«L’expulsion en masse de centaines de milliers de Gazaouis vers le Sinaï serait une deuxième Nakba»

Khan Younès, 18 octobre.

Entretien avec Pierre Stambul conduit par Emilien Urbach

Porte-parole de l’Union juive française pour la paix (UJFP), Pierre Stambul était en Égypte, le 7 octobre, lorsque le Hamas a lancé une attaque sanglante dans le Sud d’Israël. Il tient pour responsables de l’escalade de violence au Proche-orient la politique coloniale de l’État hébreux et l’impunité systématique que lui accordent les pays occidentaux. Pour ce fils d’un des rares survivants du groupe Manouchian, la gauche française doit durcir le ton sur la condamnation des crimes de l’État israélien contre le peuple palestinien.

Quel regard portez-vous sur la situation à Gaza?

On est dans une situation qui ressemble de plus en plus à un génocide. J’ai toujours hésité en tant que juif à utiliser ce mot. Mais c’est bien ce à quoi nous assistons. Les images qu’on reçoit depuis Gaza montrent des quartiers entiers détruits, des enfants fouillant dans les débris des souvenirs de ce qui a été leur vie. On compte des milliers de morts. À Jabaliya, tout près de la frontière nord, Israël a ordonné l’évacuation de l’hôpital qui accueille des milliers de blessés. Des centaines mourront si elle a lieu. L’expulsion en masse de centaines de milliers de Gazaouis vers le Sinaï serait une deuxième Nakba. Si rien n’est fait, on va avoir dans quelques jours des centaines de milliers de réfugiés sous les tentes comme en 1948.

Comme si l’attaque terroriste menée par le Hamas servait finalement de justification au projet de l’extrême droite israélienne…

Israël n’a jamais eu besoin de justification. À Gaza, la population vit sous blocus depuis 17 ans. Les Gazaouis ne peuvent ni importer ni exporter. Ils sont régulièrement bombardés. Il n’y a aucun avenir pour les jeunes. L’attaque du Hamas a été longuement préparée et intervient dans ce contexte d’exaspération. L’État israélien viole allègrement, depuis 56 ans, toutes les résolutions de l’ONU qui lui demandent d’arrêter sa politique coloniale en Palestine. Le programme sioniste est depuis toujours d’expulser les Palestiniens.

Suite à cette escalade de violence, quel peut être la position du camp de la paix en Israël?

Plusieurs anticolonialistes israéliens ont eu d’extraordinaires réactions après l’attaque menée par le Hamas. Tous ont des proches ou des amis qui sont morts ou disparus. Ils réagissent finalement un peu comme Nurit Peled-Elhanan [1], il y a 30 ans, lorsque sa fille a été tuée dans un attentat du Hamas, à Jérusalem. «Tu obliges nos enfants à être assassins ou assassinés», avait-elle lancé, déjà à l’époque, à l’attention de Netanyahou. Quand une société coloniale n’est pas arrêtée et qu’elle agit en toute impunité, les civils de cette société finissent par en subir les conséquences. L’attaque du Hamas est honteuse. Ce sont des crimes de guerre. Mais pourquoi croit-on l’ONG Amnesty International lorsqu’elle dit que le Hamas commet des crimes de guerre, mais pas quand elle qualifie la société israélienne de régime d’apartheid et de crimes contre l’humanité ce que l’État israélien fait subir quotidiennement aux Palestiniens?

En France, le fait que des familles françaises vivant en Israël aient été touchées a beaucoup marqué les esprits…

53 % des Français d’Israël ont voté pour Éric Zemmour au premier tour des élections présidentielles. C’est important de savoir ça. Je suis moi-même un juif français. Il y a 20 ans, les habitants de Sderot, une des villes martyres, allaient faire leurs courses à Gaza. Une pétition avait même été cosignée entre eux et les Gazaouis pour affirmer qu’ils voulaient vivre en Paix. Aujourd’hui, 80 % de ses habitants ont voté pour les suprématistes aux dernières élections israéliennes. C’est le résultat de la politique d’apartheid. À Ashkelon, autre ville martyre, ils ont construit un monticule pour pouvoir admirer la bande de Gaza quand il y a des bombardements. Ce que je veux dire, c’est que les civils d’une société coloniale prennent nécessairement parti. Dans ce contexte, les anticolonialistes israéliens sont extrêmement courageux. Ils comptent leurs morts, mais savent que la responsabilité est du côté de leurs dirigeants.

La stratégie du Hamas n’est-elle pas, elle aussi, criminelle?

La guerre actuelle, n’est pas une guerre d’Israël contre le Hamas. C’est une guerre du gouvernement israélien contre le peuple palestinien tout entier. Le Hamas est arrivé au pouvoir sans majorité absolue. Beaucoup de Gazaouis lui sont opposés. Mais s’il est arrivé au pouvoir, c’est parce qu’Israël et l’occident ont d’abord porté tous leurs coups contre les laïcs, contre l’OLP. Maintenant que le Hamas est fort, ils portent leurs coups contre le Hamas. C’est l’intérêt d’Israël de ne pas avoir de partenaire pour la paix. Le Hamas a un projet politique que je condamne totalement. Mais s’ils sont arrivés là où ils en sont, c’est essentiellement à cause de l’occupant.

Et si les pays occidentaux soutiennent unanimement l’État d’Israël ce n’est pas dans une guerre contre le Hamas. Ils soutiennent aujourd’hui le projet politique d’un gouvernement fasciste et suprématiste en Israël, qui souhaite annexer la Cisjordanie et vider Gaza de sa population. C’est ça qui est à l’œuvre et c’est ce contre quoi nous devons nous élever. Il s’agit d’une guerre coloniale. Il y a un occupant et un occupé. Je constate malheureusement qu’une partie de la gauche française a opéré un recul idéologique extrêmement grave autour de cette lutte anticoloniale.

Que penser des interdictions systématiques, en France, de manifestations de soutien au peuple palestinien?

J’ai été arrêté moi-même ce lundi 16 octobre alors que j’accompagnais la militante palestinienne Mariam Abu Daqqa prendre un train pour Toulouse où elle devait donner une conférence. Elle est maintenant sous le coup d’un arrêté d’expulsion et assignée à résidence. Parmi Les 13 personnes qui ont été arrêtées la semaine dernière à Strasbourg pour manifestation interdite, on compte deux membres de la coordination nationale de l’UJFP.

Un ministre de l’Intérieur qui use de stéréotypes antisémites, dans son ouvrage sur Napoléon, fait arrêter des juifs antisionistes dans les manifs. En Allemagne, des militants de notre association sœur regroupant des Israéliens antisionistes vivant en Allemagne ont vu leurs comptes bancaires fermés, suite à une manifestation. On fait face, comme sur la question des migrations, à une criminalisation de la solidarité. Dans les deux cas, il nous faut résister à une idéologie dominante dominée maintenant par la droite et l’extrême droite raciste. Là aussi, une partie de la gauche est défaillante. (Entretien publié dans le quotidien français L’Humanité le 17 octobre 2023)

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[1] Nurit Peled-Elhanan (née en 1949 à Jérusalem) est une philologue et traductrice, professeur de littérature comparée à l’université hébraïque de Jérusalem, connue comme militante pacifiste en Israël. Née en 1949, c’est la fille de Matti Peled, un général de l’armée israélienne qui, après la guerre des Six Jours, s’est élevé contre la politique de colonisation.

Après avoir perdu sa fille de 14 ans dans un attentat kamikaze palestinien (et interdit aux officiels israéliens dont Benjamin Netanyahou de venir à ses obsèques), elle déclare «ne pas avoir cédé au désespoir mais prononcé un discours avec pour thème la responsabilité d’une politique myope qui refuse de reconnaître les droits de l’autre et fomente la haine et les conflits». Elle est cofondatrice de l’association israélienne et palestinienne des Familles endeuillées pour la paix.

Elle reçoit le prix Sakharov en 2001 en tant que représentante de «tous les Israéliens qui prônent une solution négociée du conflit et revendiquent clairement le droit à l’existence des deux peuples et des deux États avec des droits égaux». Izzat Ghazzawi, un professeur de littérature palestinien militant également pour la paix malgré la perte d’un fils dans le conflit le reçoit en même temps.

Elle est l’une des trois promoteurs du Tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009. (Source: Wikipédia)

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