«La révolution syrienne est un bébé; il a besoin d’être nourri»

Un enfant dans les ruines de Ma’arrat al Numa le 17 octobre 2012
Un enfant dans les ruines de Ma’arrat al Numa le 17 octobre 2012

Par Ewa Jasiewicz

Nous nous trouvons à Ma’arrat al Numa, une ville libérée sur le front dans la province d’Idlib en Syrie. Abritant auparavant 120’000 personnes, la population de la localité se situe désormais entre 4000 et 10’000 personnes. Les familles qui ne peuvent se permettre de fuir vivent dans des ruines, des abris de fortune et même dans des caves. La destruction est partout. Des tas de gravats obstruent les rues entre des minarets bombardés et des magasins détruits par les flammes. Des ensembles locatifs en partie effondrés dévoilent des salons béants. Le bruit des tirs d’obus se fait entendre tous les jours depuis la base militaire du régime de Wadi Deif, qui se situe à proximité. C’est principalement des combattants locaux de l’Armée syrienne libre (ASL) qui tiennent les lignes du front, aux côtés de ceux de Ahrar al Sham et de Jabhat al-Nosra [islamistes, dont les «jugements» et méthodes ont été dénoncés par l’ASL] qui jouent un rôle moindre. L’armement insuffisant va de pistolets et de mitrailleuses pris lors de raids au «canon de l’enfer», un lanceur de «missiles» fabriqué à partir d’un tracteur dont les missiles sont des bouteilles (bombonnes) de gaz utilisés pour cuisiner. La sous-station [gare de bus] de la ville, les installations d’eau et les conduites ont toutes été détruites. Il est impossible de réparer les conduites en raison de leur proximité avec le camp militaire de Wadi Deif. [Voir carte, ci-dessous.]

1:  Maarat al-Numan; 2: camp militaire de Wadi Deif
1: Ma’arrat al Numa; 2: camp militaire de Wadi Deif

 

Les blessés sont transportés par les combattants ou les médecins volontaires vers des «hôpitaux clandestins», loin de la ligne de front, où les opérations sont réalisées dans une cave avec pour éclairage une lampe fabriquée à partir d’une antenne parabolique sur laquelle une dizaine d’ampoules a été fixée. Le service tourne sur la base d’une aide provenant au compte-gouttes de Turquie ainsi que grâce à un engagement volontaire 24 heures sur 24 distribué entre quelques dizaines d’infirmières et de docteurs épuisés. Ma’arrat al Numan est toujours une ville en guerre.

Nous nous trouvons dans le lugubre jardin d’une veuve et mère de six enfants, Om Abid. Ahmad, un activiste et volontaire du Basmat Amal (le sourire de l’espérance [1]), une organisation de secours d’origine locale, nous y a conduit. Il est en train de distribuer une donation de 500 livres syriennes envoyée par une riche Syrienne vivant en Arabie saoudite. C’est une goutte dans un océan. Le prix d’une bombonne de gaz de cuisine s’élève à 3000 livres syriennes contre 1ooo il y a deux ans, le pain atteint 25 livres syriennes. L’eau doit être livrée par camions et son coût s’élève à 500 livres syriennes par semaine alors qu’une boîte de 30 bougies, dont le prix était auparavant de 70 livres syriennes, atteint maintenant 300 livres syriennes. L’obscurité règne durant les nuits.

Le secours (l’aide) ne semble pas d’ordre révolutionnaire, mais en maintenir l’arrivée est un moyen de continuer et de rester sur place. Bas-mât Amal est l’une des quatre organisations locales appartenant à un comité de coordination du secours qui fait partie d’un Conseil plus large comprenant des comités chargés de la sécurité et des aspects militaires, des affaires sociales et des «médias» et moyens de communication.

Basmat Amal reconnaît le rôle que l’aide peut jouer dans l’achat de loyautés selon le programme d’un donneur et à quel point le désespoir peut être dépolitisant. L’autosuffisance est clé. En ouvrant les premières écoles primaires à Ma’arra depuis que la révolution a commencé, un supermarché de produits à bas prix, de l’argent pour les veuves et une fabrique de savon et de shampoing en projet, ils espèrent favoriser l’autonomie et renforcer la communauté locale. Ils se considèrent toujours comme des participants à une révolution qui a débuté par des manifestations pacifiques, mais qui a dû faire face aux balles, puis aux bombes et enfin aux avions de guerre jusqu’à ce que des protestations de rue suicides ne constituent plus une option. Selon Basmet Amal, depuis novembre 2011, 850 personnes ont été tuées, 2000 maisons, 20 écoles et 15 mosquées détruites. Nous entendons encore et toujours cette phrase: «Nous nous battons pour notre dignité.»

Ewa Jasciewicz à Gaza, en novembre 2009
Ewa Jasiewicz à Gaza, en novembre 2009

Quelle est cependant la place des gens – en particulier des femmes – dans la participation à leur propre secours? Les gens peuvent-ils se réunir et prendre des décisions collectives? Ahmed: «Tout le monde est enfermé chez soi. Tout le monde ne se préoccupe que de ses propres problèmes.» «Mais il y a toujours des problèmes partagés, non?» lui demandons-nous. «Je pense que oui, mais faire en sorte que des gens se rassemblent en un endroit, qu’ils s’y sentent en sécurité est un combat.» Tandis qu’il nous parle, les bombardements et le bruit des tirs claquent au loin. Ni les téléphones mobiles ni les lignes fixes ne fonctionnent à Ma’arra. Il y a cependant Internet si vous disposez d’un satellite et d’un générateur. Les autres informations circulent porte à porte, face à face. Les relations familiales et les réseaux de voisinages se sont fracturés en raison de l’hémorragie d’autant d’habitant·e·s. Qui s’occupera des enfants? Qui vous conduira à la maison lorsque le carburant et les voitures sont devenus aussi rares? Et même si vous parvenez à réunir un groupe, avec 90% de votre ville en exil, que représentez-vous?

Ewa Jasciewicz partant de Gaza, en novembre 2009, après un séjour
Ewa Jasiewicz partant de Gaza, en novembre 2009, après un séjour

C’est une conversation en cours tout au long de notre voyage: «Comment bâtir les conditions de la participation des gens?» Si Basmet Amal compte 30 volontaires actuellement, comment arriver à élever ce chiffre à 100 et plus? En particulier sous l’ombre portée de la militarisation et du confessionnalisme ainsi que des intérêts extérieurs, régionaux et locaux, qui «tous veulent manger de la Syrie». Comment maintenir une révolution dont on ne cesse de vous dire que c’est une guerre civile, que c’est terminé, que le terrain est désormais aux «seigneurs de guerre» qui mangent le cœur de leurs opposants et tuent les enfants d’une balle dans la tête, que c’est en train de briser la Palestine et que cela sera une seconde édition de l’Irak, quelque chose que vous n’auriez jamais dû commencer, ce n’est pas votre révolution. Que faire avec ce message? Pour nombre d’entre nous, en Occident, c’est la même chose, c’est trop compliqué, laissons cela aux grands garçons, on ne peut s’impliquer là-dedans, il n’y a rien que l’on peut faire, ce n’est pas votre révolution. L’isolement et les peurs de dépossession ainsi que la tâche de créer des espaces de résistance et de revendication sont éclipsés par un programme dicté par l’urgence, commandé par ce qu’il faut panser immédiatement (a what-bleeds-lead agenda).

C’est un après-midi d’une chaleur brûlante et nous sommes dans le jardin alangui de centre de médias de Kafranbel, parlant de la solidarité avec des organisateurs locaux. Le centre est célèbre pour sa production de banderoles dont les slogans se répandent partout. Lors de la visite de l’envoyé de l’ONU, Lakhdar Brahimi [Algérien, né en 1934, ayant été ministre des Affaires étrangères du régime, représentant de Ligue arabe auprès de l’ONU; son frère a fait ses études à Lausanne dans les années 1960], des habitant·e·s élevèrent une banderole sur laquelle il était écrit: «BRAHIMI: “PEU IMPORTE DE FAIRE BRÛLER LE MONDE VOLONTAIREMENT QUE D’AVOIR ASSAD UN JOUR DE PLUS” VA TE FAIRE FOUTRE». Et «ETATS-UNIS: VOUS AVEZ CONNU UNE FOIS LE 11 SEPTEMBRE, NOUS LE VIVONS TOUS LES JOURS».

Amer, une sentinelle locale, indique: «Nous ne recevons jamais de visites de militants, seulement de journalistes. Nous voulons leur montrer nos manifestations, mais ils disent seulement: “emmenez-nous vers les combattants”.» C’est une obsession commune. En mai dernier, la chaîne de TV Al Jazeera faisait un reportage à Raqqa, au centre de la Syrie, mais s’est concentrée complètement sur des membres d’Al-Qaida [Al-Nosra] coupant la tête de trois personnes et non sur les manifestations des travailleurs du secteur public exigeant le versement de salaires de l’argent pillé de la banque centrale ou encore sur les contestations contre les tribunaux de Charia.

Nous discutons de l’idée d’un projet conjoint «d’informations sous les informations [qui dominent]» qui puisse faire connaître les luttes que les grands médias ignorent. Mona, une activiste féministe locale, qui travaille sur un projet de soutien aux enfants appelé le Karama Bus (le bus de la dignité) [2], est peu enthousiaste. «Tout le monde en Syrie sait ce qui se passe. C’est une bonne idée mais nous n’en avons pas la capacité. Nous n’avons littéralement pas les gens sur le terrain. Trop de militants syriens se trouvent à l’extérieur, en Turquie ou au Liban. Ils ont besoin d’être ici.» Nous parlons de partage de compétences, de façon de faciliter les rencontres et d’organiser mais soulignons sans équivoque que c’est là un territoire dangereux pour les activistes étrangers parce qu’il reproduit les dynamiques coloniales dans lesquelles l’Occidental blanc explique aux Arabes ce qu’il doit faire et comment il doit s’organiser: le «facilitateur» d’une ONG qui dirige, règle et exerce le pouvoir sur les locaux. Mais des entraînements conjoints entre des activistes syriens et des personnes parlant l’arabe sont acceptés, cela pourrait être une chose utile…

De retour à Ma’arra, les choses continuent. Nous mangeons le déjeuner en compagnie d’un jeune médecin qui soigne les combattants sur le front. «Vous étiez à Kafranbel? Ils disposent de trois hôpitaux en état de marche là-bas. Nous n’en avons qu’un et nous sommes sur le front! Je ne comprends pas pourquoi ils ne nous aident pas.» Les urgences absorbent l’énergie. Il explique que «notre révolution est un bébé. Elle a besoin de lait, de nourriture, elle a besoin de grandir. Nous voulons bien sûr que les gens organisent leurs propres représentations, mais ça c’est marcher, c’est plus loin sur le chemin. Nous avons besoin actuellement de survivre.» Comme s’il s’agissait d’un signal, un avion de guerre déchire le ciel au-dessus de nous. Le médecin commence à prononcer des prières. Son épouse, une organisatrice, mais qui ne peut toujours pas se rendre au cybercafé sans un proche masculin, commence à respirer doucement et à s’éventer. L’avion s’en va. Nous sirotons notre thé en silence jusqu’à ce que nous trouvions nos mots pour parler à nouveau. (Traduction A l’Encontre)

[1] https://www.facebook.com/JmaetBsmtAml
[2] https://www.facebook.com/alkarama.bus

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* Reportage publié le 18 juillet 2013 sur le site du New Statesman, hebdomadaire publié à Londres. Ewa Jasiewicz est militante libertaire et pacifiste et journaliste free lance. Elle a milité contre l’intervention états-unienne contre l’Irak de Saddam Hussein, tout en dénonçant cette dictature. Elle est active pour la défense des droits des Palestiniens. Les noms des personnes ont été modifiés par l’auteure pour des raisons de sécurité.

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