Par Orly Noy
[Suite au dossier que nous avons publié le 10 octobre, nous avions l’option de développer une approche analytique prenant en compte divers débats politiques et de caractérisation de la guerre en cours en Israël et en Palestine qui se développent dans le monde francophone ou de traduire le point de vue d’une minorité qui cherche à résister à la dynamique mortifère à l’œuvre dans la région. Nous avons choisi la seconde option pour l’heure. Dès lors, nous publions trois articles rédigés par des collaborateurs du site israélien +972. Le premier, écrit sous forme d’éditorial par l’éditeure de +972, Orly Noy, établit des digues dans cette «situation infernale». Le second, du photojournaliste Oren Ziv, illustre sa découverte des massacres perpétrés dans la région frontière de la bande de Gaza. Le troisième, de Ruwaida Kamal Amer, collaborateur de +972 résidant à Gaza, traite des tourments et des souffrances d’une population enfermée, bombardée, déplacée au sein d’une vaste prison, Gaza, à l’heure où se prépare une possible offensive terrestre. – Réd. A l’Encontre]
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Lorsqu’il s’agit d’attaquer Gaza, la politique actuelle d’Israël vise davantage à causer des dégâts qu’à faire preuve de la plus grande précision.
Nous vivons une réalité infernale, mue par une soif de vengeance qui se manifeste par des crimes de guerre. L’objectif d’Israël n’est pas de frapper des cibles militaires ou des infrastructures terroristes. Il s’agit de viser plus de deux millions de personnes – y compris les enfants, les personnes âgées. L’ampleur de la catastrophe qui nous attend est difficile à imaginer.
Ces derniers jours, en Israël, des voix de personnes par ailleurs raisonnables – des personnes associées aux valeurs humanistes et aux droits de l’homme – ont exprimé cette soif de vengeance. Elles ont justifié l’effacement de Gaza sous un prétexte sécuritaire ou même humanitaire. J’en ai entendu d’autres qui ont adopté la rhétorique des extrémistes de droite qui insistent sur le fait que chaque habitant de Gaza est un antisémite sanguinaire qui soutient l’atrocité commise par le Hamas au cours du week-end [1].
Mais c’est précisément notre humanité qui est mise à l’épreuve. Chaque image et chaque témoignage de l’enfer du sud d’Israël, chaque appel désespéré et déchirant de ceux qui cherchent encore leurs proches, chaque mise à jour du bilan des morts qui ne cesse de s’alourdir – tout cela menace de nous faire perdre nos valeurs et de nous livrer à l’appel de la vengeance.
L’attaque criminelle du Hamas a plongé de nombreux Israéliens dans une peur existentielle que nous ne connaissions pas auparavant – du moins pas dans cette génération. Aujourd’hui, la peur, la rage, la haine et la douleur menacent de faire des ravages non seulement à Gaza, mais aussi sur nous, en tant qu’individus et en tant que société.
L’éthique n’est jamais un privilège, un luxe, un accessoire que l’on peut revêtir quand cela convient ou enlever quand cela convient moins. L’éthique n’est pas une bienveillance que nous ne pouvons pas adopter pendant une catastrophe.
Insister sur l’éthique, c’est insister sur le contexte, sans lequel cette horrible violence perd son sens et se réduit à «des animaux humains qui veulent nous détruire sans raison» [allusion à la déclaration du ministre de la Défense Yoav Gallant]. Insister sur l’éthique et le contexte ne revient pas à justifier un crime. Au contraire, c’est s’assurer que notre compréhension de la réalité inclut tous les facteurs qui y contribuent, afin que nous puissions la changer plus efficacement.
Si les crimes du Hamas justifient une destruction totale par le biais d’une punition collective de la population de Gaza, de quelle éthique pouvons-nous revendiquer pour condamner le Hamas, surtout si l’on tient compte du mal qu’Israël a infligé à cette région au fil des ans? Si l’élection du Hamas à Gaza, il y a toutes ces années, justifie l’effacement de sa population de la planète, quelle devrait être la punition du public israélien pour avoir élu des dirigeants fascistes et des criminels de guerre, qui imposent régulièrement la destruction et la mort aux Palestiniens?
Notre engagement envers l’éthique et les principes des droits de l’homme ne peut être conditionné par nos sentiments subjectifs. Il s’agit de tracer les lignes rouges à ne pas franchir, même en temps de guerre. Il n’y a pas de rage qui justifie les crimes de guerre.
Le besoin de se replier sur le «tribalisme» israélien et de s’y accrocher est compréhensible. Mais pas en sacrifiant notre communauté politique. La solidarité judéo-arabe que nous avons réussi à construire dans ce pays a été difficile à mettre en place. Elle est petite et fragile, et elle est confrontée à une terrible épreuve. Nous ne devons pas échouer.
Aucun civil n’est un «dommage collatéral». Les crimes de guerre sont une abomination qui ne peut jamais être justifiée. On ne peut qu’espérer que le jour où cette poussière toxique sera retombée, le camp qui se définit comme celui des «droits de l’homme» pourra se regarder dans un miroir. (Article publié sur le site israélien +972 le 11 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Il est nécessaire de rappeler la position prise par Amnesty International, une organisation décriée – entre autres pour sa qualification de situation d’apartheid en Israël – par ceux qui se font complices propagandistes de la politique du gouvernement Netanyahou: «Des vidéos analysées par le Crisis Evidence Lab d’Amnesty International montrent des combattants palestiniens qui, le premier jour des attaques, ont délibérément tiré sur des civils et les ont pris en otage… “Massacrer des civils est un crime de guerre, et rien ne peut justifier ces attaques répréhensibles. Nous avons vérifié des vidéos effrayantes qui montrent des hommes armés tirant sur des civils et emmenant des personnes en otage. Une vidéo troublante montre des hommes armés faisant défiler une femme dans le centre de Gaza, comme dans un cauchemar. Tous les civils qui ont été enlevés, y compris les enfants, doivent être libérés immédiatement. Ces crimes doivent faire l’objet d’une enquête dans le cadre de l’enquête en cours de la Cour pénale internationale sur les crimes commis par toutes les parties au conflit actuel”, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International. “Les antécédents bien documentés d’Israël en matière de crimes de guerre n’excusent pas les actes horribles commis par les groupes armés palestiniens, et ne les dispensent pas de respecter l’obligation qui leur incombe en vertu du droit international de respecter les principes fondamentaux d’humanité et de protection des civils.”» (Réd.)
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Ce matin du 7 octobre, il était clair que quelque chose de différent se produisait cette fois-ci
Par Oren Ziv
Samedi 7 octobre, 6h30. Les sirènes retentissent dans le sud et le centre d’Israël, mais je ne me réveille à Tel-Aviv que lorsqu’un ami – un autre photojournaliste – m’appelle. En tant que photographe, j’ai l’habitude de me préparer rapidement et j’essaie de comprendre ce qui se passe en courant vers la voiture.
Ces dernières années, j’ai couvert toutes les guerres menées par Israël contre la bande de Gaza, mais nous nous rendons compte en roulant vers le sud qu’il se passe quelque chose de différent cette fois-ci. Sur la route 6, nous voyons de la fumée s’élever d’un certain nombre de villages, mais nous décidons de continuer jusqu’à Sderot. Des rapports faisant état de combattants envahissant un certain nombre de communautés israéliennes situées près de la barrière [entourant Gaza] commencent à être diffusés au compte-gouttes.
Sans comprendre l’ampleur de ce qui se passe à Sderot, nous nous dirigeons vers la ville, mais nous sommes arrêtés à un poste de contrôle. Un policier pointe son arme sur nous. Nous faisons demi-tour et nous dirigeons vers Ashkelon, où j’ai couvert un grand nombre d’attaques à la roquette [venant de Gaza]. Cette fois, la situation est bien pire. La fumée au loin montre clairement qu’il y a un certain nombre de zones concernées, dont certaines ne disposent pas de suffisamment de secouristes, voire pas du tout; ils doivent établir des priorités. Dans les zones moins touchées, les habitants éteignent eux-mêmes les incendies à l’aide de tuyaux d’arrosage.
Les sirènes se succèdent. Nous nous abritons à côté d’une maison à Ashkelon, avant que la famille ne nous ouvre la porte. Ils ont été réveillés par les sirènes et les enfants reçoivent des messages WhatsApp contenant des vidéos – dont la provenance n’est pas claire – montrant des «terroristes errant dans la ville». Certains d’entre nous, photojournalistes, tentent de les calmer en leur expliquant que tout se passe à Sderot et plus au sud, mais nous n’en avons en fait pas la moindre idée.
Entre-temps, des informations sur des combattants [des Brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas] qui ont ouvert le feu sur le festival de musique Re’im [qui se déroulait les 6 et 7 octobre, près du kibboutz de Re’im dans le désert du Néguev au sud d’Israël] commencent à arriver.
Je rencontre plusieurs photographes et nous décidons de nous rendre à Sderot, où des Palestiniens armés ont pris possession d’un poste de police. Entre les prises de vue et la mise à l’abri au milieu des sirènes, nous commençons à nous rendre compte que nous sommes face à quelque chose d’inédit.
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Nous voyons des voitures abandonnées à l’entrée de Sderot. A l’intérieur de la ville, des cadavres sont éparpillés sur les trottoirs et sur la route. Il n’y a pas de policiers ou de soldats dans les rues; dans un pays où chaque attaque présumée au couteau à Jérusalem est réprimée par des dizaines de policiers en quelques minutes, ils sont soudain tous ailleurs.
Nous entendons des coups de feu et une explosion provenant de l’intérieur du poste de police. Quelques officiers se tiennent à l’extérieur, à côté d’un véhicule tout-terrain portant une plaque d’immatriculation palestinienne verte et une mitrailleuse montée à l’arrière.
Un groupe de photographes – nous sommes huit voitures à ce moment-là – décide de continuer en direction de Netivot sur la route 35, la route empruntée par ceux qui ont réussi à échapper à la rafle du désert. Entre la jonction de Shaar Hanegev et la petite communauté de Yakhini, nous voyons beaucoup de voitures abandonnées, certaines dont les passagers se sont échappés, d’autres tués. Nous voyons d’autres corps sur la route, à côté d’objets qui indiquent clairement qu’ils étaient en train de camper.
Soudain, nous entendons des coups de feu. Au début, nous pensions qu’ils provenaient du poste de police de Sderot, mais ils s’intensifient et se rapprochent, et nous nous rendons compte qu’ils sont devant nous. Nous nous couchons tous sur le sol. Après plusieurs longues minutes, alors que les balles sifflent au-dessus de nos têtes, brisant les vitres des voitures à côté de nous, les forces militaires arrivent et se positionnent derrière le terre-plein séparant deux voies. Nous rampons là aussi pour nous mettre à l’abri derrière le béton.
La réception des téléphones portables à Sderot est coupée: elle l’a été pendant la majeure partie de la journée, soit en raison d’une coupure d’électricité, soit parce que les autorités l’ont délibérément coupée pour empêcher les Palestiniens qui se sont infiltrés de communiquer et de diffuser des images. Ce n’est que plus tard dans la nuit que j’ai visionné les images de la fête et d’ailleurs, et que j’ai compris ce qui s’était passé.
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Beaucoup de gens m’ont demandé ces derniers jours comment je pouvais supporter toutes les horreurs que nous avons documentées. Il n’y a pas de réponse claire à cette question, si ce n’est qu’il est utile de travailler avec des amis. Pour moi, c’est précisément le fait d’être sur le terrain, sans avoir besoin de la médiation de la télévision ou des médias sociaux, qui m’aide à traiter les événements d’une manière un peu moins traumatisante, parce que j’ai vu ces choses moi-même. Aussi horribles soient-elles.
Un signe que la guerre commence vraiment
Le lendemain, je retourne au sud et découvre que la situation est loin d’être sous contrôle. Il y a quelques soldats et policiers dans les rues, et les échos des coups de feu et des explosions indiquent que des batailles sont en cours. Des chars se frayent un chemin dans les rues, creusant des sillons sur leur passage. C’est toujours un mauvais signe, un signe que la guerre commence vraiment, quand les chars roulent directement dans les rues de cette façon – cela montre qu’il n’y a pas eu assez de temps pour les charger sur un transporteur.
La bataille pour le poste de police de Sderot s’est terminée à l’aube, et les bulldozers militaires commencent déjà à détruire le bâtiment. Les corps des militants palestiniens sont empilés à l’extérieur, leurs armes gisent à côté d’eux.
Bien que la plupart des corps d’Israéliens aient été retirés de la scène, les corps des Palestiniens – portant des gilets pare-balles et des munitions en bandoulière, et parfois leurs armes à côté d’eux – ont été laissés sur le sol pendant des jours. De nombreux équipements ont été trouvés à l’intérieur et à côté des voitures des combattants: talkies-walkies, batteries, nourriture et boissons, et autres preuves d’un assaut bien planifié.
Les jours commencent à se fondre les uns dans les autres. Il est difficile de se rappeler quand la guerre a commencé, mais tous ceux que je rencontre – soldats enrôlés, réservistes et citoyens – sont préoccupés par la question de savoir comment cela s’est produit, en commençant par l’échec du renseignement, puis la sortie de Gaza, et enfin la réponse tardive des forces israéliennes. Il est difficile d’écrire sur l’étendue de l’échec, mais certains aspects deviennent évidents à chaque visite sur le terrain. Le gouvernement et l’armée affirment qu’ils répondront à ces questions «après les combats», mais il est difficile de ne pas se les poser en ce moment.
Tout au long de la semaine, je visite les lieux frappés par des roquettes, les zones de transit militaire et les communautés accessibles après leur retour sous contrôle israélien. Dans la vieille ville d’Ashkelon, où de nombreux bâtiments n’ont pas de salle sécurisée ou d’abri public à proximité, une roquette a frappé le premier étage d’un immeuble d’habitation et a réduit les divers logements en un seul amas de décombres.
Dans le sud, un responsable de la sécurité explique que l’assaut israélien contre Gaza sera plus long que d’habitude. Il note que la clôture de Gaza est effectivement hors d’usage en raison des dizaines de brèches et que, depuis le début de la semaine, des dizaines de cellules de Palestiniens armés errent dans la région. Interrogé sur l’échec qui s’est produit, il me dit qu’il n’a pas de réponse. Il semble que personne ne le sache.
Pendant un certain temps, il semble que le Service du porte-parole de l’IDF [Forces armées] ne fonctionne pas non plus, ce qui signifie qu’aucune visite officielle n’est organisée pour les photographes et les journalistes qui s’efforcent de se rendre sur les lieux des massacres. Le mardi matin, 10 octobre, un groupe d’entre nous arrive de manière indépendante dans la zone du festival de musique Re’im, où 260 jeunes ont été assassinés et de nombreux autres enlevés samedi.
En chemin, nous avions déjà croisé des centaines de voitures abandonnées sur le bord de la route principale, dont certaines avaient été brûlées. Nombre d’entre elles avaient été peintes à la bombe d’un «X» et d’une date, indiquant que les forces de sécurité les avaient examinées. Sur le site du festival, il y a toujours un poste de sécurité à l’entrée, le camping est toujours debout, tout comme le bar, et au centre il y a une scène et des microphones. Il y a aussi des tapis éparpillés, des tentes, des hamacs et des effets personnels. Tout est encore debout, comme si l’on attendait que la fête reprenne.
Les corps des personnes assassinées ont déjà été enlevés, mais certains combattants morts gisent encore sur le sol. Des soldats israéliens passent et cherchent des restes de munitions.
Au fil de la journée, nous sommes invités à une visite officielle de Kfar Aza, qui a subi des pertes considérables – le nombre final de morts n’est toujours pas connu. A l’entrée du kibboutz, le général de division Itai Veruv explique le déroulement de la visite: «Je ne veux pas trop parler après avoir combattu pendant 48 heures. Ce que vous verrez est un massacre; je n’ai jamais rien vu de tel en 40 ans de service.»
Les scènes dans le kibboutz sont en effet extrêmement difficiles. Une grande partie du kibboutz a été détruite, notamment les logements des jeunes. Les forces de sécurité et de secours sont en train de dégager les corps et les armes, tout en continuant à fouiller la zone. Beaucoup ont été tués dans leur lit ou au moment où ils se réveillaient. La brèche dans la porte par laquelle les Palestiniens sont entrés n’a pas été réparée, et une traînée de véhicules brûlés, d’armes, de corps et d’effets personnels montre le chemin que les assaillants ont emprunté à l’intérieur du village. A l’arrière-plan, derrière les portes du village, la fumée s’élève en raison des attaques israéliennes en cours sur Gaza. Lorsque les sirènes de roquettes ne retentissent pas, on peut entendre les avions de chasse et l’artillerie.
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Le lendemain, alors que les reportages sur Kfar Aza font le tour du monde, nous participons à une autre tournée de presse, cette fois dans le kibboutz Be’eri. Là aussi, les dégâts sont considérables: plus de 100 morts, des maisons complètement détruites par les tirs de roquettes, des véhicules tout-terrain, des armes et des corps éparpillés un peu partout.
Certaines maisons sont restées ouvertes et, de l’extérieur, on peut voir comment une matinée ordinaire s’est brutalement interrompue: de la nourriture sur la table, un ventilateur qui ronronne encore, du linge suspendu à un fil, des photos sur le réfrigérateur. Ici, comme à Kfar Aza, même au milieu de toutes les destructions, il est difficile de saisir l’ampleur de l’horreur.
Toute la semaine, j’ai reçu des messages d’amis et de familles bloqués chez eux et incapables de se rendre dans le sud, à la recherche d’informations sur ce qui est arrivé à leurs proches. Les premiers jours, personne des autorités ne leur a parlé.
Un ami de Gaza raconte qu’un membre de sa famille, un adolescent, a franchi la barrière après le début de l’assaut, comme de nombreux jeunes qui n’ont pas participé à l’assaut organisé – depuis lors, il est porté disparu. Un responsable de la sécurité a déclaré qu’un grand nombre des Palestiniens morts ne sont pas des combattants, mais des jeunes qui ont franchi la barrière frontalière. Un reportage sur Kfar Aza montre un certain nombre d’entre eux faisant la queue avec des vélos et du matériel de camping qu’ils ont volés, pour retourner dans la bande.
Payer le prix de crimes qu’ils n’ont pas commis
Le tout premier événement que j’ai photographié, à l’âge de 17 ans, remonte à 2003: un Palestinien a fait exploser un bus rempli de passagers à Haïfa, tuant 23 personnes, dont beaucoup étaient très jeunes. J’ai appris l’attentat par des amis à l’école, je me suis précipité chez moi, j’ai pris mon appareil photo et je me suis rendu sur les lieux.
Avant de partir, j’ai réussi à appeler ma mère pour la tenir au courant, et elle m’a dit de ne pas y aller. Mais quand elle a réalisé que j’y allais quand même, elle m’a simplement demandé d’être prudent. C’était une scène difficile – un bus brûlé, des corps couverts d’éclats d’obus. Lorsque je suis rentré chez moi plus tard dans la soirée, j’ai découvert que je connaissais deux des victimes, qui fréquentaient le lycée voisin du mien.
C’était l’époque de la deuxième Intifada, au cours de laquelle 1500 Israéliens et 4000 Palestiniens ont été tués en cinq ans. Le mantra de l’ancien Premier ministre Ehud Barak [de juillet 1999 à mars 2001] selon lequel «il n’y a pas de partenaire» pour la paix chez les Palestiniens, ainsi que l’horrible violence vécue au cours de ces années, ont conduit beaucoup de gens à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre solution à ce conflit que toujours plus de violence, ce qui a provoqué un brusque virage à droite de la politique israélienne. La gauche sioniste a presque complètement disparu et, en dehors de la gauche radicale, pendant très longtemps, personne n’est sorti dans la rue pour protester ou exiger un autre horizon.
Vingt ans plus tard, plus d’Israéliens et de Palestiniens ont été tués en quelques jours qu’au cours de ces cinq années. La position de l’opinion publique s’est encore plus radicalement déplacée vers la droite, si c’était possible. Comme l’a écrit ma collègue Orly Noy le 11 octobre [voir la traduction ci-dessus], même de nombreuses personnes de gauche réclament vengeance et appellent à «effacer» Gaza.
Au cours des conversations que j’ai eues avec des dizaines d’habitants la semaine dernière, je n’ai pas pu déterminer clairement ce qui était le plus fort: la colère contre le gouvernement, y compris de la part des partisans du Premier ministre Benyamin Netanyahou, ou le désir de vengeance. Quoi qu’il en soit, le gouvernement a décidé d’agir sur ce dernier aspect. La fumée qui s’échappe de Gaza rappelle la terrible guerre de 2008-2009, mais le nombre de morts dans la bande a déjà atteint celui de cette guerre. Avec la peur que suscite chaque sifflement de roquette et notre course aux abris, il est impossible de ne pas penser à ceux qui, de l’autre côté de la barrière – sans abris, sans sirènes, sans électricité – paient le prix de crimes qu’ils n’ont pas commis. (Article publié sur le site israélien +972 le 12 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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«Israël ordonne aux habitants de Gaza de fuir vers le sud. Mais ils nous bombardent ici aussi»
Par Ruwaida Kamal Amer
Avec chaque jour qui passe, l’assaut sans précédent d’Israël sur Gaza rend de plus en plus difficile d’être journaliste dans la bande de Gaza [selon diverses sources, quelque six journalistes auraient perdu la vie]. Ils sont piégés entre les missiles incessants lancés par des avions de guerre et la l’interruption quasi totale d’électricité depuis qu’Israël nous a entièrement coupés du monde au début de la semaine. Tôt ce matin, Israël a ordonné au 1,1 million d’habitants du nord de la bande de fuir vers le sud au cours des prochaines 24 heures, nettoyant ainsi la zone des Palestiniens en préparation de l’invasion terrestre escomptée de l’armée. Alors que le nombre de morts palestiniens est estimé à plus de 1500 [le nombre de blessés à plus de 6000, dans un contexte où le système hospitalier est fortement inapte à assurer des soins élémentaires], je me sens le devoir de continuer à exposer au monde ce qu’Israël est en train de faire ici[1].
Khan Younis est l’une des villes du sud de la bande de Gaza, vers laquelle beaucoup sont contraints de fuir. Ici aussi, les bombardements aériens et les tirs d’obus des chars israéliens sont intenses depuis les premières heures du samedi matin, à la suite du raid violent du Hamas à travers la barrière de séparation israélienne. Le nombre de morts et de blessés dans cette seule ville est estimé à plusieurs centaines. Les réfugiés du nord ont déjà commencé à arriver par milliers; beaucoup d’autres sont restés dans les districts du nord de la bande [Gaza est divisée en cinq districts], incapables de partir ou trop effrayés pour le faire.
Samira Qadeeh, 50 ans, originaire de Khuza’a – une ville située à la périphérie de Khan Younis et l’une des localités palestiniennes les plus proches de la barrière israélienne – a fui sa maison avec sa famille peu après le début des bombardements, craignant que le pire ne leur arrive s’ils restaient sur place. «Les chars bombardaient les maisons avec des civils à l’intérieur, comme s’ils voulaient nous tuer et nous effacer», a-t-elle déclaré.
«Tous les voisins sont sortis en grands groupes, les enfants pleurant et criant à cause du bruit des obus», a-t-elle poursuivi. «Je criais aux gens de marcher rapidement, de peur que les avions de guerre ne tirent leurs missiles sur nous. Ils ont finalement trouvé le chemin d’une école de l’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA-United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees) dans l’espoir d’y être plus en sécurité, mais compte tenu de l’ampleur de la destruction de la bande de Gaza par les bombes israéliennes, la terreur est toujours présente.
«Il n’est pas facile de quitter sa maison avec ses enfants et de s’installer dans un endroit inconnu où l’on ne peut peut-être pas dormir et où l’on n’a peut-être pas tout ce dont on a besoin, mais l’occupation israélienne ne se préoccupe pas de cela», a déclaré Samira. «Tout ce qui lui importe, ce sont les meurtres et les déplacements de population.»
Salim Sa’eed, 14 ans, est également originaire de Khuza’a. Il était chez lui avec ses deux frères et sœurs lorsque les bombardements ont commencé. «Nous avons entendu les détonations et ma sœur a voulu regarder par la fenêtre pour voir si quelqu’un fêtait un événement avec des feux d’artifice. Mais j’ai senti qu’il s’agissait d’un bombardement et non d’une célébration, alors je lui ai crié de rentrer à l’intérieur pour ne pas être blessée. Je me suis assis avec mon petit frère dans une pièce et j’ai attendu que ma mère revienne. Le bruit des bombes n’a jamais cessé.»
«Nulle part n’est sûr à Gaza, mais nous essayons de survivre»
Il y a deux nuits, dans l’obscurité la plus profonde, plusieurs familles de Khan Younis ont été complètement anéanties. Les familles Al-Shaer et Al-Astal ont perdu au total plus de 20 personnes, dont des femmes et des enfants. Des ambulances et des véhicules de la défense civile sont venus chercher des personnes à secourir, mais il n’y avait plus personne en vie.
Khalid Salem, 40 ans, était un proche voisin de la famille Al-Astal. Il regardait la télévision avec sa famille lorsqu’ils ont entendu le bruit puissant d’un tir de missile, qui a partiellement endommagé leur propre maison. «J’ai entendu des gens crier très fort à l’extérieur», a-t-il déclaré. «Je me suis précipité dehors et j’ai été choqué de découvrir que le bombardement avait visé la maison de nos sympathiques et amicaux voisins. J’ai beaucoup pleuré quand j’ai entendu quelqu’un crier et appeler quelqu’un pour le secourir. Des ambulances et des véhicules de la défense civile sont arrivés pour évacuer les blessés et les martyrs. Tout le monde criait, nous pleurions tous à cause des scènes auxquelles nous assistions. La chose la plus difficile à laquelle on puisse assister est de voir ses amis réapparaître sous forme de dépouilles calcinées.»
Salim Sabir, 35 ans, a quitté sa maison dans le quartier d’Abasan Al-Kabira [dans le district de Khan Younis] avec sa femme et ses quatre enfants aux premières heures du dimanche matin. «La première nuit de la guerre a été très difficile», a-t-il déclaré. «Le bruit des missiles qui se succèdent terrifiait mes enfants. Certains d’entre eux ne pouvaient aller nulle part seuls dans la maison, pensant qu’ils allaient mourir seuls ou que nous allions mourir et les laisser seuls. Ces pensées tragiques qui ont traversé l’esprit de mes enfants m’ont poussé à chercher un endroit plus sûr pour eux, afin qu’ils ne soient pas blessés.»
Salim Sabir et sa famille, comme des milliers d’habitants de Khan Younis, ont cherché refuge dans les écoles de l’UNRWA à l’ouest de la ville, qui sont généralement considérées comme l’un des endroits les plus sûrs de Gaza – mais au moins 18 de ces écoles dans la bande de Gaza ont déjà été gravement endommagées par les frappes israéliennes de ces derniers jours, et deux d’entre elles étaient utilisées comme abris d’urgence.
«Les écoles ne sont pas adaptées pour dormir ou rester plusieurs jours, mais nous n’avons pas d’autres solutions», a déclaré Salim Sabir. «Nous avons besoin de beaucoup de choses comme de la nourriture, des boissons, des couvertures et des vêtements. De plus, il y a beaucoup de monde ici, et tout le monde s’inquiète pour ses proches et sa maison, et a peur de ce qui se passe à l’extérieur de l’école. Rien n’est sûr à Gaza, mais nous essayons de survivre à la guerre.»
Au milieu de tout cela, Khan Younis souffre d’une pénurie d’électricité depuis le premier jour de la guerre. Cette situation est due au fait qu’Israël a renforcé le blocus qu’il impose à la bande de Gaza depuis 16 ans et qu’il empêche l’approvisionnement en carburant [entre autres pour les générateurs de courant électrique] et en eau. Au cours des quatre premiers jours de la guerre, le temps d’alimentation en électricité était de 3 heures de fonctionnement et de 26 heures d’arrêt, mais mercredi, l’autorité de Gaza chargée de l’électricité a déclaré qu’elle n’était plus en mesure de faire fonctionner la centrale électrique ne serait-ce que quelques minutes. Les générateurs privés sont désormais la seule source d’électricité, et ils cesseront bientôt de fonctionner eux aussi.
Selon Laila Al-Khalid, 45 ans, la panne d’électricité «double les souffrances de la guerre. Nous essayons de nous sentir en sécurité en communiquant avec le monde et en parlant à nos amis et à notre famille à l’extérieur, mais la coupure d’électricité nous en empêche. Le manque d’électricité entraîne également des coupures d’eau et nous ne pouvons pas effectuer nos activités quotidiennes. Tout cela crée un état de tension permanent.»
«L’occupation vise à boucler Gaza et à nous isoler du monde, de sorte que personne ne puisse nous atteindre et savoir ce qui se passe ici», a-t-elle poursuivi. «Il s’agit d’une politique déplorable, qui vient s’ajouter à la politique de blocus que le pouvoir israélien mène depuis longtemps. La guerre, le bruit des obus et des missiles et les souffrances terribles subies par nos amis et voisins sont très éprouvantes.» (Article publié sur le site israélien +972 le 13 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Dans Le Monde daté du 14 octobre, Clothilde Mraffko et Jean-Philippe Rémy écrivent: «Selon les calculs de l’ONU, l’évacuation devrait concerner 1,1 million de Gazaouis. Les Nations unies demandent à Israël de revenir sur cette décision «impossible [à appliquer] sans conséquences humanitaires dévastatrices», a réagi le porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Stéphane Dujarric. Le Comité international de la Croix-Rouge déclarait vendredi matin que «les rapports reçus par [se]s équipes de Gaza dépassent l’imagination, et la séquence des événements s’oriente vers des perspectives catastrophiques». L’UNWRA, l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens, a annoncé avoir transféré son centre opérationnel et son personnel international dans le sud de Gaza pour poursuivre ses opérations humanitaires. Douze de ses employés ont déjà été tués depuis le début de l’offensive israélienne.»
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