Par Gur Megiddo
L’enquête menée cette semaine par le journal britannique The Guardian a révélé une opération de chantage présumée menée par Yossi Cohen, alors chef du Mossad, contre Fatou Bensouda, alors procureure de la Cour pénale internationale. Il y a environ deux ans, Haaretz était sur le point de révéler l’affaire, mais un responsable de la sécurité israélienne en avait bloqué la publication. Aujourd’hui, l’affaire est révélée à un moment particulièrement critique pour Israël.
Le moment ne pourrait être plus mal choisi. Il se produit au milieu d’un tsunami politique et une semaine après que Karim Khan, le procureur de la CPI qui a remplacé Fatou Bensouda, a demandé des mandats d’arrêt contre le Premier ministre Benyamin Netanyahou et le ministre de la défense Yoav Gallant.
L’une des principales conclusions de l’enquête aurait été connue des lecteurs de Haaretz depuis longtemps si Israël était l’Etat démocratique qu’il prétend être.
La première partie de l’enquête publiée par le journal britannique – qui a été menée en coopération avec des journalistes des sites d’investigation israélo-palestiniens +972 Magazine et Local Call [voir la traduction publiée sur alencontre.org le 28 mai], se concentre sur une opération menée par Cohen pour perturber une enquête antérieure contre Israël à la CPI de La Haye, tout en tentant de menacer et d’intimider l’ancienne procureure, Fatou Bensouda.
La deuxième partie de l’exposé fournit des preuves d’une opération de piratage et d’interception numérique de la correspondance entre les Palestiniens qui transmettaient des informations à la Cour et à son personnel. Selon l’enquête, cette opération a été menée par le Shin Bet et les services de renseignements militaires.
Israël dément officiellement ces accusations. Le bureau du Premier ministre a déclaré au Guardian que ces allégations étaient «fausses et infondées» et «destinées à nuire à l’Etat d’Israël». Toutefois, les responsables israéliens ont non seulement confirmé les principales conclusions de la première partie de l’enquête, dont Haaretz a eu connaissance en 2022, mais ils ont également indiqué que des représentants du gouvernement israélien avaient eu recours à des mesures d’urgence pour empêcher la publication de l’article à l’époque.
Selon le rapport du Guardian, Yossi Cohen, en tant que chef du Mossad, a personnellement contacté Fatou Bensouda à plusieurs reprises entre 2017 et 2020, et lui a transmis des messages de menace si elle allait de l’avant avec une enquête contre Israël. Le rapport indique également qu’Israël a utilisé les transcriptions d’enregistrements dans lesquels le mari de Bensouda, Philip, était engagé dans des conversations embarrassantes, afin de l’influencer et de perturber la procédure.
Il est possible que cette partie de l’exposé concerne les enregistrements détenus par l’avocat israélien Mordechai Tzivin, qui a effectivement conservé des enregistrements de conversations avec Philip Bensouda, comme l’a rapporté TheMarker [quotidien économique publié en hébreu par le groupe Haaretz] en décembre.
Il a également été rapporté que Joseph Kabila, l’ancien président de la République démocratique du Congo (RDC), aurait été recruté comme agent pour l’opération de chantage contre la procureure. L’enquête indique notamment qu’une rencontre entre Kabila et Bensouda à New York a servi à créer une «embuscade» pour une rencontre surprise entre Cohen et Bensouda, au cours de laquelle un message de menace a été transmis.
En mai 2022, Haaretz avait espéré publier cette information exacte selon laquelle Israël avait agi pour exercer un chantage sur la procureure, par l’intermédiaire du Mossad, dans le cadre d’une opération dirigée et menée personnellement par Yossi Cohen.
Au cours d’une enquête qui a duré plusieurs mois, Haaretz a cherché une réponse à la question de savoir ce que l’ancien chef du Mossad cherchait à obtenir lors de trois visites au Congo en 2019, accompagné du milliardaire Dan Gertler [actif dans le secteur minier], qui était également impliqué dans l’opération douteuse, selon des sources qui se sont entretenues avec Haaretz. Dan Gertler a même mis à disposition son avion privé pour emmener Yossi Cohen dans le pays africain.
La réponse, selon plusieurs sources, est la suivante: Gertler et Cohen ont rencontré Kabila dans le cadre d’une opération dont l’objectif était de recruter ou d’exercer un chantage sur la procureure de la CPI alors qu’elle s’opposait à Israël.
Au début de l’année 2022, j’ai tenté de contacter l’ancienne procureure par l’intermédiaire d’une tierce personne qui la connaissait. Fatou Bensouda n’a jamais répondu à la proposition, mais quelques jours après la tentative, alors que je voulais publier l’histoire, mon téléphone a sonné et à l’autre bout du fil se trouvait la voix d’un haut responsable de la sécurité israélienne. «Il m’a demandé: «Pouvez-vous venir me voir demain?»
A l’entrée du bureau du haut fonctionnaire, on m’a demandé de déposer mon téléphone portable pour m’empêcher d’enregistrer la conversation. Dans la pièce, un autre haut fonctionnaire d’une autre agence de sécurité m’attendait. La conversation a commencé par ces mots: «Nous croyons savoir que vous êtes au courant pour la procureure.»
C’était une conversation polie, une menace polie. Le ton était calme, le contenu l’était beaucoup moins. On m’a expliqué que si je publiais l’histoire, j’en subirais les conséquences et que je connaîtrais de l’intérieur les salles d’interrogatoire des autorités de sécurité israéliennes. J’ai plaidé contre l’utilisation des pouvoirs de sécurité pour empêcher la publication d’informations dont le préjudice n’est pas lié à la sécurité mais plutôt à la réputation, mais en vain.
Finalement, on m’a fait comprendre que même le fait de partager l’information «avec mes amis à l’étranger», c’est-à-dire les médias étrangers, aboutirait aux mêmes résultats.
En mai 2022, Haaretz a rapporté les faits marquants des voyages de Cohen au Congo, y compris les démêlés de l’ancien chef du Mossad avec les autorités de ce pays et les circonstances de son expulsion du pays. Le fait que les voyages faisaient partie d’une opération visant à faire chanter ou à recruter la procureure et à perturber les procédures à La Haye n’a pas été mentionné.
Deux ans plus tard, l’effort de bâillonnement exercé par le gouvernement s’est avéré être une double bêtise. Au lieu d’être révélée dans un journal israélien, l’enquête a été publiée dans un journal à diffusion mondiale (The Guardian). Au lieu de s’occuper de l’affaire en temps de paix, il doit maintenant le faire en pleine guerre.
Le moment ne pouvait pas être plus mal choisi, puisqu’il survient au milieu d’un tsunami politique et une semaine après que le procureur actuel de la CPI, Karim Khan, qui a succédé à Fatou Bensouda, a déposé une nouvelle requête contre Netanyahou et Gallant, accusés d’avoir violé les lois de la guerre à Gaza. Tout ce dont Israël a besoin, c’est que le procureur ajoute à sa liste de chefs d’accusation des infractions contre l’administration de la justice [contre la CPI]. Cela pourrait très bien se produire.
Pour le compte de Dan Gertler, il a été déclaré: «Ce qui est indiqué dans votre document n’est pas vrai. Le rapport cité fait partie d’une campagne de persécution que vous menez depuis des années contre M. Gertler et pour laquelle des procès ont été intentés. M. Gertler se réserve le droit d’intenter une autre action en justice dans cette affaire.»
Information: Dan Gertler poursuit Haaretz pour diffamation.
(Article publié par Haaretz le 30 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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