Par Keith Brower Brown
Chaque vendredi depuis quatre semaines, les PDG des Big 3 attendent avec inquiétude que le président du syndicat UAW (United Auto Workers), Shawn Fain, annonce quels départements des usines seront les prochaines à se mettre en grève.
Mais mercredi après-midi 11 octobre, sans crier gare, le syndicat a frappé un grand coup: dans les dix minutes qui ont suivi, l’UAW a annoncé la fermeture de la grande usine de camions du Kentucky [Kentucky Truck Plant de Ford, sise à Louisville].
Cette usine, qui s’étend sur 202 hectares à la périphérie de Louisville, est l’une des plus rentables de Ford, produisant des SUV de grande taille et la gamme de camions commerciaux Super Duty.
«Nous réalisons ici près de la moitié du chiffre d’affaires de Ford aux Etats-Unis», explique James White, qui travaille dans l’usine depuis dix ans.
Ces 8700 grévistes rejoignent les 25 000 autres déjà en grève employés dans les usines d’assemblage et les centres de distribution de pièces détachées à travers le pays; cela dans le cadre du mouvement grève qualifié de «Stand-Up Strike» [qui implique de choisir des secteurs entrant en grève, à l’opposé de grèves mobilisant tous les travailleurs d’une usine].
«Vous devrez vous passer de l’usine du Kentucky»
Selon une source au sein de l’UAW, Ford affirme depuis deux semaines qu’il a encore des éléments à ajouter à ses propositions dans le cadre de la négociation. Ford devait présenter au syndicat une contre-proposition.
Toutefois, lors des négociations du 11 octobre, la firme a présenté au syndicat le même paquet que précédemment.
«Si c’est tout ce que vous avez à nous présenter, la vie de nos membres et ma poignée de main valent plus que cela», a déclaré le président Shawn Fain aux négociateurs de Ford. «Cela vient de vous “priver” de l’usine de camions du Kentucky… Nous tenons compte de ce que vous dites. Le [vice-président] Chuck [Browning] et moi-même avons un coup de fil à passer.» Shawn Fain et Chuck Browning ont brusquement quitté la table des négociations pour appeler les dirigeants locaux. Les travailleurs ont débrayé à 18h30.
«Pas de clim, juste deux bouteilles de Gatorades»
Cette usine a démarré ses activités en 1969. Elle est rapidement devenue la clé de voûte de la stratégie de Ford visant à s’assurer des clients lucratifs, tant gouvernementaux que commerciaux. Une longue gamme de camions à benne et de bétonnières a été baptisée «série L», pour Louisville.
A l’intérieur de l’installation vieillissante, les préoccupations en matière de sécurité se sont accrues à mesure que les étés devenaient plus chauds. «Les gens quittent l’usine parce qu’il y fait trop chaud», explique White. La réponse de la direction a été: “Nous vous donnerons deux Gatorades [boissons pour sportifs produites par PepsiCola].” J’ai vu une femme s’évanouir, et le contremaître l’a littéralement enjambée pour faire repartir la chaîne.»
L’année dernière, Ford s’est engagé à consacrer 700 millions de dollars à l’extension de l’usine au cours des quatre prochaines années, y compris à l’ajout éventuel de versions électriques de ses SUV. Mais les travailleurs et travailleuses déplorent que l’usine ne dispose toujours pas d’air conditionné ni même de cafétéria, alors que l’usine d’assemblage de Louisville, située à proximité, en est équipée depuis des années.
Prêts à débrayer
La section locale 862 de l’UAW à Louisville a commencé l’année en étant loin d’être un bastion du mouvement de réforme syndicale [Unite All Workers for Democracy-UAWD, courant syndical combatif au sein de l’UAW] qui allait porter Shawn Fain à la présidence en mars 2023. Près des deux tiers des membres votants ont soutenu les candidats de l’Administration Caucus [la structure historique de la direction de l’UAW qui présentait contre Shawn Fain Ray Curry, en place depuis 2021; ce dernier a perdu de peu le vote de la majorité des membres].
Dès le mois d’août, cependant, les dirigeants des sections locales ont organisé des piquets de grève. Des centaines de travailleurs et travailleuses s’y sont rendus; beaucoup ont été inspirés par les Teamsters, qui venaient d’utiliser les piquets de grève pour faire face à UPS – le hub géant d’UPS Worldport se trouve à Louisville sur la route de l’usine – et obtenir d’importants résultats.
Au moment où la grève «Stand-Up» a commencé en septembre, White dit que beaucoup de ses collègues étaient prêts à entrer en grève, «tout de suite».
Les offres dérisoires de la direction de Ford les énervaient. «Arrêtez de nous donner une miette à la fois», a déclaré White. «Nous savons que vous pouvez vous permettre de nous donner le tout. C’est ce que vous nous devez. Vos 40% d’augmentation [des revenus des dirigeants] ont été obtenus grâce à nous; vous pouvez nous donner 40% d’augmentation.»
Au cours des premières semaines de la grève, les membres de Kentucky Truck Plant ont répondu à l’appel de l’UAW: s’organiser pour refuser les heures supplémentaires volontaires.
White, qui travaille à plein temps et occupe un second emploi dans le secteur de la sécurité pour subvenir aux besoins de sa famille, explique que certains membres ont eu du mal à renoncer à ce supplément de salaire [lié aux heures supplémentaires]. Déjà, l’explosion des coûts du logement au niveau local avait fait de certains membres des sans-abri et en avait forcé d’autres à vivre à une heure et demie de chez eux.
Malgré ce contexte difficile, les membres sont restés prêts à faire grève. Une heure avant d’être appelés à débrayer, les travailleurs et travailleuses de l’usine se sentaient déjà prêts à entrer en action.
«Ils veulent faire basculer la situation pour de bon», explique White. «Ils veulent que ce soit comme la Boston Tea Party [1]. Ils ont l’impression que ce serait le dernier coup sur l’échiquier pour faire plier le PDG [Jim Farley de Ford].» (Article publié sur le site Labor Notes, le 11 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
_________
[1] Allusion à la révolte politique de Boston contre le Parlement britannique en 1773. C’est un événement marquant la révolution américaine, précédant la guerre d’indépendance. (Réd.)
Soyez le premier à commenter