Par Ali Bensaâd
A propos de la Libye, les médias internationaux mettent l’accent sur la conférence de Rome, ce dimanche 13 décembre. Elle est sponsorisée, officiellement, par les Etats-Unis et l’Italie. Elle est le résultat du travail de Michel Kobler, émissaire de l’ONU, dont les arrières sont assurés par les divers pays «prêts à intervenir en Libye dans la lutte contre Daech».
Selon le chef de la diplomatie italienne, Paolo Gentiloni, la conférence de Rome doit favoriser «la formation très attendue d’un gouvernement d’union nationale, sous l’égide de l’ONU». La nature des «inquiétudes» italiennes ressort de la déclaration du président de la Commission de défense du Sénat italien: «400 kilomètres séparent les côtes libyennes des côtes italiennes. Donc, naturellement, nous sommes préoccupés par la montée en puissance de la présence de Daech en Libye. Cela pourrait entraîner, à nos portes, une situation extrêmement alarmante pour nos services de sécurité.»
Le défilé dans la «ville sainte» des chefs de la diplomatie de multiples pays, parmi lesquels John Kerry et Sergueï Lavrov – sans compter les représentants des pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU (Chine, France et Royaume-Uni) ainsi que de la Turquie, du Qatar, de l’Algérie, des Emirats arabes unis, du Tchad et du Maroc – éclaire les intérêts des gouvernants pour tenter de maîtriser, à partir de leurs intérêts divergents, la «situation chaotique en Libye». Leur approche – aussi bien militaire que politique – n’intègre pas, loin de là, la mise en œuvre d’un processus lent de constitution d’un Etat libyen dans lequel les composantes discordantes libyennes auraient un rôle décisionnel relativement propre et non pas dicté par ceux qui prétendent imposer la «sécurité» dans le Maghreb et le Machrek.
A titre d’information, nous publions ci-dessous un article d’Ali Bensaâd sur l’installation de Daech en Libye. L’article de François Burgat – avec la note 4 introduite par la rédaction le 12 décembre 2015 – sert aussi à éclairer une situation où s’intriquent le «national» et «l’international», de manière fort complexe. Ce qui est un des traits d’une situation mondiale présente dont la configuration renvoie plus au XIXe siècle, en termes de conflits interimpérialistes avec leurs déclinaisons locales et régionales, qu’à la seconde moitié du XXe siècle. Sauf que tout cela «s’opère» sur l’arrière-fond d’un capitalisme mondialisé secoué par des chocs répétés. Les analogies ont leurs limites intrinsèques. (Rédaction A l’Encontre)
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L’installation de Daech dans le Golfe de Syrte en Libye est la première et seule implantation territorialisée de l’organisation en dehors de l’Irak-Syrie. Elle doit moins aux capacités propres de Daech qu’à la fragmentation du pays écartelé entre une multiplicité de pouvoirs locaux et déchiré entre deux gouvernements se disputant la légitimité. L’un à Tripoli, composé pour partie d’islamistes, se réclame de la légitimité révolutionnaire et l’autre basé à Tobrouk, en Cyrénaïque, se réclame de la légitimité que lui ont donnée les élections et que la communauté internationale reconnaît [1]. La guerre qu’ils se livrent et la faiblesse de leur emprise sur des pouvoirs locaux autonomes les empêchent d’asseoir une autorité sur le pays réel, laissant des pans entiers de territoire dans une sorte d’angle mort échappant à tout pouvoir.
Daech a trouvé un interstice dans l’angle mort territorial qu’est devenu le Golfe de Syrte, aux confins de chacune des deux grandes régions historiques que sont la Tripolitaine et la Cyrénaïque, et aux limites des deux pouvoirs concurrents de Tripoli et de Tobrouk. Mais c’est aussi une région vaincue et laissée pour compte comme ancien fief de Kadhafi.
Avec la présence à Syrte de communautés marginalisées et humiliées, les Kadhadfa, tribu de Kadhafi, et leurs alliés dont nombre de dignitaires et d’officiers de l’ancien régime, il y aurait ainsi tous les ingrédients d’une situation à l’irakienne, où les cadres de l’armée de Saddam Hussein et de son parti, le Baas, ont rejoint Daech. Mais la greffe n’a pas pour autant pris sur la population locale comme en Irak. En tout cas pas encore.
Ni sur les Kadhadfa, réprimés par les révolutionnaires vainqueurs et particulièrement par les islamistes, et qui se sont ralliés au général Hafter qui fait de l’anti-islamisme l’alibi de la guerre qu’il a lancé pour s’imposer à Benghazi et qui, par ailleurs, s’appuie sur des dignitaires de l’ancien régime.
Ni sur l’autre communauté de la ville de Benghazi, la tribu El Fourjane, pourtant rivale des Kadhdfa, et que Daech s’est vite aliénée en voulant imposer une allégeance humiliante à ses religieux et en inaugurant son règne par la crucifixion d’un cheikh salafiste de cette communauté.
La majeure partie de la population a fui la ville réduisant ainsi la ressource que constitue le prélèvement de «l’impôt islamique» alors que Daech n’a pas non plus développé d’autres activités lucratives. Il n’a ni accès aux puits de pétrole, ni réussi encore à capter les trafics dont celui de la drogue qui reste entre les mains des réseaux tribaux ou de la fraction jihadiste rivale liée à El Qaeda, et surtout parce qu’il n’a pas encore atteint le Fezzan, au sud ouest de la Libye, et ses pistes de migration et de contrebande transsahariennes.
Son implantation reste donc fragile. Mais les ingrédients de son renforcement ne manquent pas. L’instrumentalisation du jihadisme par les deux pouvoirs qui s’affrontent n’en est pas le moindre.
D’un côté, les islamistes au sein du gouvernement de Tripoli entretiennent avec lui des rapports ambigus allant de la passivité bienveillante comme ce fut le cas lors de la destruction de mausolées, d’attaques contre les intérêts occidentaux ou d’assassinats de militaires, jusqu’à le légitimer publiquement comme l’a fait le Congrès de Tripoli contre la décision de l’ONU du 19 novembre 2014 de classer l’organisation salafiste Ansar Charia (1) comme terroriste. Ils ont ainsi ouvert un espace politique à des djihadistes dont l’ancrage civil est pourtant faible.
De l’autre, le gouvernement de Tobrouk veut en faire un épouvantail pour gagner le ralliement des puissances occidentales et un alibi dans sa volonté d’éradiquer ses adversaires tous abusivement assimilés à des «terroristes», y compris ceux qui ne sont pas islamistes.
Benghazi, en Cyrénaïque, est le théâtre où, plus qu’ailleurs, se confrontent les diverses instrumentalisations du Djihadisme pour au final le renforcer.
Dès le lendemain de la révolution, Ansar Charia y a systématiquement liquidé les anciens officiers de Kadhafi qui ont rejoint l’insurrection, plus de 600, et les militants des droits de l’homme. Ansar Charia ne revendique pas mais ne condamne pas tout en ne se privant pas de stigmatiser les victimes, instillant une atmosphère faite d’alliage de suspicion et de terreur que les autorités de Tripoli, avant que le pays ne se divise, n’avaient jamais cherché à dissiper, bien au contraire.
C’est cette «ambiguïté» qui a légitimé un aventurier plus que controversé, l’ancien général Kadhafiste Hafter, pour intervenir sur le terrain militaire et politique, en dehors de tout cadre, au prétexte du combat contre les djihadistes. Il les a au contraire renforcés. Mais tout en réussissant lui à s’imposer au gouvernement de Tobrouk comme chef de ses armées. Usant de méthodes brutales à la «Sissi» («homme fort» en Egypte), frappant avec amalgame autant islamistes radicaux que révolutionnaires refusant de lui faire allégeance, il a contribué à faire basculer beaucoup de ces derniers dans le camp jihadiste. Tripoli, dans un jeu où ce qui lui importe est l’affaiblissement du camp de Tobrouk, continue à soutenir Ansar Charia à Benghazi et à l’alimenter en armement. Les deux protagonistes ont ainsi contribué à donner au jihadisme l’ampleur qu’il n’avait pas et à l’imposer aux autres forces. La réalité n’est pourtant pas si binaire.
Sur sept lignes de fronts ouverts par le général Hafter dans la ville, il est confronté dans au moins deux d’entre eux à une résistance animée exclusivement par des combattants non islamistes. Les «Bouclier de Benghazi», structure sécuritaire de la ville créée au lendemain de la révolution, sont dirigés par un révolutionnaire, Wissam Benhamid, qui n’a rien d’un islamiste et encore moins d’un djihadiste.
Mais une alliance de fait s’est établie entre eux, les jihadistes se couvrant de son capital symbolique de révolutionnaire et lui de leur appui militaire devant la machine de guerre de Hafter. Celui-ci n’a toujours pas réussi à faire bouger les lignes de front contre les jihadistes mais il a par contre étendu sa répression à tous les secteurs de la société civile, même ceux critiques à l’égard des islamistes censés être l’unique cible du général, à l’image de Fethi Tebril, peu susceptible d’islamisme, une des icônes de la révolution, l’avocat dont l’emprisonnement avait signé le déclenchement du soulèvement contre Kadhafi et qui est aujourd’hui contraint de fuir Benghazi. C’est aussi le cas de près de cinquante mille (50’000) familles fuyant autant les combats que les expéditions punitives de milices tribales se réclamant de Hafter et dont les motivations régionalistes, contre les originaires de Misrata qui dominaient traditionnellement l’économie locale, l’emportent. Ce contexte est propice à Daech qui, sans y avoir encore territorialisé sa présence, la renforce en se fondant avec les autres djihadistes. Ansar Charia qui a violemment combattu Daech dans la ville de Derna, le tolère à Benghazi comme appui et la présence de ses éléments est attestée sur au moins trois des fronts de la ville même si ce n’est pas encore en position dominante.
C’est au Fezzan, dans le Sud libyen, que les ingrédients les plus propices à l’enracinement du jihadisme sont en train de fermenter même si Daech y est encore absent et que les autres jihadistes, plutôt installés au Nord, n’ont pas l’implantation qu’on leur prête. Dans cet ancien bastion de Kadhafi, celui-ci y a structuré de puissantes milices prétoriennes basées sur des tribus nomades y compris sahéliennes, tout en y entreposant les plus importants stocks d’armement après le bombardement de Tripoli par les Américains en 1986. La chute du régime y a rebattu les cartes et rouvert les concurrences pour la domination des trafics transsahariens. Les deux gouvernements se disputant le pouvoir au Nord ont réussi à s’y immiscer et à clientéliser les parties en conflit y compris en utilisant auprès des originaires du Sahel la question de l’attribution de la nationalité déjà marchandée par Kadhafi.
C’est ainsi que Touaregs et Toubous, après avoir cohabité en paix depuis plus d’un siècle, sont entrés dans un conflit armé sans fin. Sans y être encore véritablement implantés, des jihadistes, notamment du Mali, entretiennent des liens, basés sur la parenté, avec ces communautés. Celles-ci ignorées par le Nord, peuvent être facilement perméables à leur influence comme ce fut le cas au Mali.
C’est alors le Niger, préservé jusque-là par le jihadisme, qui risquerait de tomber dans leur escarcelle. En plus de se trouver dans l’axe de circulation le plus important entre la Libye et le Sahel, le Niger est aussi le seul pays où se retrouvent présentes, sans exclusif, toutes les communautés qui composent le Fezzan et qui n’auraient donc pas de peine à y exporter leur conflit. La jonction serait alors faite avec Boko Aram. (Tribune, sur le site de Libération, en date du 12 décembre 2015)
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Ali Bensaâd est maître de conférences à Aix-Marseille Université, chercheur CNRS à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC). Parmi les revues consacrées à la Libye, il est possible de consulter. «Libye, de la révolution au chaos?», Revue du Moyen-Orient , Paris, janvier 2015.
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[1] Selon Frederic Bobin, correspondant du quotidien Le Monde à Tunis: «Le Parlement de Tobrouk, assemblée dont l’élection en juin 2014 avait été validée par la communauté internationale mais que conteste un Parlement rival, le Congrès général national (CGN), basé à Tripoli. L’Assemblée de Tobrouk est soutenue par une coalition de libéraux, d’anti-islamistes et d’ex-kadhafistes. Pour sa part, le GNC de Tripoli, qui a formé son propre gouvernement, est dominé par une coalition où les islamistes exercent une influence significative à défaut d’être exclusive.» (27 mai 2015) (Réd. A l’Encontre)
[2] Organisation salafiste djihadiste créée en 2011 en Libye par Mohammed al-Zahawi, ex-combattant d’al-Qaïda en Afghanistan, responsable entre autres de l’attaque qui a couté la vie à l’ambassadeur des Etats-Unis à Benghazi. Elle abrite une partie de Ansar Charia Tunisie et entretient des relations avec les autres groupes djihadistes (al-Qaïda, Daech) qui varient selon la ville entre alliance et confrontation: avec al-Qaeda contre Daech à Ajdabya, alliée de Daech à Benghazi… (Ali Bensaâd)
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