Ils sortent de chez eux lentement, en silence et en longeant les murs. Depuis trois mois, les habitants des ruelles crasseuses du quartier de Tal al-Zarazeer, à Alep, ne quittent plus guère leur maison. Trop de bombardements, de tirs d’obus, de mortiers ou de snipers. Mais ce matin d’octobre, ils ont entendu la petite camionnette chinoise d’Abou Nasser, un agent immobilier du quartier voisin de Sukhari. Une fois par mois, il leur rend visite et distribue des sacs de nourriture. Les habitants se saisissent des bouteilles d’huile, des sacs de riz, des boîtes de fèves et de pois chiche qui les nourriront durant deux ou trois semaines. Mais ce mercredi-là, une fois servis, ils ne rentrent pas chez eux. Tous veulent parler, raconter leurs histoires de civils piégés par la guerre.
Chez le voisin, faute de pouvoir traverser
Ahmad a 11 ans et les habits sales de celui qui ramasse les bouteilles en plastique dans les rues pour vivre. Il tire Abou Nasser par le bras. «Viens voir, viens voir ! Il y a eu un bombardement hier soir !» crie-t-il en l’attirant un peu plus loin. La façade et la porte métallique noire d’une maison sont trouées d’impacts. L’obus, tombé là sans que personne ne sache pourquoi, a explosé sans faire de victime. Une femme d’une trentaine d’années, vêtue d’un voile violet, s’approche du cratère laissé par le bombardement. Elle dit qu’elle a dû quitter sa maison, située à 100 mètres, après le carrefour. Un sniper de l’armée syrienne s’était positionné dans l’axe, l’empêchant de traverser. Depuis, elle et ses trois enfants vivent chez leur voisin, Abdel el-Haq, un horloger de 80 ans. Le vieil homme arrive et soulève sa longue chemise. Il montre deux plaies rondes qui dessinent la trajectoire de la balle qui lui a traversé l’épaule. «Ça s’est passé le 11 octobre, vers 22 heures. Un jeune avait été blessé par un tir et gisait au milieu de la rue. Je suis sorti pour l’aider mais un sniper du régime m’a vu et a tiré», explique-t-il. D’autres voisins s’approchent. Tous parlent en même temps mais Abou Nasser les interrompt. Il s’inquiète, sa camionnette au pare-brise troué par les balles est restée trop longtemps au même endroit. Il faut partir. Derrière lui, en bas de la colline, quatre femmes passent en courant le long d’un mur. Les chars de l’armée syrienne sont juste derrière, le long d’une voie ferrée où les trains ne passent plus. Les snipers se cachent un peu plus loin, dans des immeubles qui jouxtent une carrière.
Des lignes de front mouvantes
Il n’existe pas de statistiques précises sur le nombre de civils qui vivent toujours à Alep. Abou Nasser estime qu’ils sont plus de 50’000 dans le seul quartier de Sukhari, contre 250’000 environ avant l’entrée des rebelles à la fin juillet. A l’inverse, Salaheddine, au sud-ouest, est déserté. La guerre a fracturé Alep, l’ex-capitale économique de la Syrie qui comptait 2 millions d’habitants. La ville est globalement divisée entre les zones ouest, contrôlées par le gouvernement, et celles de l’est, où la rébellion s’est imposée. Mais cette géographie est mouvante.
Les lignes de front bougent sans cesse. Aux incursions des combattants de l’Armée syrienne libre répondent les contre-attaques des soldats du régime. Après trois mois d’affrontements, aucun quartier sunnite passé à la rébellion n’est épargné par les bombardements. Ils résonnent sans arrêt, le jour et, surtout, la nuit. Les explosions ne font plus sursauter Abou Atfa. Juriste, il habite depuis toujours le quartier pauvre de Sukhari et refuse de le quitter. «C’est chez moi, ici. Je pourrais aller à l’étranger mais je préfère rester et essayer d’être utile», explique-t-il. Depuis un mois, il fait des va-et-vient entre son trois-pièces et les échoppes transformées en lieux de stockage de nourriture. Dans une ville où les prix des tomates, du gaz et de l’essence ont été multipliés par trois ou quatre, il organise des approvisionnements depuis la Turquie. «L’argent vient essentiellement de collectes auprès de riches Syriens. Mais cela ne permet d’aider que 200 personnes environ dans le quartier, alors qu’au moins 3 000 en ont besoin.»
Le jeune juriste circule sans crainte dans les ruelles et sur les avenues. Il connaît les trottoirs à éviter et les boulevards à découvert qu’il vaut mieux traverser en courant. Il montre les ruines laissées par les bombardements; ces immeubles aux étages qui se sont effondrés les uns sur les autres, ces maisons qui semblent avoir été coupées en deux, «comme au couteau», disent les habitants. «Ce type de dégâts est provoqué par des hélicoptères qui ont largué des barils de TNT. C’est assez rare. En général, l’armée syrienne nous vise plutôt avec ses tanks», explique-t-il. Leurs obus ont fait des trous dans la chaussée et détruit des dizaines d’appartements du quartier, emportant balcons et murs extérieurs.
Parfois, Abou Atfa s’arrête à un carrefour. «Il y a une semaine, une femme a été tuée juste ici par un tir de sniper. Elle a reçu deux balles, dont une qui lui a traversé la gorge. Il y a moins de snipers en ce moment, mais ils peuvent revenir demain sans que l’on sache pourquoi.»
Des tombes creusées à l’avance
Juste à côté, un square a été transformé en cimetière. Une cinquantaine de tombes ont été creusées. Quelques-unes sont délimitées par des dalles en marbre d’Alep, mais la majorité sont des tas de terre anonymes. Le long de sapins aux branches desséchées, des trous restent vides. «On les creuse par avance. Cela permet de gagner du temps quand il y a de nouvelles victimes», dit Abou Atfa. De l’autre côté du square, sur une bande de terre entre une avenue et une voie ferrée, habitants et rebelles ont installé un autre cimetière. Les tombes, où s’amoncellent des sacs en plastique, ne sont pas entretenues. Elles renferment une trentaine de corps de chabihas, des miliciens du régime. Les passants les longent sans les regarder.
D’une certaine manière, les civils de Sukhari se sont habitués à la guerre. Dès le milieu de matinée, des habitants se retrouvent dans les quelques rues où des épiceries ont rouvert. Ils s’assoient sur des chaises en plastique et discutent par petits groupes. Des femmes passent de mosquée en mosquée, à la recherche de médicaments. Les enfants, qui ne vont plus à l’école, jouent avec des fusils en bois ou des répliques de pistolets en plastique. A la nuit tombée, lorsque des volontaires mettent le feu aux tas d’ordures amoncelées dans les rues, ajoutant l’odeur de plastique brûlé à celle de la pourriture, les rebelles organisent des patrouilles pour contrôler les identités. Les habitants s’y soumettent sans résister. Personne ne panique non plus quand les explosions, auxquelles les combattants répliquent par des tirs de mitrailleuses lourdes, restent lointaines. Quand elles s’approchent, les civils se dispersent et se mettent à l’abri dans une échoppe ou sous un pas-de-porte. Ils ne sont parfois pas assez rapides.
Le mercredi 17 octobre, peu après 13 heures, une explosion retentit dans le quartier de Chaar, à proximité de Sukhari. Un hélicoptère vient de bombarder une mosquée de la rue principale. Quelques secondes plus tard, un brouillard gris, mélange de poussière et de fumée, s’élève du bâtiment avant de se répandre dans la rue. Les oreilles bourdonnent, imposant un étrange silence. Des silhouettes émergent du brouillard, comme au ralenti. Certaines sont immobiles, d’autres courent. Des cris, des hurlements, des bruits de moteur se font peu à peu entendre. Des civils hébétés, yeux écarquillés et visage blanc, se réfugient dans les rues adjacentes. Une moto passe, un blessé coincé entre le conducteur et le passager. Un autre, inconscient, est évacué à l’arrière d’une camionnette. Un homme, le torse et le visage recouverts de sang, est porté jusqu’à une voiture. En quelques minutes, ils se retrouvent à l’entrée d’un hôpital de fortune géré par les rebelles. Ce jour-là, deux civils sont morts dans le bombardement de la mosquée et treize autres ont été blessés.
Mâchoire fracassée, bras à moitié arraché
Combien sont-ils à mourir chaque jour à Alep? Personne ne le sait vraiment. Abou Obeïda, l’un des commandants rebelles de la ville, estime que les bombardements et les combats font entre 30 et 40 morts par jour, depuis la fin juillet, à Alep et dans les villages au nord. Un chiffre qui coïncide avec celui du Réseau syrien des droits de l’homme. Parmi les victimes, ne figurent que deux combattants. Le nombre de blessés quotidiens, pour la seule ville d’Alep, serait d’environ 300. L’estimation émane du Dr Ahmed, un anesthésiste égyptien arrivé en septembre en Syrie. Bénévole dans l’un des six hôpitaux gérés par les rebelles, il dénombre chaque jour 50 blessés en moyenne dans son établissement, dont plus de 40 civils. «Parmi eux, trente ne sont que légèrement touchés ou souffrent de fractures simples. Ils repartent au bout de quelques heures. Dix autres, qui nécessitent une chirurgie cardio-thoracique ou vasculaire, doivent être transférés. Nous opérons les dix derniers cas. Deux ou trois ne survivent pas à l’intervention», détaille-t-il.
Chaque jour, le médecin prend des photos des blessés qui arrivent dans la clinique clandestine. On y voit des enfants, des femmes et des hommes, jeunes et vieux. Ils ont le visage en sang, le dos recouvert d’impacts d’éclats d’obus ou une jambe à moitié arrachée. D’autres ont la mâchoire fracassée ou des trous dans le cou et la poitrine, des blessures typiques causées par les snipers. Ceux qui ont pu être opérés l’ont été dans l’une des deux salles situées au rez-de-chaussée. «Elles sont sous-équipées, explique le Dr Ahmed. Le matériel d’anesthésie date des années 80 et nous ne pouvons pas faire de radios durant l’intervention. Il faut à chaque fois sortir le patient et le transporter dans la salle des urgences. Nous manquons aussi d’oxygène et de réserves de plasma.» Les patients qui ont survécu récupèrent dans l’une des vingt chambres de l’hôpital. Dans l’une d’elles, un adolescent, allongé sur le ventre, est veillé par l’un de ses amis. Un infirmier montre un fragment d’acier d’un centimètre de long. «C’est un éclat d’obus qui s’était logé juste à côté de la colonne vertébrale. Nous l’avons extrait sans problème, mais c’est encore trop tôt pour savoir s’il pourra remarcher.» Sur son lit recouvert d’un drap sale, l’adolescent fait semblant de ne pas entendre, pianotant sur son téléphone mobile.
Hussain, 11 ans, n’a pas été soigné à l’hôpital du Dr Ahmed. Il est mort chez lui, dans un appartement de Sukhari, début octobre. «Il était allongé ici», explique son frère, Bakhri, 29 ans, en désignant le carrelage près d’une fenêtre. Un obus a explosé au milieu de la nuit sur l’immeuble d’en face, projetant débris d’acier et de pierre à travers la ruelle. Le hasard a fait que le père d’Hussain, qui dormait sur le balcon, a été épargné. Son fils a été touché par plusieurs éclats qui l’ont tué sur le coup. La famille a depuis implosé. Les parents ont quitté Sukhari pour s’installer avec deux de leurs enfants dans un quartier contrôlé par le gouvernement. «Ils se cachent dans le sous-sol d’un magasin abandonné. Ma mère est traumatisée, elle a de l’eczéma sur la moitié du corps et ma petite sœur n’a pas prononcé un mot depuis l’explosion», raconte Bakhri. Lui est resté dans l’appartement vétuste de Sukhari. Il y a encore des plantes sur le balcon, mais le salon est quasiment vide. «Je suis en train de tout vendre pour m’acheter une kalachnikov», explique-t-il. Le jeune homme a le visage livide et un sourire crispé quand il répète ne pas comprendre pourquoi son frère est mort. «Il n’avait rien fait de mal. C’était un terroriste, c’est ça ? A 11 ans ? Cela n’a aucun sens. A mon avis, Bachar al-Assad ne parvient pas à vaincre l’Armée syrienne libre, alors il s’en prend aux civils. Il a tort, car des gens comme moi vont rejoindre la rébellion. Je ne le ferai pas pour mon frère mais pour les enfants encore vivants.»
Profession de foi sur bandana
Jusqu’à la mort de son frère, Bakhri était pourtant resté à l’écart du conflit et de toute prise de position. Vendeur de vêtements, il ne participait pas aux manifestations du vendredi, après la prière du début d’après-midi. Malgré les bombardements et les snipers, les rassemblements n’ont jamais cessé. Ce vendredi 26 octobre, 150 personnes environ défilent dans Sukhari. Abou Nasser, l’agent immobilier, est là, avec sa camionnette, au cas où il faille évacuer des blessés. Vue de loin, la manifestation semble identique à celles que l’on a pu voir depuis l’entrée des rebelles dans la ville. Mais les slogans ont changé. Le traditionnel «Bachar, dégage !» n’est plus entonné, remplacé par «Dieu, unifie nous !», «Dieu, occupe-toi de Bachar !» ou «Dieu, coupe les mains des chabihas ! Notre pays est le paradis, nous ne l’abandonnerons pas !» A l’avant du cortège, deux enfants tiennent une banderole noire où la chahada (profession de foi) est inscrite en lettres blanches. La même inscription se retrouve sur les bandanas de la plupart des manifestants. Abou Atfa, le juriste, a remarqué ces changements. «Il y a deux mois, on ne voyait pas ces références religieuses. Mais il faut nous comprendre, nous n’en pouvons plus. On se fait bombarder tous les jours et personne, aucun pays, aucune organisation, ne nous aide. Nous n’avons plus que Dieu vers qui nous tourner.»
Abou Atfa a vu l’arrivée de combattants islamistes dans son quartier, surtout les salafistes d’Ahrar al-Sham et les jihadistes du Front al-Nusra. Ils restent très largement minoritaires au sein de la rébellion, mais ils s’affichent. Le Front al-Nusra, qui inquiète les chancelleries occidentales par sa proximité avec les méthodes et les buts d’Al-Qaeda, s’est installé dans une école du quartier. Ses hommes ont récupéré des voitures, dont une Lada rouge hors d’âge aux appuie-tête rembourrés à l’effigie de Mickey. Le capot et la lunette arrière ont été recouverts de bannières du mouvement. Selon un imam de Sukhari, des étrangers, dont des Tunisiens, des Marocains, des Egyptiens, des Libyens, des Russes, des Tchétchènes et un Américain combattent dans les rangs des islamistes à Alep.
«Nous ne sommes personne»
La plupart du temps en première ligne, les jihadistes commettent aussi des attentats. Le dernier remonte au 3 octobre. Au moins 48 soldats – plus de 300 selon des sources de la rébellion locale – ont été tués lors d’une triple attaque à la voiture piégée contre un club des officiers et un hôtel du centre-ville. Les civils de Sukhari ne critiquent pas (en tout cas pas ouvertement) la présence des combattants islamistes. Ils semblent les accepter, allant jusqu’à les saluer de la main quand ils passent dans les ruelles, sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’un signe de crainte ou de soutien. Abou Atfa avoue ne plus savoir quoi penser. «Je suis perdu. Bien sûr que je ne cautionne pas des groupes qui commettent des attentats. Mais je ne les condamne pas non plus. Ils ont tué plusieurs centaines de soldats ce jour-là. Ces mêmes soldats qui nous bombardent et nous tuent. Les islamistes sont les seuls à nous aider et il faudrait les rejeter ? Si la communauté internationale nous avait soutenus il y a seulement un an, ils ne seraient même pas venus. Oui, ils causeront des problèmes quand le régime sera tombé. Mais, d’ici là, on ne va pas les chasser. Et il y en aura de plus de plus, vous pouvez en être sûr.»
Debout au milieu des décombres de sa maison, Amin est trop désespéré pour analyser quoi que ce soit. Il désigne le trou dans le toit causé par l’explosion d’un mortier, le jeudi 18 octobre. Il montre les murs éboulés de ce qui a été son salon et sa chambre. Il pointe les traces de sang au milieu des gravats, là où sa tante, Fatima, 46 ans, et sa grand-mère ont été tuées. Là aussi où son fils de 1 an a été blessé. «Pourquoi l’armée nous a-t-elle visés? Nous ne sommes personne. Aucun membre de la famille n’a même jamais manifesté contre Bachar», dit-il. Chauffeur de taxi, Amin ne travaille plus depuis plusieurs mois en raison de la pénurie d’essence. Sa maison menace de s’écrouler et il n’a nulle part où aller. Il rejette tout le monde, les soldats du régime comme les rebelles, répète qu’il était content quand la révolution a commencé mais qu’il ne supporte plus d’avoir peur des tanks, des avions, des bombardements et des snipers. «Regardez-nous bien, dit-il en prenant son autre fils par les épaules. Nous avons l’air vivant mais nous ne survivrons pas longtemps. En fait, nous sommes déjà morts.»
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Article publié dans le quotidien français Libération en date du 17 novembre 2012.
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