«La révolution impossible a eu lieu malgré tout»

Yacine Al-Hadj Saleh
Yacine Al-Hadj Saleh

Entretien avec Yacine Al-Hadj Saleh
conduit par Benjamin Barthe

L’essayiste politique syrien Yacine Al-Hadj Saleh est l’un des principaux théoriciens de la révolution anti-Assad. Agé de 52 ans, ancien membre du Parti communiste, il a vécu jusqu’au début du mois d’août 2013 dans la Ghouta, la banlieue de Damas touchée par l’attaque chimique du 21 août. Il réside désormais, clandestinement, dans une autre région de la Syrie. Le quotidien Le Monde [daté du 12 septembre, p. 3] a pu le contacter par Skype, avec l’aide du politologue libanais Ziad Majed.

Que pensez-vous de la proposition russe visant à mettre l’arsenal chimique syrien sous contrôle?

Yacine Al-Hadj Saleh : L’initiative russe a brouillé les cartes et ouvert la porte à des manœuvres diplomatiques qui pourraient s’éterniser. Cette initiative n’aurait pas pu être possible si Moscou et le régime de Damas lui-même n’avaient pas senti l’hésitation occidentale. Ils ont offert à l’Occident ce qui pourrait lui permettre de ne pas intervenir. J’étais convaincu, depuis que l’on a évoqué la frappe à la suite du massacre à l’arme chimique commis par le régime Assad, qu’une telle réaction était trop morale et dénuée d’intérêts pour que les Américains l’adoptent.

Vous sentez-vous à nouveau abandonné par la communauté internationale?

L’initiative russe et l’aval de principe des Occidentaux montrent l’immoralité du système international qui ne se préoccupe pas de la mort de dizaines de milliers de Syriens depuis trente mois. Dépouiller le régime de son arsenal chimique tout en le laissant en place, ce n’est pas ce n’est pas faire justice. Depuis quand laisse-t-on un criminel libre s’il se contente de rendre l’arme du crime? Les observateurs évoquent la satisfaction de «tout le monde» à la suite de cette initiative. Tout le monde peut-être, sauf le peuple syrien !

L’hypothèse de frappes contre le régime syrien a suscité et continue de susciter beaucoup de peurs en France, notamment celles d’un embrasement régional et d’une montée des djihadistes. Que répondez-vous?

L’après-frappe suscite nos peurs aussi. C’est pour cela que si une attaque était finalement déclenchée, il faudrait qu’elle s’intègre dans une stratégie plus large, qui inclue de renverser le régime ou du moins de faciliter son renversement par les révolutionnaires. Si tout cela avait été fait il y a un an, la situation, aujourd’hui, aurait été meilleure pour tout le monde. Les trente derniers mois ont démontré que la pire action est l’inaction. Un pays entier, situé dans une région cruciale de la planète, est laissé en ruine. Les groupes djihadistes sont les seuls à bénéficier d’une situation de chaos généralisé. Le régime n’est pas un rempart contre eux, au contraire. Ils se légitiment l’un l’autre et coexistent parfaitement.

Au sein des gauches arabes et occidentales, beaucoup estiment que la révolution syrienne est instrumentalisée pour affaiblir le camp le camp de la résistance à Israël. Votre avis?

J’ai été membre de la branche du Parti communiste qui s’est opposée à Hafez Al-Assad [le père de l’actuel président syrien]. Puis j’ai été emprisonné de 1980 à 1996, et durant cette période, j’ai cessé d’être communiste [du PC à filiation stalino-nationaliste – réd.]. Il me semblait que le communisme étouffait les demandes de liberté et de justice. Je constate qu’en Syrie et ailleurs, beaucoup de communistes ont fait le contraire. Ils ont sacrifié la dimension morale, pour s’attacher au rite.

Ces milieux sont restés en retrait de la révolution, car ils sont enfermés dans une mentalité de clan. Ils sont à l’écart de la lutte réelle des gens et compensent cette distance par des considérations externes, comme une pseudo-lutte contre les Etats-Unis.

Les Américains et les Israéliens ont sûrement des plans. Mais qui, sinon le régime, a détruit la Syrie, une destruction qui dépasse les rêves les plus fous de la droite israélienne ?

Quelles sont les conditions de vie dans la Ghouta ?

Depuis la libération de cette zone, le régime a coupé l’électricité, les réseaux de communication et l’eau, pour la punir. La population s’éclaire grâce à des générateurs électriques chinois. Le litre d’essence vaut presque deux dollars et les générateurs consomment 1 litre par heure. Les plus pauvres se contentent de lampes de poche. Les gens vivent la plupart du temps dans les sous-sols, pour des raisons de sécurité. L’eau est utilisée d’abord pour boire ou se laver, et ensuite pour les toilettes. Mais la vie continue. Les gens cultivent des légumes sur des petits lopins, à un mètre de l’endroit où les corps sont enterrés. Le voisinage entre la mort et la vie est l’une des caractéristiques de la Ghouta.

Vous avez écrit très tôt que cette révolution était «impossible». Pourquoi? Une issue heureuse est-elle encore possible ?

Impossible parce que le régime n’est concerné que par sa perpétuation et qu’il est prêt à tout faire pour maintenir le clan Assad au pouvoir. Impossible aussi parce que la société est chargée de tensions, tant le régime l’a fracturée et a empêché l’émergence de forces alternatives. Mais la révolution impossible a eu lieu malgré tout. Je ne parlerai pas d’une fin heureuse. La seule chose qui pourrait apaiser un peu les douleurs des Syriens et qui permettrait d’ouvrir une nouvelle page, où tout sera difficile, est la chute du régime

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Le titre choisi par le quotidien Le Monde était le suivant: «Les trente derniers mois ont démontré que la pire action est l’inaction»

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