Israël-Palestine. «Dans cette nuit du 4 au 5 avril, le raid de la police israélienne avait pour objectif: montrer qu’elle contrôlait Al-Aqsa»

Itamar Ben Gvir: l’homme à qui une garde nationale privée est accordée par le gouvernement. (Yonatan Sindel/Flash90)

Entretien avec Jalal Abukhater conduit par Vera Sajrawi

Dans une démonstration de violence stupéfiante, les forces de police israéliennes ont fait irruption mardi soir (4 avril) dans la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem-Est occupée, frappant et arrêtant des centaines de musulmans palestiniens pendant le jeûne du mois de Ramadan. Environ 400 personnes ont été arrêtées, selon les médias, et nombre de celles qui ont été relâchées présentaient des lésions et d’autres marques de violence sur le corps. Le Croissant-Rouge palestinien a déclaré que la police avait empêché son personnel médical d’accéder aux blessé·e·s pendant le raid.

Bien que de telles incursions dans la mosquée se soient déjà produites auparavant, les scènes du dernier raid en ont surpris plus d’un [1]. Des vidéos prises à l’intérieur de la mosquée montrent des policiers frappant sans relâche les fidèles avec des matraques et la crosse de leurs fusils. On entend des femmes et des enfants crier au milieu de la panique. Une longue file de détenus – mis à terre auparavant – les mains attachées derrière le dos, est escortée dans les rues de la vieille ville.

La police affirme que ses forces ont été contraintes d’entrer dans la mosquée pour «rétablir l’ordre» après que des Palestiniens se sont enfermés à l’intérieur avec des pierres et des feux d’artifice, dont certains ont été tirés sur les officiers pendant le raid. On ne sait toutefois pas très bien pourquoi la police a jugé nécessaire de prendre d’assaut la mosquée elle-même ou de faire un usage aussi intensif de la force. En outre, il est courant que les musulmans, individuellement ou en famille, passent la nuit dans la mosquée pendant le mois sacré.

Il est significatif que ces événements se soient produits la nuit précédant la veille de Passover [5 avril, Pessa’h est la Fête solennelle commémorant l’Exode hors d’Égypte et le début de l’année agricole: début de la moisson de l’orge], avant laquelle les tensions avaient été exacerbées pendant des semaines. Certains des Palestiniens présents dans la mosquée auraient prévu de rester dans les environs en réaction aux tentatives des fondamentalistes juifs de pratiquer des rituels sacrificiels au Haram al-Charif [2]/Mont du Temple [le lieu le plus sacré du judaïsme] avant Pessa’h, un acte considéré comme un grave affront religieux et politique au soi-disant «statu quo» de cette «zone» [3]. Plusieurs de ces fondamentalistes, qui sont de plus en plus nombreux à monter sur le site ces dernières années, auraient été arrêtés par la police alors qu’ils tentaient d’introduire des animaux de sacrifice dans la vieille ville.

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Pour comprendre la toile de fond de ces événements, +972 s’est entretenu avec Jalal Abukhater, un écrivain palestinien résident à Jérusalem. Il a souligné comment les tentatives israéliennes de modifier la dynamique du lieu saint – alimentées en particulier par le mouvement du Mont du Temple et ses défenseurs au sein du nouveau gouvernement d’extrême droite – ont conduit à une intensification de la violence au fil des ans, comme l’illustrent les événements de la nuit dernière. L’entretien a été édité pour plus de clarté.

Quel est le contexte de ce qui s’est passé à Al-Aqsa la nuit dernière?

Jalal Abukhater

Les autorités d’occupation israéliennes veulent imposer une nouvelle réalité à Al-Aqsa – quelque chose que nous avons vu ces dernières années, mais qui s’intensifie maintenant. Les colons sont enhardis par leurs alliés au sein du gouvernement, comme Itamar Ben Gvir. On en arrive à un point où Israël montre à tout le monde qu’il est le seul à dominer, à contrôler et à avoir la pleine souveraineté sur Jérusalem, y compris sur les lieux saints, comme la mosquée Al-Aqsa.

Les lieux saints musulmans sont censés être sous la tutelle du Waqf jordanien [voir note 3], mais la nouvelle réalité qu’ils veulent imposer est que les fidèles juifs aient des droits «égaux» à ceux des musulmans pour entrer dans la mosquée Al-Aqsa. La situation de base que nous avons ici [le «statu quo»] est que l’enceinte d’Al-Aqsa est ouverte [à certaines heures] à tous sans discrimination, tandis que les musulmans y prient. Le culte juif à Al-Aqsa a été totalement rejeté par les musulmans, qui considèrent la mosquée comme le troisième site le plus sacré de l’islam.

La nouvelle réalité qu’Israël veut imposer est une division du temps et de l’espace – même s’il doit recourir à la violence – afin qu’il y ait des zones où les fidèles juifs pourront prier. Ce que nous avons vu hier soir, c’est la police israélienne utiliser toute la force dont elle dispose pour garantir la poursuite de cette politique, afin que les fidèles juifs puissent entrer sans interruption.

La situation était relativement calme dans la vieille ville depuis le début du ramadan [22 mars]. Pourquoi les forces israéliennes ont-elles attaqué la nuit dernière?

Les gens se sont rendus à Al-Aqsa pour une retraite spirituelle de mardi soir à mercredi matin [du 4 au 5 avril] – une pratique spirituelle courante pendant le ramadan, appelée i’tikaf [qui consiste à rester dans une mosquée quelques jours]. Mais mercredi est aussi le premier jour de Passover-Pessa’h, et les Palestiniens voulaient être présents à Al-Aqsa lorsqu’un grand nombre de fidèles juifs devaient entrer dans l’enceinte.

La nuit dernière, les forces israéliennes ont voulu montrer à tout le monde qu’elles contrôlaient la situation. Les tensions ont augmenté avec les colons juifs, en particulier le mouvement du Mont du Temple, qui prévoient de faire un sacrifice [rituel d’animaux] à Al-Aqsa. La police s’y est opposée et a même procédé à des arrestations préventives contre certains juifs partisans de la ligne dure.

Contrairement aux années précédentes, la police n’a pas tenté de restreindre autant l’accès aux prières musulmanes. Mais elle est également déterminée à nous montrer que c’est elle qui nous permet de prier. S’ils décident du jour au lendemain que quelque chose est interdit, ils viendront et expulseront les gens d’Al-Aqsa. C’est une démonstration de force et de domination.

Je tiens cependant à dire que j’ai été témoin d’une atmosphère étonnante à Jérusalem au cours des dix derniers jours. Tout le monde s’accordait à dire qu’à la porte de Damas, les Palestiniens étaient plus festifs les soirs où la police était occupée à Jérusalem-Ouest avec des manifestant·e·s [contre le gouvernement de Netanyahou]. Ainsi, lorsque les Israéliens manifestaient, nous avions un Ramadan très joyeux.

Comment les choses ont-elles changé à Jérusalem depuis que le nouveau gouvernement israélien a prêté serment fin décembre 2022?

Il y a une chose sur laquelle nous sommes tous d’accord: Jérusalem souffre depuis des décennies de politiques qui visent la présence palestinienne dans la ville: l’expansion des colonies, l’absence de permis de construire, l’étouffement et le confinement de nos espaces de vie.

Le nouveau gouvernement veut exacerber tout cela et se montrer encore plus brutal et sans ménagement par rapports aux précédents gouvernements. Nous avons le sentiment d’être attaqués sur plusieurs fronts: ils veulent changer la réalité d’Al-Aqsa; ils veulent intensifier les démolitions alors que nous n’avons nulle part où aller ou construire; et nous sommes confrontés à davantage d’hostilité et de violence à mesure que le temps passe. Cette tendance s’est accentuée ces dernières années, mais sous le nouveau gouvernement, elle atteint son paroxysme.

Nous le voyons particulièrement avec Itamar Ben Gvir qui, depuis janvier 2023, est déterminé à accélérer les démolitions de maisons palestiniennes dans la ville. Ben Gvir a affirmé que [les démolitions] seraient une réponse à des «attaques terroristes», mais les familles dont les maisons ont été démolies n’ont été impliquées dans aucune attaque – elles vivent simplement dans des maisons qu’Israël considère comme des constructions illégales, parce qu’elles n’ont pas reçu de permis de construire. A Jérusalem, on estime qu’un tiers des Palestiniens – environ 100’000 personnes – vivent dans des structures construites sans permis.

Itamar Ben Gvir utilise le prétexte du «terrorisme» pour intensifier cette campagne. Il a voulu l’aggraver également pendant le Ramadan, ce qui signifie que les gens perdent actuellement leurs maisons et sont jetés dans la rue. Il s’agit de l’homme qui dirige la police [en tant que ministre de la Sécurité nationale]. Il a récemment obtenu [l’autorisation de] de disposer de sa propre milice privée [dite «garde nationale»], qui opérera contre les Palestiniens en Galilée, dans le Naqab [le Néguev en anglais] et à Jérusalem.

Ce sera une version militarisée de la police – mais ici à Jérusalem, nous avons déjà une version militarisée de la police. Ben Gvir veut simplement avoir plus de déclinaisons [des forces de sécurité] pour combattre la présence palestinienne dans la ville.

Quelles tendances avez-vous observées au fil des ans pendant le Ramadan en termes de violence israélienne?

Revenons au mois de mai 2021 à Jérusalem, au cours duquel les autorités israéliennes ont pris une série de mauvaises décisions. Juste avant le début du ramadan, la police a érigé des barricades autour de la porte de Damas, où les Palestiniens se rassemblent après les festivités de l’iftar [repas du soir pendant le jeûne du ramadan, une fois le soleil couché]. Il s’agissait d’un acte très provocateur.

Puis, le jour de Laylat al-Qadr [célébration des premiers versets du Coran révélés au prophète Mahomet], lorsque les musulmans pratiquent leur culte du coucher au lever du soleil, les Israéliens ont arrêté les bus en provenance de nombreuses villes qui se rendaient à Al-Aqsa. Refuser l’accès et la liberté de culte à Al-Aqsa était une décision stupide qui s’est retournée contre eux, car des manifestations ont éclaté dans tout le pays.

Cette année, la police n’a pas restreint l’accès à la porte de Damas et les Palestiniens ont vécu un Ramadan spirituel et festif. Mais c’est la volonté d’imposer une nouvelle réalité qui est à l’origine de cette violence. L’expulsion forcée des fidèles et le non-respect de la liberté de culte, c’est la volonté de l’occupation de contrôler le système qu’elle souhaite maintenir.

Intervention de policiers israéliens à 1h08 dans la mosquée Al-Aqsa.

Des vidéos de la nuit dernière [de mardi 4 à mercredi 5 avril] montrent les forces israéliennes attaquant brutalement des Palestiniens et Palestiniennes. Des rapports indiquent qu’environ 400 personnes ont été arrêtées. Les Palestiniens et Palestiniennes de Jérusalem sont-ils effrayés ou découragés par cette situation?

Au contraire, je ne pense pas que quiconque ait peur ou recule. Ce matin, j’ai essayé de me rendre dans l’enceinte d’Al-Aqsa pour la prière du fajr (de l’aube), mais j’ai été arrêté par les forces de sécurité et je n’ai pas été autorisé à entrer dans la vieille ville. Il y avait des soldats à chaque porte et ils ne laissaient entrer que les personnes âgées de plus de 40 ans. Malgré cette restriction d’âge, les gens sont entrés et ont prié à Al-Aqsa. De nombreuses personnes ont encore été attaquées ce matin.

Nous avons vu des vidéos de policiers marchant sur les tapis de prière et bousculant les gens en pleine prière, simplement parce qu’ils [les Israéliens] veulent imposer leurs nouvelles conditions. Les Palestiniens de Jérusalem ne sont pas restés silencieux et tout le monde se bat pour se rendre à Al-Aqsa. Hier, des gens ont prié à l’extérieur des murs de la vieille ville alors qu’il leur était interdit d’y entrer.

Al-Aqsa est plus qu’une mosquée où les musulmans pratiquent leur culte – c’est l’endroit où nous, Palestiniens, pratiquons une certaine forme de souveraineté. Lorsque nous entrons à Al-Aqsa, nous sentons que c’est notre territoire – un tout petit espace dans une grande ville qui nous aliène et nous met à l’écart, nous confinant dans des quartiers qui ont été transformés en ghettos. Alors que nous perdons sur tous les fronts depuis des années, nous nous accrochons fermement à des lieux comme Al-Aqsa, car si nous le perdons, nous n’aurons plus rien d’autre à revendiquer. Israël doit garder cela à l’esprit: nous ne laisserons pas cet emplacement sans notre présence et nous ne le céderons pas facilement. (Entretien publié sur le site du magazine israélien +972, le 5 avril 2023, traduction par la rédaction de A l’Encontre)

Vera Sajrawi est rédactrice et journaliste au magazine +972. Auparavant, elle a été productrice pour la télévision, la radio et l’Internet à la BBC et à Al Jazeera. Elle est Palestinienne et vit à Haïfa.

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[1] La brutalité policière israélienne peut être aussi éclairée à la lumière de déclarations, rapportées par Haaretz du 4 avril, du chef de la police Kobi Shabtai: «Il n’y a rien que nous puissions faire. Ils s’entretuent. C’est dans leur nature. C’est la mentalité des Arabes», a-t-il déclaré lors d’une conversation avec le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir.» Ben Gvir a immédiatement renforcé sa revendication de création d’une «Garde nationale» placée sous son autorité. (Réd.)

[2] En arabe le «Noble Sanctuaire»: c’est ici que le prophète Mahomet arriva une nuit de La Mecque à Jérusalem. (Réd.)

[3] Un statu quo a été affirmé par le général Moshe Dayan en 1967 lors de la conquête à cette date de la vieille ville de Jérusalem par les Israéliens. En 1980, l’Etat d’Israël a proclamé Jérusalem capitale «réunifiée et indivisible». Toutefois, l’administration religieuse a été confiée au Waqf, une fondation religieuse sous administration jordanienne. Le statu quo a été confirmé dans le traité de paix israélo-jordanien de 1994 et il interdisait aux Juifs de venir prier sur le mont du Temple. Cela est «pratiquement» remis en cause par les courants fondamentalistes juifs depuis quelques années. (Réd.)

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