Chili. Juin 1972: deux options se font face. L’enseignement actuel de l’histoire au Chili

Salvador+AllendeEn date du 11 septembre 2013, nous avons publié sur ce site une conférence donnée en 1990, à Mexico City, par Pedro Vuskovic Bravo. Elle était intitulée: «Les années Allende et la mémoire historique». Dans cet exposé, Vuskovic fit légèrement allusion aux différends qui eurent lieu au sein du gouvernement de l’Unité Populaire, en juin 1972, différends portant sur les choix économiques, avec leurs implications politiques, sociales et celles de la participation directe des travailleurs dans le processus de transformation.

En 1986, dans un long entretien avec Veronica Montecinos, qui préparait une thèse de doctorat à l’Université de Pittsburgh, Vuskovic résume les différences d’orientation débattues et le fait qu’il perdit cette bataille. Cet entretien est reproduit sous le titre «Recordando el Gobierno de Allende» dans l’ouvrage Obras Escogidas Sobre Chile 1964-1992, 1993. Nous avons choisi ici le passage concernant plus spécifiquement le débat de juin 1972 (p. 294-295).

Pour en saisir l’importance, il faut avoir à l’esprit que, dans cette conjoncture, le Parti communiste chilien (PCC) se prononça (avec le Parti radical) avec fermeté en faveur d’une «modération» afin d’obtenir un accord avec la Démocratie chrétienne et pour faire face aux «difficultés constitutionnelles» concernant l’Aire de propriété sociale (APS).

Orlando Millas, de la direction du PCC, publia un document qui se fondait sur deux arguments: 1° les erreurs politiques et économiques ont conduit à un affaiblissement des rapports de forces en faveur de la classe ouvrière et de l’Unité Populaire; 2° il faut donc faire des concessions pour neutraliser des secteurs sociaux déterminés. Voilà les arguments auxquels fait allusion Vuskovic dans le texte publié ci-dessous.

L’autre option, défendue par Vuskovic, mettait l’accent sur: 1° accentuer les réformes pour élargir la base sociale active; 2° accroître l’aire sociale et l’intervention étatique pour combattre l’inflation, la spéculation, les pénuries liées aux stockages spéculatifs; dans cette perspective donner plus de poids aux initiatives des travailleurs (et non pas à la «discipline du travail», avec un poids accru de la hiérarchie comme le soulignait le document d’Orlando Millas). Allende se rallia à la première option.  Le courant représenté par Vuskovic, cet indépendant proche personnellement d’Allende, défendit la seconde position. Mais il fut perdant. Le 19 juin 1972, Vuskovic est remplacé à l’Economie par Carlos Matus, aux Finances, Orlando Millas prend le poste occupé par Américo Zorilla. Une étape se terminait. Une nouvelle s’ouvrait. Elle conduisait, pour faire court, à septembre 1973.

En quelque sorte, en référence au titre de la conférence de Vuskovic, mise en ligne le 11 septembre 2013, nous publions ci-dessous un article de Veronica Smink, correspondante de la BBC Mundo, Cono Sur, sur l’enseignement dans le Chili actuel de l’histoire du gouvernement Allende et du coup d’Etat de Pinochet. Une autre dimension du poids, sur la durée, des contre-révolutions. (C.A. Udry)

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Par Pedro Vuskovic

«Depuis la fin de 1971, au sein du gouvernement de l’Unité Populaire, il était de plus en plus préconisé que soient effectués une révision et un bilan de l’orientation et de la direction de la politique économique. Le thème fut, finalement, traité lors de ce qui est connu sous le nom du «conclave [assemblée délibérante] de Lo Curro» [dans la région de Santiago], au mois de juin 1972. Y participèrent le Président Allende, les dirigeants des partis et les Ministres concernés. L’unique point d’accord partagé était le suivant: dans les circonstances présentes, de nouvelles décisions économiques s’imposaient absolument. Toutefois, sur le contenu essentiel du changement à opérer se profilaient deux positions antagoniques.

D’un côté, on proposait des actions qui permettraient de récupérer et de renforcer une capacité de direction de l’économie et de son contrôle, capacité qui allait en s’affaiblissant. Cette option supposait, entre autres, de compléter l’intégration de l’Aire de Propriété Sociale (APS) et d’en faire l’axe directionnel du fonctionnement du système économique. Dès lors, il s’agissait de redéfinir, en relation avec cette option, des conditionnalités plus marquées pour ce qui avait trait aux relations avec le secteur privé, en réduisant de manière drastique ses possibilités d’obstructions et de sabotages, ainsi qu’en imposant un contrôle plus grand sur les prix comme sur les procès de production et de circulation.

De l’autre côté, étaient mises en avant des propositions tendant à donner des garanties et à favoriser un fonctionnement «plus libre» du secteur privé; à restructurer le système de prix autorisés [administrés], autorisant des hausses particulièrement dans le secteur de l’APS, de telle façon à ce que les entreprises puissent améliorer leur taux d’autofinancement. Il s’agissait de même de «modérer» l’intensité et les objectifs de transformation, afin d’atténuer l’opposition politique et de chercher des alliances pour empêcher, comme d’aucuns l’ont dit alors, l’isolement de la classe ouvrière.

Dans cet affrontement, je me suis trouvé du côté des perdants et, dès lors, s’imposait un changement de «l’équipe» économique. Remplacé au poste de Ministre de l’Economie, j’ai demandé au Président qu’il me libère, au moins pour un certain temps, d’assumer d’autres tâches […]. De fait, à partir de ce moment j’ai cessé d’intervenir dans les décisions économiques à court terme.»

Allende demanda, toutefois, à Vuskovic de prendre la vice-présidence exécutive du CORFO, c’est-à-dire de la Corporación para el Fomento de la Producción. Cette structure «planificatrice» devait développer des projets concernant le financement, à moyen terme, de l’APS, entre autres. Allende donna un statut de ministre à ce poste ce qui fit que Pedro Vuskovic , selon ses propres termes, «fut l’un de ceux, peu nombreux, qui furent membres du gouvernement Allende du premier au dernier jour». (Traduction A l’Encontre)

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L’enseignement du coup d’Etat de septembre dans le Chili d’aujourd’hui

imagePar Veronica Smink

Cette semaine on ne parle que de cela au Chili. La commémoration du quarantième anniversaire du coup d’Etat – qui a renversé le président socialiste Salvador Allende et qui a inauguré presque deux décennies de gouvernement militaire – a obligé le pays à opérer une profonde révision de cette période de l’histoire récente. Or, alors que ce sujet est débattu dans presque tous les secteurs de la société chilienne, il reste un lieu où l’on n’en parle très peu: les écoles.

La réforme de l’éducation de 2009 on a formellement intégré au programme scolaire l’enseignement concernant le coup de septembre 1973 et les 17 années de gouvernement militaire d’Augusto Pinochet. Néanmoins, dans la pratique, cette thématique n’est pas enseignée dans la majorité des écoles. C’est ce que des étudiants, des professeurs et des universitaires chiliens ont confirmé lors d’entretiens avec la chaîne BBC Mundo, Cono Sur. Ils affirment que, malgré les années écoulées, le sujet est encore considéré comme étant trop controversé pour être abordé dans une salle de classe.

En 2006, Maria Isabel Toledo, universitaire de la Faculté de psychologie de l’Université Diego Portales [université privée établie à Santiago depuis 1982], a réalisé une enquête qui a révélé que dans 49% des écoles, cette période historique n’est pas abordée au cours de l’enseignement. Maria Isabel Toledo, qui effectue une recherche pour savoir comment les écoles abordent l’enseignement de thèmes controversés comme celui du régime militaire, a expliqué à BBC Mundo, Cono Sur que même après toutes ces années, ce thème n’est pas enseigné dans la moitié des institutions éducatives.

Choc idéologique

Selon cette spécialiste, une partie du problème est que la très grande majorité des professeurs d’histoire chargés d’enseigner dans les écoles secondaires (collèges), tendent à s’identifier avec une idéologie de centre gauche. Par contre, beaucoup de ces écoles sont administrées par des propriétaires [le système scolaire est très largement privatisé et 44% des jeunes entre 15 et 29 ans ne terminent pas la phase de l’enseignement secondaire] qui s’identifient avec une politique de centre droite [autrement dit avec des forces politiques en sympathie avec l’actuel gouvernement de Sebastián Piñera qui se situent dans une continuité avec le pinochetisme].

«Les professeurs craignent que s’ils abordent le thème de la dictature et parlent alors des violations des droits humains, ils puissent perdre leur emploi» nous a déclaré la chercheuse. Jaime Gajardo, président du Collège des professeurs du Chili, est d’accord avec cette observation. Il nous déclare: «Plus de 60% des écoles au Chili sont privées, et les administrateurs de ces écoles sont peu enclins à ce qu’il y ait un débat ouvert sur ce thème. (…) Beaucoup de professeurs ont peur d’enseigner cette période parce qu’ils pensent que s’ils révèlent leurs positions idéologiques ils risquent d’être renvoyés sous un prétexte quelconque».

«La théorie du match nul»

Le spécialiste en éducation Mario Garcés Duran, directeur de l’ONG ECO (Education et Communication), a expliqué qu’au Chili, depuis la réforme de l’éducation de 2009, il existe un consensus pour enseigner la thématique du coup d’Etat et du gouvernement militaire en faisant appel à une méthodologie connue sous le nom de «théorie du match nul». «De fait on a intégré aussi bien des auteurs de droite que ceux de gauche et l’on aborde les deux conceptions qui existent sur cette période» a-t-il expliqué dans l’entretien avec BBC Mundo. C’est ainsi que le programme aborde les abus de l’ère de Pinochet, où plus de 3’000 personnes ont perdu la vie aux mains du gouvernement militaire, mais qu’on enseigne, simultanément, que le Chili a atteint sous le règne de Pinochet un fort développement économique.

D’après les spécialistes, le problème est que, même si le sujet fait partie du programme d’études, il n’est pas souvent abordé. D’après Maria Isabel Toledo: «Beaucoup de professeurs invoquent l’excuse qu’ils n’ont pas eu le temps de couvrir cette période inscrite au programme, et leur enseignement de l’histoire s’arrête avant le coup d’Etat.» Certains enseignants contestent également le fait que cette thématique fasse partie des programmes d’études des enfants des écoles primaires (au Chili: «enseignement de base»), puisque d’après les directives du Ministère de l’Education, la période militaire devrait être enseignée à partir du 6e degré.

Tabou

Ainsi, beaucoup d’écoliers reçoivent leur diplôme sans avoir appris quoi que ce soit sur une des périodes les plus décisives de l’histoire de leur pays. «A l’école c’est un sujet tabou» a confirmé Eloïsa Gonzalez, porte-parole de l’Assemblée de coordination des étudiants secondaires du CHILI (ACES), une des nombreuses organisations qui réclament depuis des années une éducation gratuite et de qualité.

D’après Eloïsa Gonzalez, la majorité des jeunes Chiliens apprennent des choses sur le coup d’Etat et sur l’ère militaire par l’intermédiaire de leurs familles et d’organisations sociales comme le mouvement étudiant. «L’éducation continue à être pinochetiste, c’est pour cela qu’on n’aborde pas ces thèmes» a-t-elle ajouté. La jeune femme a dénoncé le fait que la dernière réforme de l’éducation, entrée en vigueur en 2009 et qui a commencé à être appliquée sous le gouvernement de Sebastian Piñera [qui exerce son mandat depuis le 11 mars 2010], a entraîné une réduction supplémentaire de l’enseignement de ce thème. Selon elle: «On a réduit les heures d’histoire et on a augmenté celles de mathématiques».

Dans un communiqué écrit, le Ministère de l’Education, rejette l’idée selon laquelle une réduction des heures d’enseignement de l’histoire aurait été imposée. Il affirme que les années entre 1973 et 1990 sont enseignées non seulement à travers cette matière, mais également à travers de disciplines telles que la géographie et les sciences sociales. Les porte-parole du Ministère affirment à BBC Mundo, Cono Sur: «Un objectif transversal du programme est que les étudiants accordent de la valeur à la démocratie et soient capables de reconnaître le consensus qui existe autour de celle-ci comme étant le système qui protège le mieux les droits humains en tant que principe fondamental de l’Etat de droit (…) De même, on cherche à développer des capacités de pensée critique fondées sur une méthodologie d’analyse rigoureuse et fondée sur des faits qui leur permette de trancher entre les différentes visions sur un même fait».

Le Ministère a clarifié que les contenus de base établis dans le programme sont obligatoires pour tous les établissements éducatifs du pays.

«Les conditions ne sont pas encore mûres»

Malgré les directives officielles, beaucoup de personnes insistent sur le fait que le programme d’études est une chose et ce qu’on enseigne réellement dans les écoles en est une autre. Jaime Gajardo, le représentant des professeurs, était d’accord avec Eloïsa Gonzalez pour dire qu’il existe des réticences à aborder dans l’enseignement la période du régime militaire parce que l’éducation chilienne «continue à être pinochetiste». «Malgré les 40 années qui se sont écoulées depuis le coup d’Etat, au Chili les conditions ne sont pas encore mûres pour que ces thèmes soient enseignés».

Les plus surpris par cette polémique sont peut-être les étudiants eux-mêmes, puisque tous ceux qui fréquentent l’école aujourd’hui sont nés pendant la «transition démocratique» et ne connaissent que le Chili post-Pinochet. (Traduction A l’Encontre)

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