Cisjordanie. «Hébron, la vie sous état de siège». Récits

Suzanne Jabari et Araj Jabari, à Hébron cette semaine. Crédit: Alex Levac

Par Gideon Levy

Des dizaines de vidéos témoignent d’une situation incroyable, loin des zones de massacre de Gaza. «Rentrez dans la maison, je vous le dis», aboie un soldat dans un clip, ou peut-être est-ce un colon en uniforme de l’«escouade de défense» qui dit «Rentrez dans la maison ou je vous tire dessus». Et le soldat qui aboie frappe avec la crosse de son fusil une personne de plusieurs dizaines d’années plus âgée que lui qui est sortie pour prendre l’air. Et il la repousse avec force à l’intérieur.

Il est interdit de sortir de la maison, sur ordre de l’occupant. La violence, le langage autoritaire et voyou, les menaces et les grossièretés ont toujours été présents. Mais au cœur même de l’apartheid israélien dans les territoires, dans la colonie juive d’Hébron, ces comportements sont devenus plus brutaux que jamais.

Ici, les colons ont revêtu des uniformes, comme pratiquement partout en Cisjordanie, sous les auspices des soi-disant escadrons de défense. Ils sont maintenant encore plus grossiers et plus violents, si c’est possible, qu’avant le 7 octobre. Les conséquences pour les Palestiniens sont également plus graves. Il y a d’abord eu deux mois de bouclage presque total imposé à quelque 10 000 habitants des quartiers qui entourent le quartier des colons à Hébron; puis un couvre-feu toujours en vigueur de 19 heures à 7 heures du matin tous les jours, ainsi qu’un couvre-feu complet du vendredi soir au dimanche matin chaque semaine, ainsi qu’à l’occasion de toutes les fêtes juives. Tout cela est fait, depuis maintenant près de huit mois, pour satisfaire les colons d’Hébron et leur permettre de continuer à frapper les Palestiniens sans être dérangés – en particulier durant le Shabbat, et portent alors des chemises blanches – comme ils l’entendent.

Le sang de tout être humain décent bouillonne lorsqu’il assiste aux scènes d’apartheid dans l’Hébron occupé. Aujourd’hui, les Palestiniens d’Hébron aspirent à retrouver la situation qui prévalait avant le 7 octobre! Ce n’est pas nécessairement à cause du cauchemar que deux jeunes gens ont vécu il y a deux semaines – coups, humiliations et arrestations – sur lequel nous reviendrons plus tard, mais à cause de la cruelle routine de vie qui s’est installée ici depuis que la guerre a éclaté dans la «lointaine» bande de Gaza.

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Deux activistes sociaux palestiniens nous attendent dans une maison du quartier de Jaber, adjacente à la «Beit Hashalom» («Maison de la paix»), dont les colons se sont emparés il y a quelques années. La maison se trouve sur la route principale entre le Tombeau des Patriarches et la colonie urbaine de Kiryat Arba, la «route des fidèles», autour de laquelle vivent des centaines d’autres «fidèles», qui sont libres de se déchaîner à leur guise.

C’est la maison d’Araj Jabari, 40 ans et mère de cinq enfants. Elle est activiste et bénévole auprès de l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem depuis 2007, dans le cadre du projet de documentation vidéo de l’organisation. Elle est accompagnée de Suzanne Jabari, 45 ans. Cette mère de huit enfants, qui vit non loin de là, est photographe de mariage et tient un snack-bar à l’école locale pour garçons. Les fenêtres de la maison d’Araj, comme celles de toutes les maisons d’ici, sont recouvertes d’un épais treillis de barreaux pour se protéger des pierres que les colons ne cessent de lancer.

Araj raconte que pendant les deux premiers mois de la guerre, ils pouvaient à peine sortir. L’école voisine et les magasins étaient tous fermés dans le cadre d’un confinement total, tandis que les colons se promenaient évidemment en toute liberté, sans entrave. Après plusieurs semaines, le bouclage a été légèrement assoupli et les autorités israéliennes ont généreusement autorisé les résidents à sortir deux fois par jour pendant une demi-heure – les chiens de Tel-Aviv sortent plus longtemps que cela. Pendant le mois du Ramadan (qui s’est achevé début avril), le couvre-feu permanent de nuit, à partir de 19 heures, a été instauré, même si les prières après le repas traditionnel de l’Iftar [rupture du jeûne] étaient censées avoir lieu à 20h30.

L’école primaire pour garçons Ziad Jaber, située à proximité, a été fermée pendant plusieurs mois. Lorsqu’elle a rouvert, les enseignants et les élèves ont eu du mal à s’y rendre le matin et encore plus de mal à rentrer chez eux à la fin de la journée. Sont fréquentes les photos montrant des enfants retenus par des soldats à côté des barbelés du poste de contrôle de l’armée. Il est souvent nécessaire d’organiser une «coordination» avec l’armée pour permettre aux enfants de rentrer chez eux.

Certains jours, il a été interdit d’étendre le linge aux fenêtres ou aux balcons. Des images vidéo tournées par Araj un soir récent montrent des soldats se tenant dans les rues et empêchant les gens de sortir de chez eux, quelle qu’en soit la raison. La vie en état de siège ne permet pas d’obtenir des soins médicaux. Bien entendu, les mariages et autres réunions de famille sont hors de question. Les gens se déplacent de toit en toit à l’aide d’échelles s’ils veulent rendre visite à des parents ou à des amis. «Parfois, un bon soldat nous laisse passer», raconte Araj.

L’approvisionnement des magasins a été presque totalement interrompu pendant le couvre-feu total instauré dans les semaines qui ont suivi le début de la guerre; les commerçants n’avaient même pas le droit d’apporter la marchandise à dos d’âne, ils devaient donc la transporter eux-mêmes. En tout état de cause, les magasins étaient fermés la plupart des heures de la journée. Un camion de pain approvisionnant les épiceries locales a été arrêté par des soldats qui ont jeté son contenu, des dizaines de cartons de pains, à la poubelle. Sur les images d’Araj, certains soldats portent de grandes kippas – il s’agit manifestement de colons locaux. Des drones surveillent en permanence les mouvements des habitants. Parfois, les rues sont fermées au hasard pendant quelques heures en milieu de semaine, parce que les colons veulent prier ou organiser une cérémonie dans le quartier.

Au cours des derniers mois, des soldats sont souvent venus effectuer de violentes perquisitions nocturnes. Ils sont venus deux fois au domicile d’Araj au cours de cette période, une fois à 22 heures et une fois à 1 heure du matin. Les personnes arrêtées pour avoir quitté leur domicile à des heures interdites sont généralement emmenées à l’un des nombreux points de contrôle de la région. Là, elles sont ligotées et ont les yeux bandés, puis on leur ordonne de se mettre à genoux ou de rester debout pendant de longues heures, avant d’être relâchées. Araj elle-même a été détenue de la sorte une fois avec son fils Vasim, âgé de 21 ans. Elle a été arrêtée sur les marches de sa maison lorsqu’elle a essayé de sortir un soir après 19 heures, et n’a été libérée qu’à 4 heures du matin, après être restée debout pendant des heures à côté du poste de contrôle, menottée. Les soldats ont frappé son fils en sa présence, raconte-t-elle.

L’année universitaire a été chaotique pour les étudiants de l’université polytechnique palestinienne d’Hébron, puisqu’au départ ils ne pouvaient pas assister aux cours. Ces derniers mois, avec le couvre-feu de 12 heures, ils n’ont pas pu aller en cours le samedi. Les personnes qui travaillent le samedi – un jour normal pour les Palestiniens – ont également été confinées chez elles. «Le samedi, la maison devient une prison», explique Araj.

La pléthore de colons armés dans les rues fait que les habitants craignent de s’aventurer à l’extérieur, même lorsque c’est autorisé. «Avant le 7 octobre, la vie était difficile, mais nous nous débrouillions», explique Suzanne Jabari, ajoutant qu’au cours des premières semaines de la guerre, les habitants ne s’approchaient même pas des fenêtres de leur maison, car les rayons laser rouges menaçants des fusils des soldats se mettaient à ricocher sur la maison.

«Non seulement on ne pouvait pas sortir, mais on ne pouvait même pas jeter un coup d’œil par la fenêtre», raconte Suzanne. Au cours des premières semaines, les gens sont restés dans leur chambre, effrayés et terrifiés, sans bouger, raconte-t-elle. «Depuis la guerre, poursuit-elle, il n’est plus possible de parler aux soldats. Ils sont beaucoup plus violents et agressifs. Non seulement ils ne veulent pas nous parler, mais ils ne veulent pas nous voir.» Si un garçon est placé en détention, sa mère ne peut même pas demander au soldat qui l’a arrêté où il a été emmené. Toute tentative de parler donne lieu à des menaces armées.

Pendant la période initiale de bouclage, les habitants n’ont même pas pu enlever les ordures de leurs maisons, si bien qu’elles se sont entassées devant et ont dégagé une odeur nauséabonde. Un jour, Suzanne a demandé à son fils de sortir les poubelles; les soldats ont arrêté le garçon de 12 ans et l’ont emmené avec eux. Il a été autorisé à rentrer chez lui après un court laps de temps, mais la peur et la panique sont restées présentes. «C’était un cauchemar. Les deux premiers mois ont été un cauchemar», résume Suzanne.

Une autre scène du clip vidéo: «Combien de fois dois-je vous le répéter? Si tu sors, tu seras arrêté. A sept heures du soir, personne ne passe ici. C’est tout. Ça ne m’intéresse pas de savoir qui habite ici et qui n’habite pas ici. C’est tout. Personne ne passe par ici. Cela ne m’intéresse pas de savoir qui vit ici et qui ne vit pas ici. Je vous parle gentiment. Je ne veux pas vous arrêter. J’ai pitié de vous. Je suis un être humain. Mais si vous sortez, vous serez arrêté.» Un soldat israélien effectuant un «service plein de sens».

Un autre clip: Araj se tient à l’entrée de sa maison et tente de persuader les soldats qui se tiennent dos à la maison de permettre aux voisins qu’elle a accueillis de retourner dans leur maison de l’autre côté du chemin. «Appelez le capitaine», demande-t-elle avec insistance. «Ces gens veulent rentrer chez eux. Ils vivent de l’autre côté de la route.» La réponse des soldats: «Allez, allez, allez, allez. Yallah [vite], dégagez. Vous ne comprenez pas ce que je vous dis?»

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Mohammed Jaber, 21 ans, entre dans la pièce. Il est beau et grand, il travaille dans le bâtiment en ville. Il y a deux semaines, à 23 heures, un vendredi, il traînait avec quelques amis dans la cour de sa maison, qui se trouve à proximité. Il y a un poste de contrôle à 100 mètres de chez lui. Les soldats ont fait demi-tour et se sont dirigés vers le jardin. L’un d’eux a soudain ordonné à Mohammed de faire venir l’ami le plus proche de lui, Mohammed Abu Ramaila, et de se rapprocher d’eux. C’est ainsi que le cauchemar a commencé pour eux deux.

«Je les ai attrapés», dit le soldat dans son téléphone. Un autre soldat répond: «Ce n’est pas eux.» Il s’avère que les soldats étaient à la recherche de deux jeunes gens qui leur avaient échappé un peu plus tôt. Mohammed Jaber et Mohammed Abu Ramaila ont été emmenés au poste de contrôle sur le «chemin des fidèles», dans une zone située derrière des cubes en béton. Les soldats ont dit qu’ils attendraient 20 minutes pour voir si Jaber et son ami étaient bien les jeunes hommes qui s’étaient échappés. Si les soldats ne trouvaient personne d’autre, ils décideraient qu’il s’agissait de ces deux-là.

Environ 20 minutes plus tard, les soldats ont commencé à frapper les deux jeunes hommes, qui étaient entravés par des menottes en plastique. Ils les ont poussés encore et encore contre les cubes de béton. Ils ont demandé à voir leurs téléphones, ce à quoi Jaber a répondu qu’ils n’avaient pas l’autorisation légale de le faire. «La loi et les tribunaux appartiennent au passé», a déclaré le soldat avec fermeté. Une jeep de l’armée est apparue. Jaber affirme que les soldats l’ont frappé à plusieurs reprises, filmant l’action sur leurs téléphones et la partageant avec leurs amis sur les réseaux sociaux.

«Ce sont des terroristes», a déclaré l’un des soldats qui a fièrement filmé l’événement et l’a mis en ligne. Ils ont ensuite emmené les deux hommes dans la tour de garde et leur ont ordonné de s’agenouiller sur le sol métallique rugueux, le visage enfoncé dans le sol. Ils sont restés là pendant de nombreuses heures. Lorsqu’ils ont demandé à se soulager, on leur a dit de le faire dans leur pantalon. Les soldats les ont forcés à répéter sans cesse «Je suis un fils de pute» et à utiliser des jurons que Jaber est gêné de répéter. Les soldats leur ont également donné de l’eau à boire après avoir craché dedans et ont essayé de les forcer à fumer de l’herbe que certains soldats avaient à portée de main.

Les deux hommes ont été libérés à 5 heures du matin et on leur a dit de ne pas enlever leur bandeau avant d’être à 100 mètres du poste de contrôle. «Si vous les enlevez, nous vous tirerons dessus.»

Après communication de ces faits, l’unité du porte-parole des Forces de défense israéliennes a répondu: «Après vérification, il s’avère qu’aucun incident n’a été identifié comme ayant impliqué lesdits Palestiniens, ou comme ayant eu lieu à la date ou à l’endroit de l’incident tel qu’il a été communiqué [aux FDI]. Si d’autres détails sont révélés, l’incident sera vérifié et traité en conséquence. Les limitations de mouvement à des moments précis sont imposées en fonction d’une évaluation des circonstances et des besoins opérationnels. A l’heure actuelle, ces restrictions ont été levées.»

Les commentaires concernant la levée des restrictions de circulation sont faux. En fait, cette semaine, Manal Jabari, une chercheuse de B’Tselem, a rapporté qu’une femme de la région a été arrêtée mardi soir après cette heure, qu’elle a été forcée d’attendre à un poste de contrôle pendant six heures et qu’elle n’a été libérée qu’après avoir été emmenée au poste de police de Kiryat Arba. (Article publié dans Haaretz le 31 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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