Au moment où nous terminons cette traduction de l’article de Gideon Levy et d’Alex Levac, ce lundi 14 mai à 19h, sur le site de Haaretz s’affiche le nombre de 52 Gazaouis tués par les soldats israéliens. Ils se trouvaient parmi les dizaines de milliers d’habitant·e·s de Gaza qui manifestent, pacifiquement, sur la «frontière avec Israël», tous les vendredis depuis le 30 mars. De plus, 770 ont été blessés gravement par des tirs à balles réelles qui visent les jambes. Autrement dit, dont l’objectif est de faire de jeunes hommes – «ajustés» par des tireurs dits d’élite – des handicapés à vie, comme le relèvent plusieurs médecins, entre autres de Médecins sans frontières.
Meron Rapoport, un journaliste israélien, a effectué trois entretiens avec trois Gazaouis, publiés ce 14 mai sur le site israélien +972. Le premier avec Hassan al-Kurd, un des organisateurs de la «Marche du grand retour»; le deuxième avec Omer Shaabam qui dirige PalThink, un think tank; et Mohammed Arafat, un journaliste indépendant. Ci-dessous, ressort un élément significatif de la convergence de leur appréciation.
• «Les habitants de Gaza étaient au bord de l’explosion. Nous ne pouvions plus supporter la situation. Notre protestation a donné aux gens un but et une raison de vivre, c’est pourquoi vous voyez tant de jeunes qui viennent protester. Même s’ils se font tirer dessus par des tireurs d’élite, ils préfèrent prendre le risque et ressentir le sens du but et l’espoir d’une vie meilleure… Le Hamas et le Jihad islamique voient l’audience que nous avons dans les médias et comment le monde entier parle de Gaza. Ils comprennent que, sur le long terme, c’est la voie à suivre: continuer à faire preuve de retenue et à résister de manière non-violente. Malgré tout, malgré toutes les souffrances que nous avons connues, nous continuons d’appeler l’opinion publique israélienne à résister aux crimes de son gouvernement, à comprendre qu’il est responsable de notre désespoir total. Cette protestation n’ira pas n’importe où, nous le promettons. Et nous promettons que nous voulons toujours vivre en paix avec les Israéliens, malgré tout.»
• «Il y a plus d’espoir, plus d’attention de la communauté internationale, des médias. C’est ce que les gens ressentent. C’est très important non seulement pour la communauté internationale, mais aussi pour la population elle-même. Le fait qu’il y ait un effort de protestation non-violente devrait encourager chaque Palestinien comme moi, qui croit en la voie non-violente. A mon avis, la plupart des Palestiniens soutiennent les manifestations non-violentes. Nous ne devons pas justifier le recours à la violence contre les Palestiniens.»
• «Mon estimation est que plus de 60% des gens soutiennent les protestations, mais il y a aussi des gens qui ne le font pas. Il y a des gens qui disent que les protestations n’aboutiront à rien. Je ne doute pas que, sur le plan émotionnel, ces protestations sont très importantes. Les habitants de Gaza ont le sentiment qu’ils peuvent enfin se lever et revendiquer leurs droits. Cela ne s’est pas produit depuis 2000, c’est pourquoi on s’attend à ce que quelque chose se produise.»
Ce 14 et 15 mai, les Palestiniens commémorent la Nakba (1948), plus exactement la «al-Nakba al-Mustamera», soit la «Nakba qui se poursuit». Car, effectivement, ce qui est à l’œuvre n’est autre que la colonisation qui ne cesse d’avancer de la Palestine historique. Ce que «l’inauguration» de l’ambassade des Etats-Unis illustre à sa façon.
D’où la nécessité pour les Palestiniens – qui l’expriment eux-mêmes sous des modalités nouvelles, face à une oppression multiface de l’Etat sioniste qui a enterré, aux yeux de tous, un «processus de paix»… sans fin – d’un projet politique de libération, donc de lutte, contre la colonisation et la société d’apartheid; projet qui puisse entrer, lentement, en syntonie avec des secteurs de la société israélienne. (Réd. A l’Encontre)
*****
Les autorités israéliennes n’autorisent pratiquement personne de Jalazone [camp de réfugiés aux abords de Ramallah] à travailler en Israël, son taux de chômage est effarant et l’armée y organise des raids toutes les nuits.
Bien que l’armée israélienne ait tué son fils il y a plus d’un an, Mohammed Nakhle n’arrive pas à retenir ses larmes. Lorsque nous lui avions rendu visite en mars 2017, le lendemain de la mort de son fils, il avait fait preuve de retenue et était resté les yeux secs. Mais cette semaine, son visage s’est à plusieurs reprises tordu de douleur et il avait le menton qui tremblait tant il s’efforçait de retenir ses pleurs.
Il est rare de voir des hommes palestiniens pleurer en présence d’un étranger, mais cette semaine M. Nakhle pleurait, pour son fils Jassem, qui a été abattu par des soldats israéliens deux jours après son seizième anniversaire, et aussi pour tout ce qui s’est passé depuis lors. Le temps n’a pas permis de guérir sa douleur; mais à cela s’ajoutent toutes les épreuves qui se sont accumulées dans sa vie depuis ce deuil. Par exemple, parce que son fils a été tué, Israël a révoqué le permis qui permettait à Mohammed de travailler dans la colonie de Beit El, où il faisait depuis des années des rénovations. Un tel retrait de permis est une pratique israélienne courante à l’égard des familles palestiniennes endeuillées, sous le prétexte douteux et arbitraire que les membres de ces familles pourraient vouloir se venger de leur perte. De telles mesures ne font qu’ajouter au chagrin de ces familles la détresse économique.
Aujourd’hui, M. Nakhle est à la fois un père endeuillé et un travailleur au chômage. Sa famille doit vivre avec une allocation mensuelle de 1500 shekels (415 dollars) qu’elle reçoit de l’Autorité palestinienne, au titre de l’allocation versée aux pères dont un enfant a été tué – allocation dénoncée de manière hystérique par la droite israélienne qui prend des mesures pour la faire supprimer – et qui est la seule source de revenu dans un cas comme celui-ci d’un parent qui a perdu «sans motif» son jeune fils.
Cette semaine, M. Nakhle est arrivé dans les bureaux du comité public du camp de réfugiés de Jalazone. Pendant que nous étions là, d’autres résidents sont également venus régler divers problèmes. C’est ainsi qu’on a vu défiler les unes après les autres des victimes la routine de l’occupation israélienne. Toutes ces personnes souffraient de malheurs plus terribles les uns que les autres. L’un a perdu un fils, un autre a deux fils en prison, l’armée israélienne a effectué la nuit précédente un raid dans la maison d’un troisième, dans le seul but de demander où habitait une autre famille.
En face de ce bâtiment regorgeant d’afflictions il y a Beit El – la grande colonie et ancienne colonie juive qui étrangle le camp de réfugié·e·s densément peuplé. Un rapport publié cette semaine par l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem décrit les souffrances qu’inflige la proximité de la colonie de Beit El aux habitants de Jalazone, en les privant de la liberté de mouvement. La route d’accès au camp, l’autoroute 466, qui sépare le camp de réfugié·e·s de la colonie, est souvent fermée sans préavis ni explication, parfois pendant des heures, parfois même pendant des semaines, ce qui oblige les résidents de Jalazone à emprunter de longues routes de contournement.
L’auteur du rapport, Iyad Hadad, qui fait des enquêtes de terrain, a cité un précédent rapport qu’il avait écrit sur le camp de Jalazone en 1990, il y a près de 30 ans, pour l’organisation palestinienne de défense des droits humains Al-Haq. Outre le fait que la population de Jalazonde a doublé depuis lors et atteint actuellement environ 14’000 habitants, la situation n’a pas beaucoup changé pour ce qui a trait à l’occupation.
A l’époque de la première Intifada [1987-1993], ce camp a tout enduré: un couvre-feu de 42 jours consécutifs, 700 résidents en détention, 400 blessés, 37 raids visant les écoles. Et quelle est la situation aujourd’hui? D’après le rapport du directeur adjoint du comité public, Hussein Alian, le taux de chômage se situe à hauteur de 45% pour la tranche d’âge des 18-40 ans et de 75% pour les femmes. Une dizaine de personnes ont des permis de travail en Israël et un nombre similaire ont des permis pour travailler dans les colonies. Environ 100 habitants de Jalazone sont actuellement en prison, et l’armée israélienne pratique toutes les nuits des descentes dans le camp. Cette semaine encore, un autre résident a été blessé – Rayin Dalash, un garçon de 14 ans, qui a reçu une balle en métal, «recouverte» de caoutchouc, dans la tête. Il est hospitalisé à Ramallah, dans le coma.
Lors de notre visite cette semaine, la pluie avait réduit la route principale de Jalazone à un bourbier, avec des tas d’ordures partout. Cela fait penser à la situation dans la Bande de Gaza, qui se trouve à un quart d’heure de Jérusalem. Deux écoles appartenant à l’UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient] sont situées juste à l’extérieur du camp. Celle du côté est, réservée aux garçons, tandis que celle à l’ouest, orientée vers Beit El, l’est, aux filles. L’armée israélienne interdit l’ouverture de fenêtres dans les salles de classe orientées vers l’ouest, puisque c’est la direction du saint des saints: la colonie!
A la fin de l’année dernière, lorsque le mur de béton qui entoure maintenant Beit El a été prolongé vers l’ouest, l’armée israélienne a fermé la route pendant plusieurs mois, juste pour faciliter les travaux routiers. Imaginez une artère de circulation principale pour les Juifs qui serait fermée pendant des mois, juste à cause de la construction d’un mur le long de cette artère! Il y a quelques mois, la route a été fermée parce que des feux d’artifice ont été tirés lors d’un mariage local. Même la joie des pauvres est interdite dans ce lieu délabré. La route a de nouveau été bouclée pendant une demi-journée dimanche dernier, sans que personne n’ait pu savoir pourquoi.
Muhammad Hattab, l’oncle d’un adolescent du même nom qui a été tué il y a un an, en même temps que Jassem Nakhle, entre dans le bureau. A l’époque, les soldats avaient soupçonné que l’un des passagers de la voiture dans laquelle voyageaient les garçons s’apprêtait à lancer une bombe incendiaire contre le mur de Beit El, alors ils ont «arrosé», à l’aveuglette, le véhicule avec des balles réelles, en tuant deux personnes et en blessant deux autres
Hattab raconte que son frère et son neveu sont en prison; la semaine dernière, des soldats ont fait irruption chez lui: «Tu te réveilles la nuit et tu vois un soldat pointer un fusil sur toi. Votre femme est allongée à côté de vous en chemise de nuit. Vous n’avez aucun moyen de vous défendre. Si vous essayez, vous vous retrouverez en danger de mort. Ils vont vous tirer dessus. C’est comme ça sous l’occupation, vous n’avez même pas le droit de vous défendre ou de défendre l’honneur de votre femme ou de vos enfants. J’ai trois filles, l’aînée a 16 ans, et elle a eu une crise de panique quand elle a vu les soldats dans la maison. Elle m’a dit par la suite: “Tu es mon père. Je sais que tu es une personne forte. Alors pourquoi ne me protèges-tu pas?” Je ne savais pas comment lui répondre. Je lui ai expliqué que c’est l’occupation et que les soldats peuvent envahir notre maison quand ils le veulent.»
Assis à côté, il y a Mohammed Dalash. Seize membres de sa famille élargie sont en prison, dont deux de ses fils: Ahmed, 22 ans, et Hamzi, 16 ans. Hamzi a été emprisonné avant, à l’âge de 14 ans, lorsqu’il a été condamné à neuf mois d’emprisonnement et à une amende de 2000 shekels (environ 570 dollars) pour avoir jeté des pierres. Mohammed Dalash sort le reçu signé qu’il a toujours avec lui. Les amendes imposées ici sont astronomiques, particulièrement pour des habitants d’un camp de réfugiés. Le procès de Hamzi débutera la semaine prochaine, la veille de la fête de la Nakba. Le procureur demande une peine de prison de deux ans et demi pour avoir jeté des pierres.
Hattab pose la question: «Comment comparer un jet de pierre et l’invasion d’un soldat armé d’un fusil M16 en pleine nuit?»
Un autre résident, Raad Dalash, est également avec nous. Son fils de 13 ans a été arrêté le 1er février; il est toujours en prison, dans l’attente de son procès. Le frère de Raad est également en prison, tout comme deux de ses neveux, l’un de 17 ans et l’autre de 19 ans. Son épouse a été arrêtée et libérée sous caution de 10’000 shekels pour avoir tenté de faire passer une carte SIM de téléphone cellulaire à son fils incarcéré. Où peuvent-ils trouver autant d’argent? De la part des familles. Tout le monde contribue avec quelque chose.
Les histoires vous frappent de tous les côtés. Il n’y a personne ici qui n’a pas de tels récits. Aucune famille qui n’a pas été touchée. L’occupation est présente partout, tous les jours.
Nous retrouvons maintenant au père endeuillé, Mohammed Nakhle. Un mois après la mort de Jassem, le père a reçu un permis de travail de trois mois pour Beit El. Toutefois, à la fin de la période, il a été informé que le permis ne serait pas renouvelé. Il figure sur la liste des «refus d’entrée» du service de sécurité du Shin Bet. La raison, il en est convaincu, c’est qu’il a porté plainte auprès de la police au sujet du meurtre de son fils. Dans son téléphone portable, à côté d’une photo de son fils Jassem, élégant, il y a un scan du refus: «Traitement du document de demande. Votre requête est refusée. Mesure préventive concernant la sécurité.» La lettre – transmise – de la société de construction Eretz Hazvi, qui l’emploie depuis quatre ans et a demandé le renouvellement de son permis, n’a été d’aucune utilité. Une copie de cette lettre se trouve également dans son téléphone cellulaire, pour faire face à une situation quelconque.
Nakhle doit nourrir neuf personnes. Il est très qualifié en peinture et plâtre. Il est méticuleusement habillé. Chômeur depuis septembre dernier. «J’ai perdu mon fils. J’ai perdu mon emploi. Je n’ai pas pu arrêter mon fils. Tous les enfants ici savent que ce sont les Israéliens qui ont tué leur ami ou leur frère. J’ai essayé de l’empêcher d’approcher Beit El. Parfois il m’écoutait, parfois il ne m’écoutait pas.»
Environ un an avant que Jassem ne soit tué, des soldats ont fait une descente dans la maison familiale. Ils ont battu et humilié Mohammed devant son fils. Ils étaient venus seulement pour savoir où vit une autre famille, les Rawdas. Mohammed Nakhle dit qu’il n’a pas compris au début ce que les soldats lui demandaient, donc il n’a pas répondu. Pensant qu’il essayait de «jouer au malin» avec eux, ils l’ont frappé pendant que son fils regardait.
«Comment puis-je persuader mon fils de ne pas jeter de pierres, alors que tout cela s’est passé sous ses yeux? Quand tout cela se passe à la maison, à l’école, au travail, pendant les mariages. Nos enfants vivent dans une zone de guerre ici. Comment les arrêter? Et qu’a-t-il fait, de toute façon, pour que les soldats le tuent? Je ne l’ai jamais frappé, mais j’étais très près de le faire quand j’ai entendu dire qu’il allait lancer des pierres. Mais vraiment, comment était-il possible de l’arrêter, alors que tout cela arrive tous les jours?»
Il pleure à nouveau, maintenant. (Article publié dans Haaretz, le 10 mai 2018; traduction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter