Le massacre de Gaza sape la culture de la démocratie

Gaza, 15 avril 2024.

Par Enzo Traverso

Ceux qui pensaient que l’orientalisme était mort dans le monde mondialisé du XXIe siècle ont commis une grave erreur. Les hypothèses orientalistes de base analysées par Edward Said [référence à l’article de Conor McCarthy du 11 décembre 2021] il y a plus de quarante ans sont visibles partout.

Tous nos hommes d’Etat se sont rendus en pèlerinage à Tel-Aviv pour assurer Benyamin Netanyahou de leur soutien inconditionnel à Israël. Il n’y a pas de débat, nous disent-ils, lorsque la morale et la civilisation sont en jeu. Même maintenant que ces postulats traditionnels sont profondément ébranlés dans l’opinion publique occidentale par le spectacle quotidien de la famine et du massacre des enfants, ils combinent leurs appels à la modération et à l’humanitarisme avec la réaffirmation du statut d’Israël en tant que victime qui doit se défendre.

Personne ne mentionne jamais le droit des Palestiniens à se défendre contre une agression qui dure depuis des décennies. Alors qu’Israël entrave tout acheminement terrestre d’aide humanitaire et médicale, les gouvernements occidentaux (à quelques exceptions près) continuent imperturbablement à soutenir financièrement et militairement une puissance génocidaire.

Après le 7 octobre, le seuil de tolérance a fortement augmenté et le nombre d’enfants tués sous les bombes ne se compte plus. Le Hamas a tué 1200 Israéliens, dont 800 civils; Tsahal, l’armée israélienne, a tué au moins 33 000 Palestiniens à ce jour, dont pas plus de 5000 combattants du Hamas.

Tout est planifié [référence à l’article de +972 du 30 novembre 2023]: la destruction des routes, des écoles, des universités, des hôpitaux, des musées, des monuments, et même des cimetières effacés par les bulldozers; les coupures de l’eau, de l’électricité, du gaz, du combustible, de l’internet; le refus de l’accès des personnes déplacées à la nourriture et aux médicaments; l’évacuation de plus de 1,5 million des 2,3 millions d’habitants de Gaza vers le sud de la bande, où ils sont à nouveau bombardés; les maladies et les épidémies. Incapable d’éradiquer le Hamas, Tsahal entreprend l’élimination de l’intelligentsia palestinienne [référence au Financial Times du 14 mars 2024 «The lost future of young Gazans»]: universitaires, médecins, techniciens, journalistes, intellectuels et poètes.

La Cour internationale de justice des Nations unies, l’un des instruments de l’ordre international occidental, a lancé un avertissement (26 janvier 2024) selon lequel la population palestinienne de Gaza est soumise à un massacre organisé et implacable, déracinée et privée des conditions de survie les plus élémentaires. La guerre israélienne à Gaza prend des allures de génocide. Mais l’orientalisme est plus fort que l’héritage juridique des Lumières.

Bastion de l’Europe

Lorsque l’orientalisme est né, les Juifs faisaient partie de l’Occident en tant qu’invités ingrats, exclus, humiliés et méprisés, généralement mis à l’écart. Même les Juifs les plus éminents et les plus puissants étaient stigmatisés et considérés comme de vulgaires parvenus. Les Juifs incarnaient la conscience critique européenne [voir ci-dessous la vidéo de l’entretien d’Enzo Traverso effectué le 16 janvier 2024 par le Centre arabe de recherches & d’études politiques, Paris, titré «De l’usage politique de la mémoire collective de l’Holocauste»].

Aujourd’hui, les Juifs ont franchi la «ligne de couleur» [discrimination raciale] et font partie de la civilisation dite judéo-chrétienne, aimée et adulée par ceux qui les méprisaient et les persécutaient autrefois. En Europe, la lutte contre l’antisémitisme est devenue la bannière derrière laquelle tous les mouvements postfascistes et d’extrême droite se rassemblent, prêts à lutter contre la «barbarie islamique» avant même de s’être débarrassés de leurs vieux préjugés antisémites.

En 1896, le père spirituel d’Israël, Theodor Herzl, publiait le texte fondateur du sionisme, L’Etat des Juifs, dans lequel il définissait ce futur Etat comme «un bastion de l’Europe contre l’Asie, une sentinelle de la civilisation contre la barbarie». En 2024, les termes de la question restent substantiellement inchangés, mais Netanyahou est beaucoup plus respecté et écouté que Herzl ne l’était il y a plus d’un siècle. Herzl a imploré l’aide de certaines puissances européennes; Netanyahou ne craint pas de paraître arrogant et ingrat à leur égard.

Israël viole le droit international depuis des décennies et perpètre aujourd’hui un génocide à Gaza avec des armes fournies par les Etats-Unis et plusieurs pays européens. Ces puissances occidentales pourraient arrêter la guerre en quelques jours, mais elles sont incapables de refuser leur soutien à un gouvernement corrompu, d’extrême droite, composé de criminels de guerre, car ce gouvernement fait partie d’elles-mêmes, alors elles se contentent de recommandations et d’appels à la modération.

Tous les grands médias occidentaux ont endossé sans réserve un récit sioniste qui célèbre sans vergogne l’histoire des uns et ignore ou nie celle des autres. En Europe et aux Etats-Unis, comme l’a fait remarquer Saïd, Israël n’est jamais traité comme un Etat, mais plutôt comme «une idée ou un talisman quelconque», intériorisé pour légitimer les pires abus au nom de principes moraux élevés.

Des décennies d’occupation militaire, de harcèlement et de violence apparaissent ainsi comme l’autodéfense d’un Etat menacé, et la résistance palestinienne comme une manifestation de haine antisémite. Réinterprétée dans une perspective orientaliste, l’histoire juive se déroule comme un long martyre dans l’attente d’une rédemption bien méritée, et les Palestiniens deviennent un peuple sans histoire.

Raison d’Etat

Les étudiants pro-palestiniens sont dépeints comme des antisémites enragés dans la plupart des médias grand public. Dans plusieurs universités états-uniennes, ils ont été mis sur liste noire ou menacés de sanctions en raison de leur participation à des manifestations contre le génocide de Gaza. En Allemagne [interview d’Emily Dische-Becker, dans Jacobin le 23 mars 2024] et en Italie, des rassemblements ont été brutalement réprimés, tandis que le premier ministre français Gabriel Attal a annoncé des mesures sévères contre des militants pro-palestiniens.

La mémoire de l’Holocauste est rituellement célébrée comme une religion civile dans l’Union européenne, et la défense d’Israël est devenue, comme Angela Merkel et Olaf Scholz l’ont affirmé à plusieurs reprises, la «Staatsraison» de la République fédérale d’Allemagne (RFA). Aujourd’hui, l’Allemagne invoque cette mémoire pour justifier le massacre des Palestiniens à Gaza. Après le 7 octobre, le pays est traversé par une atmosphère de chasse aux sorcières contre toute forme de solidarité avec la Palestine.

Mais l’Allemagne n’est que l’expression paroxystique d’une tendance plus large. Cela explique pourquoi, notamment aux Etats-Unis, de nombreux Juifs ont élevé la voix pour dire «pas en mon nom».

Les références à la «raison d’Etat» sont à la fois curieuses et révélatrices d’un aveu implicite d’ambiguïté morale et politique. Comme le savent tous les spécialistes de la théorie politique, ce concept rappelle les côtés sombres et cachés du pouvoir politique. Habituellement identifiée à la pensée de Niccolo Machiavel, même si le terme lui-même n’apparaît pas dans ses écrits, la raison d’Etat signifie la transgression de la loi au nom d’impératifs supérieurs de sécurité de l’Etat.

C’est en invoquant la raison d’Etat que les services secrets des Etats qui ont aboli la peine de mort planifient l’exécution des terroristes et autres personnes qui menacent leur ordre social et politique. De Machiavel à Friedrich Meinecke [voir son ouvrage Die deutsche Katastrophe. Betrachtungen und Erinnerungen, Wiesbaden: Brockhaus 1946] et Paul Wolfowitz [secrétaire adjoint à la Défense des Etats-Unis de janvier 2001 à juin 2005], la raison d’Etatrenvoie à un «état d’exception», au côté immoral d’un Etat qui transgresse ses propres lois. Derrière la raison d’Etat, ce n’est pas la démocratie qui se profile, mais Guantanamo.

Ainsi, lorsque la RFA soutient Israël en invoquant la Staatsraison, elle admet implicitement l’immoralité de sa politique. Aujourd’hui, le soutien inconditionnel de l’Allemagne à Israël compromet la culture, la pédagogie et la mémoire démocratiques qui se sont construites au cours de plusieurs décennies, et notamment après le «Historikerstreit» au milieu des années 1980.

Cette politique jette une ombre sur le Mémorial de l’Holocauste qui se dresse au cœur de Berlin et qui n’apparaît plus comme l’expression d’une conscience historique tourmentée et des vertus du souvenir, mais plutôt comme un imposant symbole d’hypocrisie.

La sanction de la justice

En 1921, l’historien français Marc Bloch a écrit un essai intéressant sur la propagation des fausses nouvelles en temps de guerre. Il observe comment, au début de la Première Guerre mondiale, juste après l’invasion de la Belgique neutre, les journaux allemands ont publié d’innombrables rapports sur des atrocités incroyables. «Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives antérieures à sa naissance», écrit Bloch, qui en tire la conclusion suivante: «La fausse nouvelle est le miroir où la ‘conscience collective’ contemple ses propres traits.»

En lisant les journaux occidentaux après l’attentat du Hamas du 7 octobre, les historiens ont eu une curieuse impression de déjà-vu. Cette fois, cependant, les mythologies antisémites les plus anciennes ont été soudainement mobilisées contre les Palestiniens. Bloch a souligné que les fausses nouvelles et les légendes avaient toujours «rempli la vie de l’humanité». De nombreux historiens de l’inquisition et de l’antisémitisme ont soigneusement décrit le rôle joué par le mythe du «meurtre rituel» depuis le Moyen Age jusqu’à la fin de la Russie tsariste. La rumeur selon laquelle les Juifs tuaient des enfants chrétiens pour utiliser leur sang à des fins rituelles était largement répandue avant de procéder à un pogrom.

Après le 7 octobre, la plupart des médias occidentaux, y compris de nombreux journaux prestigieux et prétendument sérieux, ont publié des informations sur des femmes enceintes éventrées et des enfants décapités ou mis au four par des combattants du Hamas. Ces inventions [«Netanyahu’s war on thruth», The Intercept, 7 février 2024] diffusées par l’armée israélienne ont été immédiatement acceptées comme des preuves – Joe Biden et Antony Blinken les ont reprises dans leurs discours – alors que leur réfutation n’a été que murmurée à la marge quelques semaines plus tard. Les mythes sont performatifs, comme l’a fait remarquer Bloch: «Dès qu’une information erronée devient la cause d’un bain de sang, elle est irrévocablement érigée en vérité.»

Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux résistants communistes qui avaient été déportés dans les camps nazis ont nié l’existence des goulags soviétiques. Ils avaient profondément intériorisé un syllogisme puissant: l’URSS est un pays socialiste, le socialisme est synonyme de liberté, les camps de concentration ne peuvent donc pas y exister et doivent être un produit de la propagande américaine.

Un déni similaire est répandu aujourd’hui parmi les personnes convaincues qu’Israël, un pays né des cendres de l’Holocauste, ne peut pas perpétrer un génocide. A leurs yeux, Israël est une authentique démocratie et l’occupation des territoires palestiniens une protection nécessaire contre une menace vitale. Les croyants créent leurs propres vérités, des vérités qui ne troublent pas leur foi. Les vrais croyants sionistes ne diffèrent guère des vrais croyants staliniens.

Les médias occidentaux confortent ces préjugés en diffusant des mensonges. L’orientalisme est le terreau des mythes, des dénis et des fausses nouvelles. A rebours de la réalité, un récit paradoxal a ainsi été élaboré qui transforme Israël d’oppresseur en victime. Selon ce récit, le Hamas veut détruire Israël, l’antisionisme est de l’antisémitisme et nie le droit à l’existence d’Israël, et l’anticolonialisme a enfin révélé sa matrice anti-occidentale, fondamentaliste et antisémite.

La lutte contre l’antisémitisme sera de plus en plus difficile après qu’il ait été si ostensiblement mal compris, défiguré, militarisé et banalisé. Oui, le risque existe de banaliser l’Holocauste lui-même: une guerre génocidaire menée au nom de la mémoire de l’Holocauste ne peut qu’offenser et discréditer cette mémoire elle-même. La mémoire de la Shoah comme «religion civile» – sacralisation ritualisée des droits de l’homme, de l’antiracisme et de la démocratie – perdra toutes ses vertus pédagogiques.

Dans le passé, cette «religion civile» a servi de paradigme pour construire la mémoire d’autres crimes et génocides, des dictatures militaires en Amérique latine à l’Holodomor [«grande famine» 1932-33] en Ukraine, jusqu’au génocide des Tutsis au Rwanda [voir sur ce site le dossier établi par Colette Braeckman]. Si cette mémoire devait être identifiée à l’étoile de David portée par une armée génocidaire, les conséquences seraient dévastatrices.

Depuis des décennies, la mémoire de l’Holocauste est un moteur de l’antiracisme et de l’anticolonialisme, utilisé pour lutter contre toutes les formes d’inégalité, d’exclusion et de discrimination. Si ce paradigme mémoriel était dénaturé, nous entrerions dans un monde où tout est équivalent et où les mots ont perdu leur valeur. Notre conception de la démocratie, qui n’est pas seulement un système de lois mais aussi une culture, une mémoire, un héritage historique, s’en trouverait affaiblie. L’antisémitisme, historiquement en recul, connaîtrait une résurgence spectaculaire.

La force du désespoir

L’attaque du Hamas du 7 octobre a été atroce et traumatisante. Il a été voulu ainsi et rien ne le justifie. Mais il faut l’interpréter et non pas seulement le déplorer, encore moins le mythifier et l’entourer d’une aura d’atrocité diabolique.

Il existe un vieux débat sur la dialectique entre le but et les moyens. Si le but est la libération d’un peuple opprimé, il y a des moyens qui sont incompatibles avec un tel objectif: la liberté ne s’accorde pas avec le meurtre de civils. Cependant, ces moyens abjects et méprisables ont été utilisés dans le cadre d’une lutte légitime contre une occupation illégale, inhumaine et inacceptable.

Le 7 octobre était l’aboutissement extrême de décennies d’occupation, de colonisation, d’oppression, d’humiliation et de harcèlement quotidien. Toutes les manifestations pacifiques ont été réprimées dans le sang, les accords d’Oslo ont toujours été sabotés par Israël, et l’Autorité palestinienne, totalement impuissante, agit en Cisjordanie comme la police auxiliaire de Tsahal. Israël se préparait à «négocier la paix» avec les Etats arabes sur le dos des Palestiniens, et ses dirigeants reconnaissaient ouvertement l’objectif de poursuivre l’expansion des colonies en Cisjordanie.

Soudain, le Hamas a tout remis en jeu. Son attaque a révélé la vulnérabilité d’Israël, qui pouvait être attaqué à l’intérieur de ses propres frontières. Grâce au Hamas, les Palestiniens sont apparus capables d’attaquer et pas seulement de subir. La violence palestinienne a la force du désespoir. Il ne s’agit pas de partager ce désespoir, mais il est nécessaire d’en comprendre les racines.

Jusqu’à présent, au contraire, tout effort de compréhension a été éclipsé par une condamnation absolue et inébranlable, rapidement transformée en prétexte pour légitimer une guerre contre les civils palestiniens bien plus meurtrière que l’attaque du Hamas. C’est ce qui explique la popularité et le soutien au Hamas, qui n’est certainement pas réductible à son autorité répressive, en particulier parmi les jeunes Palestiniens de Cisjordanie.

Assassiner et blesser des civils est préjudiciable à la cause palestinienne. La réprobation inéluctable de ces moyens d’action ne remet cependant pas en cause la légitimité de la résistance palestinienne à l’occupation israélienne, résistance qui implique le recours aux armes. Le terrorisme a souvent été l’arme du pauvre dans les guerres asymétriques. Le Hamas correspond bien à la définition classique du «partisan»: un combattant irrégulier avec une forte motivation idéologique, enraciné dans un territoire et une population qui le protègent.

L’armée israélienne fait des prisonniers, y compris des adolescents et des membres de la famille des combattants dont la détention administrative peut durer des mois ou des années, alors que le Hamas ne peut prendre que des otages. Le Hamas lance des roquettes, tandis qu’Israël inflige des «dommages collatéraux» lors de ses opérations militaires. Son terrorisme n’est qu’un contrepoint au terrorisme d’Etat israélien. Si le terrorisme est toujours inacceptable, celui des opprimés est le plus souvent engendré par celui de leur oppresseur, ce qui est bien pire.

Jean Améry [voir entre autres Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmotable, Actes Sud, 1995 pour l’édition française] a écrit que, torturé comme résistant par les nazis dans la forteresse de Breendonck, il a voulu donner «une forme sociale concrète à sa dignité en frappant un visage humain», celui de son oppresseur. L’une des tâches les plus difficiles, constatait-il en 1969, consiste à transformer une violence stérile et vengeresse en une violence libératrice et révolutionnaire. Ses arguments, qui s’inspirent de l’œuvre de Frantz Fanon, mériteraient d’être longuement cités:

«La liberté et la dignité doivent être acquises par la violence pour être liberté et dignité. Encore une fois : pourquoi ? Je n’ai pas peur d’introduire ici le sujet tabou de la vengeance que Fanon évite. La violence vengeresse, au contraire de la violence oppressive, crée une égalité négative, une égalité de la souffrance. La violence répressive est la négation de l’égalité et ainsi de l’homme. La violence révolutionnaire est hautement humaine. Je sais qu’il est difficile de se faire à cette idée, mais il est important de l’examiner, ne fût-ce que dans l’éther de la spéculation. Si on prolonge la métaphore de Fanon, l’opprimé, le colonisé, le détenu dans le camp de concentration, peut-être même l’esclave salarié sud-américain, doivent être capables de voir les pieds de l’oppresseur pour devenir humains et, inversement, pour que l’oppresseur, qui n’est pas humain lorsqu’il joue son rôle, le devienne aussi.» (Jean Améry, «L’homme enfanté par l’esprit de violence», Les Temps modernes, 2006/1, traduction par Julie-Françoise Kruidenier et Adrian Daub)

De la rivière à la mer

Le 7 octobre et la guerre de Gaza ont scellé l’échec des accords d’Oslo. Loin de jeter les bases d’une paix durable fondée sur la coexistence de deux Etats souverains, ces accords ont été immédiatement sabotés par Israël, devenant les prémisses de la colonisation de la Cisjordanie, de l’annexion de Jérusalem-Est et de l’isolement d’une Autorité palestinienne corrompue et discréditée.

L’échec des accords d’Oslo marque la fin du projet de deux Etats. Encore vaguement envisagé par les Européens et les Américains – sans consultation des représentants palestiniens – pour une réorganisation de la région après la guerre, il signifie aujourd’hui essentiellement un ou deux bantoustans palestiniens sous contrôle militaire israélien. L’hypothèse de deux Etats est devenue impossible, bien que dans les circonstances de la guerre génocidaire à Gaza, un Etat binational soit difficilement imaginable.

Il y a vingt ans, Edward Saïd pensait qu’un Etat binational et laïc, capable de garantir à ses citoyens juifs et palestiniens une totale égalité de droits, était la seule voie possible vers la paix. C’est le sens du slogan aujourd’hui revendiqué par des millions de manifestants dans le monde (dont un grand nombre de Juifs), «Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre», que la plupart des médias dominants persistent à considérer comme antisémite.

Bien entendu, l’avenir d’Israël et de la Palestine doit être décidé par les personnes qui y vivent. L’autodétermination ne doit cependant pas faire oublier certaines leçons de l’histoire. Aujourd’hui, une solution à deux Etats ne pourrait fonctionner qu’à travers un processus de purges territoriales interethniques. Il s’agirait d’une solution irrationnelle sur une terre partagée par le même nombre de Juifs et de Palestiniens.

Même en supposant la création d’un Etat palestinien authentiquement souverain, ce qui est hautement improbable, cette solution ne serait pas satisfaisante à long terme. Un Etat sioniste à côté d’un Etat islamique serait une régression historique qui ne pourrait abriter aucun dialogue ou échange entre les cultures, les langues et les religions. Comme le montre l’histoire de l’Europe centrale et des Balkans au vingtième siècle, cette perspective aboutirait à une tragédie.

C’est pourquoi beaucoup considèrent qu’un Etat binational dans lequel Juifs et Palestiniens coexisteraient sur un pied d’égalité est la seule solution. Aujourd’hui, cette option semble irréalisable, mais si l’on réfléchit à long terme, elle apparaît logique et cohérente. En 1945, l’idée de construire une Union européenne en réunissant l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas paraissait étrange et naïve. L’histoire est pleine de préjugés qui sont abandonnés et apparaissent rétrospectivement comme stupides. Parfois, les tragédies servent à ouvrir de nouvelles perspectives.

Il y a vingt ans, Saïd demandait avec inquiétude «où sont les équivalents israéliens de Nadine Gordimer, André Brink, Athol Fugard, des écrivains blancs d’Afrique du Sud qui se sont exprimés sans équivoque et sans ambiguïté contre les maux de l’apartheid?». Ce silence est tout aussi assourdissant aujourd’hui, rompu par quelques voix isolées. Mais la situation a profondément changé. Israël s’est révélé vulnérable et surtout, par sa fureur destructrice, dépourvu de toute légitimité morale.

La cause palestinienne est devenue l’étendard du Sud et de larges pans de l’opinion publique, notamment des jeunes, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. Ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est pas l’existence d’Israël, mais la survie du peuple palestinien. Si la guerre de Gaza se termine par une seconde Nakba, c’est la légitimité d’Israël qui sera définitivement compromise. Dans ce cas, ni les armes états-uniennes, ni les médias occidentaux, ni la Staatsraisonallemande, ni la mémoire dénaturée et honnie de l’Holocauste ne pourront la racheter. (Article publié en anglais dans la revue Jacobin le 6 avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Enzo Traverso est professeur à la  Cornell University (Ithaca dans l’Etat de New York)

1 Commentaire

  1. Article important: « si la guerre de Gaza se termine par une seconde Nakba, c’est la légitimité d’Israël qui sera définitivement compromise » conclut Traverso. On peut craindre que si telle était la fin, les victimes ne soient la démocratie et les droits humains.

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