Quand les forces armées israéliennes «silencent» les journalistes à Gaza et en Cisjordanie

Wael Al-Dahdouh

Par Amira Hass

Cette fois-ci, la réponse du service de communication des Forces de défense israéliennes (FDI) a été inhabituellement circonstanciée. Elle fait référence à l’assassinat dimanche dernier, le 7 janvier, de deux journalistes, Hamza Wael Dahdouh [journaliste et cameraman pour Al Jazeera, fils du chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza, Wael Al-Dahdouh] et Mustafa Abu Thuraya [vidéaste pigiste collaborant avec l’AFP et Al Jazeera].

Le porte-parole des FDI a affirmé que leurs noms figuraient sur des listes de membres des organisations militantes du Jihad islamique palestinien et du Hamas, respectivement, que les troupes israéliennes avaient trouvées dans la bande de Gaza. Il a joint un scan d’un document censé contenir le nom de Dahdouh. Aucun document de ce type n’a été joint pour Thuraya.

Cette réponse, que j’ai attendue environ deux jours et demi après avoir envoyé mes questions, a été publiée en même temps qu’une annonce générale similaire du porte-parole de Tsahal, citée par les médias israéliens. D’autres questions que j’ai envoyées au service de communication des FDI, concernant le massacre de Palestiniens dans cette guerre, ont reçu des réponses générales et évasives. Il convient donc de se demander pourquoi nous avons «mérité» une réponse détaillée dans le premier cas ayant trait aux deux journalistes.

Le dimanche 7 janvier, à l’aube, un bâtiment du village de Nasr, au nord de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, a été bombardé. Des personnes déplacées de plusieurs régions de la bande de Gaza, toutes membres de la famille Abu al-Naja, avaient séjourné dans le bâtiment. Le bâtiment est appelé «chalet», bien qu’il soit construit en béton.

C’est le nom donné à des centaines de petits bâtiments similaires qui ont vu le jour ces dernières années dans des zones moins peuplées de la bande de Gaza. Ils étaient utilisés par les familles qui voulaient s’éloigner de la congestion de la ville et des camps de réfugiés, pour se détendre pendant quelques heures à 20 kilomètres de chez elles, plus près de la mer ou des zones agricoles du sud-est de l’enclave sous blocus. Aujourd’hui, des milliers de personnes déplacées vivent dans ces sortes de camps. A ce propos, les plus âgés appellent toujours la zone de Nasr «Moraj», la prononciation locale de Morag, soit une colonie israélienne qui a été évacuée en 2005 [sous les ordres d’Ariel Sharon].

Sur la page Facebook de la famille Abu al-Naja [qui s’étend jusqu’en Jordanie], un avis de décès pour 15 martyrs a été publié – Hajj Saleh Abu al-Naja, sa femme, sept de leurs enfants et quelques petits-enfants – et des informations sur la veillée funèbre célébrée dans le diwan – soit ici le lieu de référence familial – de la famille élargie qui réside dans le quartier d’Al Jundi à Zarqa, une ville de Jordanie.

Lorsque les photographes et les journalistes sont arrivés dans le village de Nasr avant midi, les derniers corps étaient encore en train d’être dégagés. Des voisins les ont transportés dans des couvertures jusqu’à l’ambulance. Mustafa Abu Thuraya a fait décoller un drone caméra. Vers 11 heures, un drone d’attaque israélien a tiré un missile sur le groupe de journalistes. Il a explosé près d’eux et n’a blessé «que» deux d’entre eux. L’ensemble des journalistes ont supposé qu’il s’agissait d’un missile d’avertissement (comme dans la tactique israélienne du «coup sur le toit» – traduction littérale de la formule en hébreu), qui leur demandait de s’éloigner.

L’un d’entre eux a déclaré à la chaîne britannique Channel 4 que le drone n’avait pas réussi à filmer plus de quatre minutes. Les blessés ont été embarqués dans l’ambulance, ainsi que les corps. L’ambulance s’est dirigée à toute vitesse vers Rafah. Une Skoda noire avec trois journalistes et un chauffeur la suivait. Soudain, dans la rue Omar Ibn al-Khattab à Rafah, un deuxième missile tiré par un drone a touché la voiture. Le conducteur, Qusai Salem, a été tué, ainsi que Mustafa Abu Thuraya et Amza Wael Dahdouh. Le troisième journaliste présent dans la voiture a été grièvement blessé.

Le reportage de Channel 4 a présenté la déclaration des FDI, en anglais, datée du 7 janvier, affirmant qu’un terroriste opérant un drone, qui représentait une menace pour les soldats, avait été pris pour cible. Je n’ai trouvé aucun message de ce type dans le journal de guerre en hébreu du service de communication des FDI. Je n’ai pas non plus trouvé de déclaration faisant référence au bombardement de la maison de la famille Abu al-Naja et à sa justification.

Cette fois, l’assassinat des deux journalistes a brisé le plafond de l’indifférence israélienne: Dahdouh était le fils aîné de Wael Dahdouh, le reporter de longue date d’Al Jazeera. En octobre, une bombe israélienne avait tué la femme, la fille, le fils et le petit-fils de Wael Dahdouh. La semaine dernière, les médias palestiniens, arabes et internationaux ont parlé de sa tragédie personnelle et du fait qu’il a repris ses émissions immédiatement après les funérailles. C’est pourquoi j’ai également demandé au service communication des FDI de commenter la conclusion tirée par de nombreux journalistes selon laquelle les FDI se vengent de Wael Dahdouh en tuant sa famille.

Un communiqué de cette unité des FDI a déclaré mercredi 10 janvir qu’avant d’être touchés, Dahdouh et Thuraya avaient utilisé des drones qui mettaient en danger «nos forces». A moi personnellement, le porte-parole des FDI a répondu que les affirmations selon lesquelles ces dernières avaient attaqué une cible par vengeance étaient totalement dénuées de fondement.

J’ai également posé une question sur le bombardement de la maison de la famille Abu al-Naja. Le porte-parole des FDI a donné la même réponse qu’à d’autres occasions lorsque j’ai posé des questions sur l’assassinat de plusieurs membres de la famille à l’intérieur de leur maison [2]: «Nous n’avons pas connaissance d’une attaque contre une maison dans le quartier de Nasr telle que décrite dans la demande. Les événements seront examinés au fur et à mesure de la réception de détails supplémentaires.»

Je suppose que l’annonce de l’assassinat des deux journalistes et la divulgation des raisons présumées de leur assassinat sont si détaillées en raison de l’émoi qu’elles ont suscité dans les médias. Mais il y a une autre raison. Les prétendus «dommages collatéraux» de cet incident sont mineurs: «seulement» le conducteur. Dans la routine de cette guerre – le bombardement de maisons avec tous leurs occupants à l’intérieur – les FDI préfèrent maintenir l’ambiguïté qui cachera l’ampleur des «dommages collatéraux» que ses juristes lui autorisent, et dissimuler l’identité de la cible.

Le Syndicat des journalistes palestiniens a mis en doute la véracité des affirmations israéliennes selon lesquelles Dahdouh et Thuraya étaient respectivement membres du Jihad islamique palestinien et du Hamas. Mais en émettant ces doutes, on accepte l’argument israélien selon lequel il est justifié de tuer tout Palestinien qui n’est pas armé et qui n’est pas impliqué dans une tuerie, mais qui est lié à des organisations militantes palestiniennes. En vertu de cet illogisme, un jour pourrait venir où les Palestiniens pourraient justifier, devant un tribunal international, l’assassinat d’observateurs des FDI sur le terrain et de soldats travaillant au service de communication des FDI ou à la radio de l’armée. (Article publié dans le quotidien israélien Haaretz le 16 janvier 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Le 9 janvier, Audrey Azoulay, directrice générale de l’UNESCO, déclarait: «Je condamne les meurtres d’Hamza Al Dahdouh et Mustafa Thuraya et demande qu’une enquête complète et transparente sur les circonstances de leur mort soit menée. Je réitère mon appel au respect de la résolution 2222/2015 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la protection des journalistes, des professionnels des médias et du personnel associé en tant que civils en situation de conflit.»

En date du 19 janvier, suite à l’assassinat de Wael Abu Fununa, directeur général de la chaîne satellite Al-Quds, le bureau gouvernemental des médias à Gaza a annoncé que 119 journalistes avaient été tués par l’armée israélienne depuis le début de l’offensive à Gaza, cela dans le contexte d’une interdiction de présence de journalistes indépendants dans l’enclave de Gaza.

Selon Reporters sans Frontières, en date du 9 janvier, 29 journalistes ont été arrêtés de manière arbitraire en Cisjordanie, un à Gaza et un à Jérusalem-Est, la partie occupée de Jérusalem. RSF déclare: «Cette vague d’arrestations et de détentions inédites, dans l’ombre de la guerre à Gaza, témoigne d’une volonté de réduire au silence la presse palestinienne. Tous ces journalistes arrêtés sont des professionnels de l’information indépendants ou travaillant pour des médias palestiniens tels que J-Media, Maan News Agency, Sanad, et Radio al-Karama.» (Réd.)

[2] La chaîne Al Jazeera, le 19 janvier, présentait une vidéo détaillée, tragique et terrifiante, ayant trait à l’exécution de civils palestiniens. Sur le site d’Al Jazeera, en date du 20 janvier, il est écrit: «Les soldats israéliens ont exécuté au moins 19 civils dans la ville de Gaza en décembre 2023, ont déclaré des témoins qui ont raconté comment les femmes et les filles ont été séparées de leurs familles, battues et fouillées à nu.

Des groupes de défense des droits de l’homme ont recueilli des témoignages sur ces présumées exécutions sommaires et Al Jazeera a obtenu des images et des récits de membres d’une famille ayant subi l’assaut qui a eu lieu le 19 décembre. «Des chars et des bulldozers ont encerclé le bâtiment. Des obus frappaient le bâtiment depuis des jours. La situation était désespérée», a déclaré Umm Odai Salem, dont le mari a été tué. Les soldats israéliens ont attaqué l’immeuble. «Ils ont frappé à notre porte. Mon mari… leur a dit que nous étions tous des civils. Ils l’ont emmené dans un autre appartement. Je les ai suivis, les suppliant de le laisser partir parce que nous sommes des civils», a-t-elle déclaré. «Ils nous ont battues, mes filles et moi. Ils nous ont rassemblées, nous les femmes, et nous ont menacées avec des armes à feu et des couteaux. Ils nous ont obligées à nous déshabiller. Ils nous ont fouillées, nous insultant en utilisant les mots les plus terribles», a ajouté Umm Odai Salem.

Les soldats n’ont pas tenu compte de leurs supplications et ont procédé à l’«exécution» de tous les hommes qu’ils avaient rassemblés à l’extérieur. «Mon mari est l’un des 19 hommes tués dans cet immeuble. Ils leur ont ordonné de se pencher et les ont exécutés. Ils les ont tous tués.»

William Schabas, professeur de droit international à l’université Middlesex de Londres, estime que les images, ainsi que les témoignages, constitueraient des preuves devant la Cour pénale internationale. «Je dois ajouter qu’il n’est pas vraiment important de démontrer qu’il s’agit de civils. Les exécutions sommaires, même de combattants, constituent un crime de guerre», a-t-il déclaré à Al Jazeera.

William Schabas ajoute: «L’un des grands défis dans une situation comme celle-ci consiste à découvrir qui sont les personnes qui ont tiré ou qui a donné les ordres.» (Réd.)

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