vice jusqu’à bombarder la cité au napalm, incendiant au passage le dernier hôpital de campagne de Daraya. Un véritable laboratoire de la terreur. Pis, une industrie de la torture à grande échelle traduisant une volonté des autorités d’asphyxier toute forme d’insoumission, pour reprendre le contrôle des territoires qui lui échappent.

Dans cette ville prison violemment punie pour sa désobéissance, même les convois humanitaires se sont heurtés à un mur. En mai 2016, une première tentative d’acheminement de nourriture et de médicaments avait échoué, malgré l’accord préalable des autorités. En lieu et place des provisions tant attendues, les habitants avaient reçu des tirs d’obus. Le mois suivant, un seul convoi de nourriture de l’ONU était finalement parvenu à entrer dans la ville. «Mais il y avait tout juste de quoi nourrir une fraction de la population pour seulement un mois», raconte Hussam Ayash.

En quatre ans de siège, le jeune homme a perdu 15 kg. «Pendant de longs mois, je n’ai mangé que du boulgour. C’est tout ce qui me restait dans mes réserves», dit-il. Et encore, il se sait chanceux. «Pour survivre, de nombreux habitants se sont nourris matin et midi et soir de feuilles bouillies. Les enfants de la guerre, nés ces quatre dernières années, n’ont jamais vu de pommes de leur vie ni connu le goût de la viande. Une génération sacrifiée», avance Ahmed Moudjahed, un représentant du Conseil local de la ville. «Le régime a utilisé les pires méthodes pour nous faire plier», dit-il.

En reprenant le contrôle de la cité rebelle, aujourd’hui à 90 % détruite, le pouvoir entend sécuriser le fameux aéroport militaire de Mezzé, situé non loin de là, et où se trouve le siège des services de renseignement de l’armée de l’air. Quatre années durant, il s’est acharné à dresser de Daraya le portrait d’une ville infiltrée par les djihadistes. Une accusation rejetée par ses habitants, fiers d’évoquer la composante à 100 % locale de leurs combattants, contrairement à d’autres régions du pays. «Parmi nos combattants, il y avait de nombreux étudiants qui ont pris les armes par la force des choses. A Daraya, deux factions islamistes mais non extrémistes ont constitué les forces rebelles: la Brigade des martyrs de l’islam et l’Union islamique des soldats du Levant. Elles se sont toujours opposées à la moindre forme d’alliance avec al-Qaida», explique Ahmed Moudjahed.

«L’expérience de Daraya était unique en son genre», observe le journaliste libanais Fida Itani, en rappelant qu’à l’inverse des autres villes rebelles, les forces anti-Assad étaient sous le contrôle du Conseil local, qui avait pour responsabilité d’élire le leadership militaire. «Une expérience révolutionnaire où le politique primait sur le militaire», précise-t-il. Cette conscience civique est à replacer dans l’histoire singulière de cette ville dont l’opposition au régime précède le soulèvement de 2011. Dès 2003, les activistes de cette banlieue damascène se font connaître pour leurs campagnes pacifiques contre la corruption ou encore leurs opérations de propreté urbaine. Une mobilisation que certains paient au prix fort: arrestation, incarcération, torture.

Huit ans plus tard, lorsque le vent de la révolte commence à souffler sur le monde arabe, la cité rebelle est une des premières à se réveiller. Dès le mois de mars, ses habitants défilent chaque semaine dans les rues en scandant «Silmiyyé, Silmiyyé» (Pacifique, pacifique), un rameau d’olivier ou une rose à la main. Sous les balles du régime, certains finiront par prendre les armes. Mais malgré la guerre, le projet démocratique reste ancré dans les esprits. Pétitions, vidéos documentant les exactions de l’armée syrienne, ateliers de lecture, séances de graffitis sur les murs perforés par les obus, cours d’anglais dans les sous-sols de la ville…

Rien, y compris au pic des bombardements – parfois une centaine par jour – ne parvient à les faire taire. Sous les bombes, un projet unique en son genre voit même le jour: l’ouverture d’une bibliothèque souterraine, composée d’ouvrages collectés au milieu des décombres. «Certains combattants faisaient partie de nos lecteurs assidus. Une façon de garder en vie leur part d’humanité, disaient-ils», confie l’activiste Ahmed Moudjahed, également cofondateur de cet espace culturel né sous les ruines du conflit.

Mise à mort de la rébellion nationaliste

Fin août, à bout de forces et de munitions, les derniers résistants de Daraya ont finalement cédé sous la pression pour éviter un nouveau massacre. «Idlib sera votre tombeau», a martelé l’un des soldats du régime. Pour Damas, la victoire est double: alléger le fardeau des forces pro-régime, mobilisées sur d’autres fronts, notamment celui d’Alep, et faire de Daraya un exemple. A terme, Bachar el-Assad entend ainsi renforcer son emprise sur la «Syrie utile» (qui comprend notamment la côte, le centre et Damas).

Pour les révolutionnaires de Daraya, la défaite est particulièrement douloureuse. Ils y voient un nouvel échec de la communauté internationale à stopper la violence de Damas. «Le monde entier a regardé la descente aux enfers de Daraya, mais personne n’a rien fait. L’ONU s’est contentée d’appels répétés à lever le siège. Encore un incident qui, comme les attaques chimiques non sanctionnées, va renforcer le sentiment d’impunité de Bachar el-Assad», déplore Abou Moustafa, un ancien avocat devenu rebelle.

Outre l’illustration flagrante des transformations géographiques et démographiques imposées par Damas, l’expérience de Daraya signale également la lente mise à mort de la rébellion nationaliste des premières années de la révolution. «La fin de Daraya est une nouvelle étape vers une rébellion qui n’est plus nationale mais régionale, concentrée dans le nord de la Syrie et de plus en plus dominée par les djihadistes et les islamistes du Nord», observe le journaliste et analyste Sam Heller dans un article pour la Century Foundation. Condamné à refaire sa vie à Idlib, où les enjeux sont différents, l’activiste Hussam Ayash ose pourtant rester optimiste. «Daraya, ce n’est pas seulement une ville, c’est un esprit, un mode de pensée, dit-il. On fera tout pour le maintenir en vie.» (Article publié en page 16 du quotidien Le Figaro, du 19 septembre 2016)

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«Il n’y a pas de trêve à Alep»

Après cinq jours de répit, les habitants d’Alep ont renoué avec l’angoisse des bombes et des raids aériens. Hier (le 18 septembre) en milieu d’après-midi, plusieurs frappes – au moins quatre – ont visé des quartiers rebelles. Anouar, un informaticien, joint via Skype, nous dit: «Oui, aujourd’hui des avions russes et du régime ont attaqué plusieurs quartiers à l’est d’Alep. Il y a de nombreuses victimes et blessés. Pour moi, il n’y a pas de trêve à Alep, mais des missiles, des roquettes et des avions de chasse. Il n’y a pas de cessez-le-feu à Alep.»

Des bombardements qui viennent s’ajouter à une aide humanitaire toujours bloquée le long de la frontière turque en raison de la présence des soldats syriens sur la route du Castello, un axe stratégique au nord d’Alep par lequel doivent transiter les convois de l’ONU. Le colonel Ahmed Mohamed de l’Armée syrienne libre répond via WhatsApp : «Les Russes et le régime ne respectent pas le cessez-le-feu. Ils ne tiennent pas leurs promesses. Ils ne se sont pas retirés de la route du Castello, ils y sont encore avec leurs chars et leurs drapeaux. Pendant ce temps, ils nous bombardent, ils nous tirent dessus. Alors, nous nous préparons nous aussi. Nous sommes prêts à mener une opération militaire s’il le faut, mais ce sera seulement pour nous défendre en réponse aux attaques.»

De leur côté, Moscou et Damas accusent ces rebelles de profiter de la trêve pour se regrouper et faire le plein de munitions et d’armement. (Omar Ouahmane, France Culture, journal de 7 heures, le 19 septembre 2016)

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