Par Amira Hass
«Les maronites [les chrétiens] ont la France, les chiites l’Iran, les sunnites l’Arabie saoudite et qui reste-t-il aux communistes? Seulement Allah», a récemment déclaré un militant de gauche à Ramallah, citant le musicien libanais Ziad Rahbani (le fils de la chanteuse Fairuz), pour illustrer l’impuissance ressentie par les Palestiniens comme lui. Mais ce qui était une remarque politique acerbe pour Ziad Rahbani ainsi qu’une déclaration de frustration pour l’homme laïque qui l’a citée est une réalité quotidienne pour les Palestiniens.
Ce n’est pas le lieu de discuter du rôle de la foi en Allah dans la construction et le maintien de la résistance des Palestiniens face à la domination israélienne qui leur est imposée. Mais plus prosaïquement, de constater que plus le jeu des puissances politiques internationales est à leur détriment, et plus Israël avance sans cesse dans ses plans pour s’emparer de leurs terres et profite de leur fragmentation comme de leur faiblesse politiques, plus l’importance nationale, politique, sociale et émotionnelle d’Al-Aqsa de Jérusalem – et pas seulement l’importance religieuse évidente – devient manifeste.
Cet édifice, que les musulmans appellent Haram al-Sharif et les juifs le Mont du Temple, est également le seul espace ouvert dont disposent les habitants de la vieille ville surpeuplée de Jérusalem. Tous les habitants de Jérusalem le soulignent et disent que c’est parfois le seul endroit où les Palestiniens ne rencontraient pas de policiers ou de soldats et où ils se sentaient presque libres, ne serait-ce que pour quelques heures. Au fur et à mesure que le nombre de visites provocatrices dans ce périmètre par des Juifs [protégés par des soldats] qui ont l’intention de prier et aussi de construire le troisième temple augmente, il perd cette qualité de site presque libre.
L’esplanade des Mosquées, qui est importante et bien connue d’environ 1,5 milliard de musulmans, est vue de manière permanente et naturelle, voire intime, depuis les fenêtres d’environ 200 maisons de la vieille ville, comme l’a déclaré un habitant de Jérusalem à Haaretz. En d’autres termes, il s’agit à la fois d’un monument mondial et d’un édifice de quartier, à la fois un lieu sacré et un lieu de rassemblement social et familial. Le complexe et ses mosquées rassemblent physiquement – et pas seulement symboliquement et émotionnellement – des dizaines de milliers de Palestiniens qui sont habituellement dispersés, divisés et séparés: citadins et ruraux, résidents de Cisjordanie et citoyens israéliens, femmes et hommes, riches et pauvres, individus et familles, partisans du Fatah et du Hamas et du parti al-Tahrir [parti dit islamiste] et personnes non affiliées, musulmans dévots et traditionnels et même laïques attirés par la beauté et la camaraderie du lieu, fidèles et personnes venues également ou uniquement pour un pique-nique en famille. (Seuls 99,99% des habitants de la bande de Gaza, située à 70 kilomètres de là, sont totalement exclus, sans qu’Israël ne semble leur accorder la liberté de culte).
La routine violente d’Israël, qui veille à démembrer de plus en plus le territoire palestinien et qui a détruit et continue de détruire toute continuité géographique, historique et sociale palestinienne existant sur le territoire depuis des siècles, ne peut pas nier Al-Aqsa. Mais les forces politico-religieuses juives qui y aspirent – et qui ne peuvent plus être considérées comme marginales et inoffensives – donnent aux Palestiniens toutes les raisons de s’inquiéter du sort du lieu et de demander l’intervention des instances internationales. Ainsi, les Etats arabo-musulmans – même ceux qui avancent dans la voie de la normalisation avec Israël et ne cachent pas leur «ras-le-bol» de la cause palestinienne – ne peuvent fermer les yeux sur les pratiques d’Israël dans la mosquée et à l’égard des fidèles palestiniens qui s’y trouvent. Parce qu’il s’agit d’un site religieux panislamique, Israël – qui ne permet pas aux Palestiniens de manifester – ne peut effacer sa nature de lieu permanent de rassemblement de masse. Ce fait rend ce lieu saint encore plus précieux pour les Palestiniens et confère au lieu essentiel du culte religieux un pouvoir social et politique.
Cette année, comme les années précédentes, dans les semaines précédant le mois de jeûne, les organismes de sécurité et leurs homologues des médias ont à nouveau «réussi» à dépeindre le Ramadan comme un événement terroriste. Dans l’esprit des Juifs israéliens, le Ramadan est ainsi associé à une tension potentielle en matière de sécurité et à des mises en garde contre des dangers pour eux et, en fait, pour toute la «normalité» dont ils bénéficient. Comme si c’était là l’essence même du mois sacré pour les musulmans. Le fait de rejeter la responsabilité de la paix sur les Palestiniens implique un mépris typique du fait qu’il n’y a rien de normal dans la domination israélienne sur les Palestiniens, en dépit de sa persistance depuis des décennies.
Par conséquent, du point de vue palestinien, sans planification ni instructions venant d’en haut, tout ce qui concerne Al-Aqsa et le Ramadan est devenu un mélange de protection de la liberté de culte et des coutumes sociales qui se sont développées autour d’elle, ainsi qu’une lutte contre le régime étranger israélien: c’est ainsi que des dizaines de milliers de personnes ont refusé de passer par les détecteurs de métaux installés aux entrées de l’esplanade des Mosquées, en 2017; et en 2021, que des jeunes qui restaient éveillés pendant les nuits du Ramadan ont refusé de quitter les marches de la porte de Damas où ils se rassemblaient, lorsque la police leur a demandé de le faire. Il n’y a rien de religieux ou de sacré à s’asseoir sur des marches, et ces jeunes gens n’étaient ni des dirigeants politiques ni particulièrement pieux. Mais le simple lien avec le Ramadan et l’interdiction a conféré à leur refus une légitimité sociale.
Cette année, une autre coutume s’est imposée comme un outil religieux-national: la coutume de l’i’tikaf – la retraite spirituelle temporaire des croyants de la vie ordinaire et leur séjour au moins d’une nuit dans une mosquée. Selon le site web d’Al Jazeera, depuis 1967, cette coutume est limitée dans Al Aqsa aux dix derniers jours du mois de Ramadan et aux vendredis soir, cette restriction étant appliquée par le ministère jordanien des Affaires religieuses et l’administration de la mosquée [cela fait référence à la gestion jordanienne de l’esplanade des Mosquées depuis 1967, 1980 et confirmée en 1994]. Cette année, les demandes adressées aux autorités jordaniennes par les familles de Jérusalem et les institutions religieuses de la ville pour qu’elles autorisent les séjours de nuit dans la mosquée pendant tout le mois sont restées sans réponse. Malgré cela, et malgré la demande de la police israélienne d’évacuer les lieux, Al Jazeera indique que c’est la deuxième fois depuis 1967 que des personnes respectant cette coutume parviennent à rester à l’intérieur de la mosquée pendant les deux premiers jours du Ramadan. La police a alors commencé à faire des descentes dans la mosquée, les forçant à sortir. Des millions de musulmans à travers le monde voient avec consternation les vidéos de toutes les provocations des juifs qui cherchent à sacrifier des chèvres [1] ou à prier sur le mont du Temple (Haram al-Sharif pour les musulmans) malgré l’interdiction, et de toutes les incursions sur l’esplanade des Mosquées et dans la mosquée de policiers des frontières armés de gourdins qui piétinent les tapis de prière avec leurs lourdes bottes [voir à ce propos l’article publié sur ce site le 6 avril].
S’agit-il d’un mépris inné et éhonté à l’égard d’une religion autre que la religion juive? S’agit-il d’un mépris presque inné des fidèles du Mont du Temple face aux fidèles de la mosquée simplement parce qu’ils sont arabes? Est-ce que les forces armées et en uniforme – y compris les membres druzes et arabes, s’il y en avait parmi eux – sont devenues folles de pouvoir? Tout cela, apparemment. On ne peut pas se contenter de dire que la police est comme ça depuis l’installation du nouveau ministère de la Sécurité nationale, puisqu’elle a agi de la sorte (et a même abattu des fidèles à Al Aqsa) avant même que l’on ait pu imaginer qu’Itamar Ben-Gvir deviendrait le ministre en charge de la police [dès le 29 décembre 2022]. Ce qui est certain, c’est que ce déjà-vu d’un assaut pseudo-militaire sur un site religieux et sacré est reproduit par Israël année après année, avec une persistance implacable qui est plus que déconcertante pour quiconque croit en la rationalité de ce gouvernement.
Cette persistance est compréhensible si l’on se souvient que l’armée et la police sont tenues de protéger tous les Juifs qui sont des colons de droite et qui ont l’intention d’incendier un vignoble en Cisjordanie, de mettre le feu à des maisons à Huwara [voir les articles publiés sur ce site les 2 et 6 mars], de mettre le feu à la mosquée d’un village ou de violer le caractère sacré d’Al-Aqsa. Les objectifs des Juifs qui montent sur le Mont du Temple sont politiques et irrédentistes, et c’est pourquoi les jeunes Palestiniens – qui sont principalement, mais pas exclusivement, originaires de Jérusalem – n’ont besoin de personne pour les organiser ou leur donner des ordres. Quel que soit leur niveau de piété, ils savent qu’ils doivent défendre le seul endroit de leur terre qui soit encore (relativement) protégé des intentions et des capacités de destruction d’Israël. (Article publié sur le site du quotidien Haaretz, le 9 avril 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Ce rite sacrificiel est tiré de la Torah. Selon la Torah, les Juifs étaient retenus comme esclaves en Égypte et, pour les libérer, Dieu a traversé le pays pour tuer le fils premier-né de chaque famille égyptienne. Les Israélites (Juifs) ont reçu l’instruction de tuer le petit d’une chèvre ou d’un agneau et de peindre l’entrée de leur maison avec le sang de l’animal afin que l’ange de la mort les suive sans s’arrêter. Ce fut la dernière des «sept plaies d’Égypte» et la goutte d’eau qui fit déborder le vase pour le pharaon égyptien, qui autorisa le peuple juif à quitter le pays dans ce qui est connu sous le nom d’Exode. Une fois que les Israélites ont atteint la «terre promise», qui correspond au territoire actuel d’Israël, le sacrifice d’un agneau devait avoir lieu chaque année pour l’éternité, en souvenir de l’Exode. Un secteur fondamentaliste s’efforce, au nom de la réalisation d’une prophétie biblique, concevoir une vache rousse parfaite, qui, sacrifiée, ouvrirait la voie à la destruction de la mosquée Al Aqsa et dès lors à la construction d’un nouveau Temple. Selon ce narratif, les ruines du précédent temple sont censées se trouver sous la mosquée Al Aqsa. Cela démontre la dimension plus que conflictuelle de certains sacrifices remis à l’ordre du jour. [Réd. A l’Encontre]
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