Par Oren Ziv
Le 8 mai au matin, les forces israéliennes ont rasé l’ensemble du village bédouin de Wadi al-Khalil, dans le désert du Naqab/Néguev. Les démolitions, qui ont été effectuées afin d’agrandir l’autoroute Route 6, ont laissé plus de 300 résidents sans abri.
Wadi al-Khalil est l’un des 35 villages bédouins du Naqab dont les autorités israéliennes ne reconnaissent pas officiellement l’existence. Par conséquent, ces villages, qui abritent environ 150 000 Bédouins arabes citoyens d’Israël, sont constamment menacés de démolition. Nombre de ces villages sont vieux de plusieurs dizaines d’années – certains sont même antérieurs à la création d’Israël – mais ils ne peuvent pas être reliés aux infrastructures publiques, notamment à l’eau et à l’électricité, et leurs habitants n’ont pas accès aux services municipaux [1].
Selon le Conseil régional des villages bédouins non reconnus, la démolition de mercredi 8 mai est la plus importante dans le Naqab depuis 14 ans. Elle intervient alors que le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, s’est engagé à sévir contre ce qu’il appelle les «contrevenants à la loi» et à rétablir la meshilut – littéralement «gouvernance», euphémisme pour désigner le contrôle juif-israélien – dans la région. Huit autres villages non reconnus sont actuellement menacés d’expulsion forcée sous couvert de développement urbain.
L’arrivée de la police dans le village n’a pas rencontré de résistance. Les policiers ont poussé les habitants et une poignée de militants de la solidarité à la périphérie du village avant de faire venir des camions et des bulldozers. Des entrepreneurs vêtus de gilets jaunes ont enlevé les meubles et les objets personnels qui avaient été laissés à l’intérieur des maisons des habitants et les ont chargés dans les camions. Quelques chevaux et chameaux déambulent entre les officiers et les véhicules tandis que les bulldozers se mettent au travail.
«Vous travaillez huit ou neuf ans, économisant de l’argent pour construire une maison, puis ils la détruisent», a déclaré Yousef Abu Issa, un habitant âgé de 35 ans, à +972 et à Local Call [site en hébreu]. «Ils ne vous donnent pas d’autre endroit où vivre, ils ne vous aident pas.»
Par mesure de précaution, Yousef Abu Issa avait conduit ses enfants hors du village avant le début des démolitions. Il était assis dans sa voiture lorsque je lui ai parlé, regardant la police raser les bâtiments tandis que de la fumée envahissait certaines des maisons que les habitants avaient eux-mêmes incendiées avant que les autorités ne puissent les démolir.
«Regardez combien de policiers sont ici», a-t-il déclaré. «Où étaient-ils le 7 octobre? Une telle force pourrait conquérir le Liban. Je n’ai pas de sentiments différents envers eux qu’envers les terroristes de la Nukhba [commando d’élite membre des Brigades Izz al-Din al-Qassam, aile militaire du Hamas]. Je suis un citoyen israélien, loyal envers l’Etat, je fais mon service national – et voilà ce qui se passe.»
Taleb el-Sana, ancien membre de la Knesset et citoyen arabe bédouin, a qualifié les démolitions de mercredi et le traitement réservé par le gouvernement aux habitants du Naqab/Néguev de «déclaration de guerre».
«Ben Gvir veut détruire le Naqab», a déclaré el-Sana à +972. «Au lieu de résoudre le conflit par la communication, [le gouvernement] pense que démolir les maisons est la solution. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes des citoyens. Des Bédouins ont été tués [le 7 octobre], des Bédouins font partie des otages détenus par le Hamas à Gaza, et des maisons bédouines ont été touchées par des roquettes. La solution est de reconnaître les villages et d’accorder aux gens le droit fondamental de vivre dans la dignité.»
«Nous n’avons jamais été opposés à un compromis»
La démolition de maisons bédouines dans le Naqab n’est pas une nouveauté pour les autorités israéliennes. Le village voisin d’Al-Araqib a récemment été rasé pour la 223e fois. En 2017, la police a fait une descente dans un autre village non reconnu, Umm al-Hiran, pour procéder à des démolitions visant à remplacer la petite communauté bédouine par une communauté juive; la police du village a abattu un habitant, Yaqub Abu al-Qi’an, en prétendant faussement qu’il avait essayé de tuer des policiers.
En 2010, le gouvernement a approuvé un projet de prolongement de la route 6 vers le sud à travers les terres de Wadi al-Khalil, malgré l’opposition des habitants et de plusieurs ONG. Les habitants ont exprimé à plusieurs reprises leur volonté de se réinstaller dans le quartier d’Al-Mitla, à l’est de la ville bédouine de Tel as-Sabi/Tel Sheva. Mais cette proposition a été rejetée et l’Autorité bédouine israélienne pour le développement et la colonisation a insisté pour que les résidents s’installent dans le quartier 1 d’Umm Batin.
Les habitants se sont opposés à ce plan par crainte pour leur propre sécurité: selon eux, une grande famille bédouine qui vit actuellement à côté du quartier 1 a menacé de violence tout autre clan qui s’y installerait. «Ils nous ont proposé une place dans le quartier 1 d’Umm Batin, un endroit qui ne pouvait pas fonctionner et où il y avait un conflit», nous a déclaré Suleiman Abu Issa. «Si nous déménagions là-bas, ce serait la pagaille: lorsqu’une situation similaire s’est produite à Lakiya, elle s’est soldée par un meurtre.»
En février 2023, les habitants de Wadi al-Khalil ont saisi la Cour suprême d’un recours contre leur transfert forcé dans le quartier 1 et contre les ordres de démolition, mais le recours a été rejeté en décembre. La Cour s’est rangée à l’avis de l’Etat selon lequel le transfert à Al-Mitla retarderait de deux ans l’extension de la route 6, car l’infrastructure nécessaire n’est pas encore en place. Un autre recours, dans lequel les résidents demandent au ministère de l’Intérieur d’approuver leur déménagement à Al-Mitla, est en cours.
«Nous n’avons jamais été opposés à la recherche d’une solution ou d’un compromis», a expliqué Suleiman Abu Issa. «Nos demandes sont modestes: un endroit approprié [pour vivre] et une compensation adéquate. Ils ont dit que nous refusions [les ordres d’expulsion du gouvernement], mais ce n’est pas vrai.»
Dafna Saporta, de l’organisation israélienne de défense des droits des habitants Bimkom [ONG créée en 1999 par des urbanistes et des architectes], a déclaré à +972: «Ce n’est pas comme si l’extension de la route 6 allait être goudronnée demain – il aurait été possible de reporter les travaux et de dialoguer avec les résidents, qui sont là depuis des décennies. L’Etat a disposé de 15 ans pour trouver des accords avec les habitants concernant leur évacuation. Les habitants n’ont pas refusé d’évacuer, ils n’ont simplement pas accepté la solution proposée par l’Etat à Umm Batin en raison de conflits avec d’autres familles sur le terrain. Dans le passé, il a été question d’essayer de déplacer les familles à Al-Mitla – cette idée a été approuvée par tous les comités de planification et est restée bloquée au niveau du ministre de l’Intérieur. Il était bien sûr possible d’empêcher la démolition et de trouver une solution équitable avec les habitants. Ils ne l’ont pas fait et, au lieu de cela, ils ont plongé plus de 300 personnes dans la douleur et la destruction. C’est un exemple de la politique [d’Israël] qui consiste à faire les choses sans tenir compte des habitants en utilisant le mécanisme de pression illégitime des démolitions de maisons.»
La vague actuelle de démolitions dans le Naqab est largement attribuée à Ben Gvir par les habitants et les militants, et le bureau du ministre de la Sécurité nationale semble très fier de s’en attribuer le mérite. Dans un communiqué de presse publié le matin de la démolition, son bureau a déclaré: «La démolition de dizaines de structures illégales dans le quartier d’Abu Issa, dans le Néguev, est une étape importante pour la souveraineté et la gouvernance. En effet, comme le ministre l’avait promis lors de sa prise de fonction, les démolitions de maisons illégales ont considérablement augmenté dans le Néguev, et le ministre est fier d’être à la tête de cette politique. Que tous les contrevenants au Néguev sachent que les terres du Néguev n’ont pas été abandonnées et que l’Etat d’Israël mènera une guerre brutale contre ceux qui tentent de s’approprier des terres et d’établir des faits sur le terrain.»
«Depuis la création de l’Etat, a déploré Suleiman Abu Issa, il y a eu des problèmes d’administration [des terres], mais jamais rien de tel, un tel entêtement. Lorsqu’ils vous parlent, c’est comme s’ils ne parlaient pas à un autre être humain. L’Etat a perdu toute honte. Pour eux, la ‘gouvernance’ n’est que destruction.» (Article publié par le site israélien +972 le 10 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Historiquement les Bédouins d’Israël relevaient du semi-nomadisme, pratiquant des activités pastorales et une agriculture extensive reposant sur les ressources naturelles. En 1948, l’essentiel des Bédouins du Néguev furent expulsés en Cisjordanie, à Gaza, Jordanie ou encore en Egypte. La part de la population restante alors, quelque 10’000, fut contrainte de résider dans environ 10% du territoire qu’ils occupaient précédemment. De plus, dès le milieu des années 1960, leurs déplacements ont été contrôlés par le pouvoir militaire.
Les Bédouins du Néguev sont des citoyens d’Israël, mais ils ne disposent pas des mêmes droits sur plusieurs plans. Leur nombre actuel avoisine les 200’000. Ils se répartissent dans plus de 45 villages, dont l’essentiel n’est pas reconnu, ce qui pose en permanence leur possible destruction. Les discriminations sociales, éducatives, d’accès aux infrastructures et de leur gestion sont très fortes. La population est largement marquée par une paupérisation.
Depuis 2011 est mis en place le dit «plan Prawer-Begin» qui vise de «relocaliser» – en fait un déplacement forcé – les Bédouins, sous des prétextes divers de développement économique et d’exigences militaires en vue de «la défense d’Israël». Pour le gouvernement Netanyahou, la mise en œuvre de ce plan s’inscrit dans sa politique du Grand Israël. Et se love aussi dans une des conséquences pratiques de l’adoption le 19 juillet 2018, par la Knesset, de la définition par la Loi fondamentale de l’Etat comme «Etat-nation du peuple juif» qui implique que «le droit d’exercer l’auto-détermination au sein de l’Etat d’Israël est réservé uniquement au peuple juif». (Réd.)
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