Syrie. «Ce qui se passe est monstrueux. Il n’y a pas d’équivalent depuis le début de la guerre»

Par Luc Mathieu

C’est un drame humanitaire hors normes qui frappe le Nord-Ouest syrien. Des dizaines de milliers de personnes, femmes et enfants en majorité, ont encore fui ces derniers jours leurs villes et villages pour remonter vers le nord et échapper aux bombardements russes et à l’avancée des troupes syriennes vers l’ouest. Elles partent en voiture quand elles le peuvent, à pied sinon. Elles se retrouvent sans rien, sans abri, sous -5 °C la nuit. (Voir ci-dessous les témoignages recueillis par Hala Kodmani.)

Plus de 875’000 personnes ont été déplacées depuis décembre dans la province d’Idlib et dans celle voisine d’Alep, selon l’ONU. Des flots de population d’une ampleur comparable aux Rohingyas fuyant vers le Bangladesh voisin le nettoyage ethnique dans l’ouest de la Birmanie entre 2017 et 2018.

«Ce qui se passe est monstrueux. Il n’y a pas d’équivalent depuis le début de la guerre. Nous sommes complètement dépassés, nous ne savons plus quoi faire, dit un travailleur humanitaire syrien. Nous aurions pu gérer 100’000 personnes supplémentaires, pas 800’000. Les gens dorment dans leur voiture, dans des tentes fabriquées avec des bouts de tissu. Ils brûlent ce qu’ils peuvent, jusqu’à des vêtements, pour se réchauffer. Mais des enfants meurent de froid.»

«Cessez-le-feu»

Le régime syrien a continué sa progression dimanche et lundi 16 et 17 février. Précédé par les frappes aériennes de son allié russe, il s’est emparé d’une trentaine de villages dans la campagne de l’ouest d’Alep, sans avoir besoin de combattre. Les rebelles qui les contrôlaient, parfois depuis 2012, se sont retirés sans résister. L’offensive a permis à Damas et à son allié russe de sécuriser l’un de ses principaux objectifs: reprendre le contrôle de l’autoroute M5, qui relie Alep à Damas, la capitale. La ville d’Alep est par ailleurs désormais hors de portée des roquettes des groupes rebelles. Le ministère syrien des Transports a annoncé lundi la réouverture aux vols civils de l’aéroport de la ville.

L’armée du régime ne s’est pas arrêtée pour autant. Elle a continué à progresser vers la frontière turque. La ville de Darat Izza, à une trentaine de kilomètres au nord d’Alep, a été bombardée. Si elle venait à tomber, les soldats syriens seraient en mesure de prendre le poste-frontière de Bab al-Hawa, par où transite une partie de l’aide humanitaire pour les camps de déplacés. Ils pourraient aussi couper la route qui mène au canton d’Afrine, et où tentent de se réfugier des habitants chassés d’Idlib.

Iront-ils aussi loin? «Si Bab al-Hawa est repris, c’est fini. Les rebelles et les forces turques ne pourront plus rien faire», explique Thomas Pierret, chercheur au CNRS. Si l’on en croit les déclarations officielles, la Turquie, qui soutient la rébellion contre le régime de Bachar al-Assad tout en ménageant ses liens avec la Russie, ne laissera pas les troupes syriennes avancer autant.

Mercredi, le président Recep Tayyip Erdogan a menacé Damas et exigé que ses troupes reculent sur plusieurs fronts récemment conquis. Des renforts de véhicules blindés, dont des chars, et de soldats des forces spéciales sont régulièrement envoyés en Syrie. Le gouvernement turc multiplie les rencontres avec des représentants de Moscou pour qu’il exige de Damas un arrêt des attaques. «Il est nécessaire d’établir un ultime cessez-le-feu qui ne devra pas être violé», a déclaré dimanche le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu.

Mais en réalité, les troupes syriennes continuent à progresser et les avions russes ne cessent pas leurs frappes. «La Turquie a une marge de manœuvre très limitée. Elle sait que si les camps de déplacés le long de sa frontière sont bombardés, cela provoquera un nouvel afflux de réfugiés sur son territoire. Elle n’est pas en mesure de reprendre le terrain perdu ces dernières semaines», poursuit Thomas Pierret.

«Lignes rouges»

Lundi, la Turquie a annoncé que les pourparlers avec la Russie se prolongeraient jusqu’à mardi. L’hypothèse d’un retour à l’accord précédent, signé en 2018 à Sotchi, est exclue. Celui-ci prévoyait une zone «démilitarisée» le long de l’autoroute M5 qui passait par un retrait des jihadistes de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), majoritaires à Idlib, et l’installation de postes d’observation turcs. La majorité de ces bases militaires sont aujourd’hui derrière les lignes de front. Ankara ne peut plus désormais que tenter d’obtenir «une désescalade».

«Nous faisons confiance à la Turquie depuis le début, mais pour quel résultat? Il y a sans arrêt des “lignes rouges” qui sont franchies. Erdogan menace, mais sans rien sur le terrain au-delà des discours, dit le travailleur humanitaire. La Turquie a même ordonné aux groupes rebelles de se retirer et de ne pas résister aux avancées des troupes syriennes à l’ouest d’Alep. Nous n’avons même pas obtenu la création d’une zone protégée le long de la frontière où les déplacés pourraient s’installer en sachant qu’ils ne seront pas attaqués. Cela ressemblerait à Gaza mais ça ne pourrait pas être pire qu’aujourd’hui. Nous avons besoin de savoir, les familles qui arrivent nous le demandent sans arrêt: “Où pouvons-nous aller pour ne plus être bombardés?”» (Publié dans le quotidien Libération, le 18 février 2020)

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Syrie. «Avec l’escalade des bombardements, il n’y a pratiquement plus de routes sûres, ni de lieu pour s’abriter»

Par Hala Kodmani

Sur les routes du nord-ouest syrien, des flots de voitures tentent de rejoindre la frontière turque en catastrophe, où les camps de déplacés ne cessent de s’étendre.

Oum Mohamad (36 ans)

Originaire de Saraqeb, elle vient d’arriver avec sa famille (son mari et ses quatre enfants) à proximité du gigantesque camp d’Atmeh, au nord d’Idlib. Collés à la frontière turque, ces campements mis en place depuis 2014 n’ont cessé de s’étendre et abritent aujourd’hui un million de réfugiés, venus de toutes les régions syriennes. Contactée par Libération, elle raconte son exode au milieu des combats.

«Pendant des semaines, depuis décembre, on a été sous les bombardements incessants des aviations russe et syrienne. On en avait l’habitude à Saraqeb, régulièrement visé depuis des années, mais pas au rythme infernal qu’on a connu les derniers jours. Comme on n’avait pas de voiture, ni suffisamment d’argent pour payer un transport, on est parti à pied nous réfugier dans un village plus tranquille à proximité. Mais au bout d’une semaine, les bombardements nous ont suivis et les forces d’Al-Assad s’approchaient du village. Nous sommes partis en catastrophe. Nous avons marché 5 kilomètres avant de trouver un chauffeur de taxi qui conduisait sa famille et a accepté de nous embarquer. Nous nous sommes entassés à onze dans la voiture, avec des bagages sur le toit. Nous sommes arrivés tous ensemble à la frontière turque après avoir passé deux jours sur la route.

«Les 20 kilomètres de route de Sarmada à Atmeh étaient bloqués, surchargés par les flots de déplacés partis des régions d’Idlib et d’Alep fuyant l’avancée des troupes d’Al-Assad. Avec l’escalade des bombardements ces derniers jours, y compris sur les camps près de la frontière turque, il n’y a pratiquement plus de routes sûres à emprunter, ni de lieu pour s’abriter. Mais on se dit qu’à proximité de la frontière, l’aviation ne devrait pas nous viser.»

Ismael Cheikh Hassan (31 ans)

Il est arrivé dans la localité de Khirbet al-Joz, sur la frontière turco-syrienne au nord-ouest d’Idlib où des camps sont installés depuis cinq ans pour abriter les déplacés de la région de Lattaquié qui avaient fui les combats. Avec les nouveaux arrivants, on estime à environ 15’000 le nombre de déplacés dans cette zone.

«Enfin, on est arrivés près du camp! Enfin, on a obtenu, au bout de deux jours, une tente que l’on est en train de dresser. Elle nous a été donnée par une organisation humanitaire turque et nous l’installons au flanc de la montagne sous les oliviers. Nous la partageons à quatre familles avec mes trois frères, leurs femmes et leurs enfants. Soit 20 personnes, dont 12 enfants, sous une tente prévue pour 6. Mais on est à proximité du grand camp, avec la possibilité d’accéder aux sanitaires collectifs. Il n’y en a qu’un, à partager par 30 tentes. C’est extrêmement difficile.

«Ça fait plus de dix jours que nous sommes partis de Saraqeb. La route a été longue, éprouvante. Tout le long de ce parcours d’une trentaine de kilomètres, il fallait emprunter une petite route de campagne qui formait un bouchon continu. Les camions, voitures ou charrettes chargées de gens et de leurs affaires n’avançaient pas. Il y en avait tant! Et on était obligés de faire le chemin en plusieurs fois puisque les bombardements sur les routes et les communes nous empêchaient de poursuivre. Mais on va enfin pouvoir dormir ce soir à l’abri et à l’horizontal, et manger un repas chaud que ma femme a commencé à préparer sur un feu qu’elle a improvisé en rassemblant des bouts de bois. Puis le temps s’est calmé, après les pluies et les neiges des dernières semaines. Il paraît qu’il fait 4° C aujourd’hui, mais le sol a séché. En étalant nos bâches en plastique et nos couvertures, et l’épuisement aidant, on va bien dormir cette nuit.» (Témoignages publiés dans Libération en date du 18 février 2020)

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