Israel. Pour le sionisme, «la vie des Juifs a toujours plus de valeur»

Par Tom Pessah

The Forward [un journal juif américain publié à New York, créé en 1892] a publié, fin juin, un article de Moshe Daniel Levine qu’il avait intitulé: «Le sionisme est le “Black Lives Matter” des Juifs».

Dans son article, Moshe Daniel Levine, le responsable des éducateurs juifs à Orange County Hillel (Californie), appelle les Juifs à soutenir le mouvement Black Lives Matter comme prolongement de leur sionisme. Selon lui, les Juifs ont traditionnellement prêché un message universel selon lequel «toutes les vies comptent», jusqu’à ce que Theodor Herzl – le père du sionisme – réalise, à la fin du XIXe siècle, que l’antisémitisme ne cessera pas tant que les Juifs n’auront pas d’État.

Selon Levine, le sionisme est donc «le socle de l’appel à prendre en compte les vies juives, à proclamer que Jewish lives matter». Les Juifs en sont venus à la difficile mais importante prise de conscience que nous devons parfois écarter l’universalisme au profit du particularisme. «Nous comprenons que tout en nous consacrant avec constance aux questions mondiales et universelles, une éducation et une protection juives spécifiques sont indispensables à notre bien-être.» En deux mots, Levine soutient que la solidarité juive avec «Black Lives Matter» est impérative, pour la raison précisément que le soutien juif au sionisme est impératif.

Mais le sionisme n’a rien à voir avec l’appel aux Juifs à exprimer – et à juste titre – leur solidarité avec les vies noires. Je pense moi aussi que nous devons leur exprimer notre solidarité. Le problème que pose le raisonnement de Levine, c’est qu’il légitime une série de pratiques racistes qu’a permises le sionisme – des pratiques qui ont dévalué la vie d’autres gens. Pour le dire autrement, Levine travestit l’histoire. En particulier, sa description fait l’impasse sur une question cruciale: l’admiration de Theodor Herzl [1860-1904] pour le colonialisme. De nos jours, associer Herzl au colonialisme soulèvera probablement de fortes objections auprès de sionistes tels que Levine. Pourtant, le sionisme de Herzl était évidemment ancré dans son désir d’imiter le colonialisme européen de son époque.

Le journal de Herzl mentionne une lettre qu’il a envoyée à Cecil Rhodes en 1902, un homme d’affaires britannique et l’un des colonialistes les plus célèbres de son époque. Cecil Rhodes était le fondateur de la société minière De Beers qui a pris le contrôle de l’extraction des diamants sud-africains. L’exploitation du travail dans les mines de De Beers était telle que les conditions de travail y étaient dangereuses. Une partie du travail était effectuée par des prisonniers non rémunérés. Et même les travailleurs rémunérés n’étaient pas autorisés à quitter les camps dans lesquels ils étaient concentrés. Avant d’avoir fondé cette entreprise, Rhodes avait été propriétaire de la British South Africa Company, qui contrôlait les mines d’or de ce pays et exploitait de la même manière les travailleurs africains.

Dans sa lettre, Herzl écrit à Rhodes: «Nous vous invitons à contribuer à l’histoire. Non pas à celle de l’Afrique, mais à celle d’un morceau de l’Asie Mineure; cette histoire ne concerne pas des Anglais, mais des Juifs… Comment se fait-il que je me tourne vers vous, puisque cette question ne vous concerne pas? Pourquoi? Parce qu’il s’agit d’une affaire coloniale.»

Les apologistes d’Herzl peuvent bien le défendre comme un homme de son temps. Le colonialisme pourtant était déjà contesté au moment même où il était en train de sa développer – et pas seulement parmi ses victimes, et pas seulement après coup. En 1901, Mark Twain [1835-1910] a écrit des essais qui soutenaient la Ligue anti-impérialiste américaine, opposée à l’annexion américaine des Philippines. L’année suivante, le célèbre économiste britannique John Atkinson Hobson [1858-1940] publie Imperialism, une œuvre qui associe le capitalisme et l’expansion coloniale. Son travail découle de sa critique des activités de Cecil Rhodes en Afrique du Sud.

La décision de Herzl de prendre contact avec Cecil Rhodes était loin d’être une coïncidence. Levine a raison de suggérer que Herzl croyait qu’un État juif serait la solution à l’antisémitisme en Europe, mais il oublie de mentionner comment Herzl pensait y parvenir. Dans son essai de 1896, L’État juif (Der Judenstaat), le plan de Herzl pour la création de l’État repose sur la création d’une «Compagnie juive». Pour expliquer comment cette société fonctionnerait, Herzl demande:

«Comment se passe l’extraction de l’or dans le Transvaal [région d’Afrique du Sud] aujourd’hui? Les vagabonds aventureux ne sont pas là; seuls des géologues et des ingénieurs résidents sont sur place pour réglementer son industrie de l’or et pour employer des machines ingénieuses afin de séparer le minerai de la roche environnante. Peu de choses sont laissées au hasard aujourd’hui.

Donc, nous devons enquêter et prendre possession du nouveau pays juif en utilisant tous les moyens modernes.»

Le modèle de fonctionnement de la Compagnie juive d’Herzl se révèle être la British South Africa Company de Rhodes, sa Compagnie britannique d’Afrique du Sud, le principal responsable des fouilles d’or dans la région du Transvaal en Afrique du Sud – au détriment des Africains et de leurs ressources.

L’adoption d’un modèle colonialiste a eu d’autres effets. Dans L’Etat juif, Herzl explique pourquoi l’autorisation d’une puissance européenne était nécessaire à l’immigration juive et à la colonisation du territoire destiné à l’Etat:

«[Deux] territoires sont à l’étude, la Palestine et l’Argentine. Dans les deux pays, d’importantes expériences de colonisation ont été faites, elles ont toutefois été menées sur le principe erroné d’une infiltration progressive des Juifs. Une infiltration est vouée à mal se terminer. Elle se poursuivra jusqu’au moment inévitable où la population indigène se sent menacée, et oblige le gouvernement à stopper un nouvel afflux de Juifs. L’immigration est par conséquent futile si nous ne disposons pas du droit souverain de poursuivre cette immigration.»

La «population indigène» ne saurait être celle qui confère ce droit souverain de coloniser son pays. Tout comme la reine Victoria a octroyé à la British South African Company une charte pour l’exploitation des minerais en Afrique du Sud en 1889, Herzl a prévu que son initiative démarrera «sous le protectorat des puissances européennes».

Enfin, il est important de souligner que le choix de la Palestine comme objectif de la colonisation n’était pas essentiel pour le projet de Herzl. Ses raisons de considérer la Palestine (par opposition à l’Argentine) étaient que de nombreux Juifs y avaient déjà immigré; que davantage de Juifs approuveraient le sionisme pour des raisons religieuses («Le nom même de la Palestine attirerait notre peuple avec une force d’une puissance merveilleuse»); et que «nous devrions y former une portion du rempart de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste de la civilisation par opposition à la barbarie».

Selon le plan de Herzl, les Palestiniens indigènes, ou quiconque habiterait le territoire choisi pour la colonisation, seraient forcés de renoncer à leurs terres, de la même manière que les minerais sud-africains se sont retrouvés entre les mains de Rhodes. Herzl avait prédit que les indigènes pourraient «se sentir menacés» par ce projet, mais il avait confiance dans le fait qu’une puissance européenne trouverait une solution à ce problème.

Il est tout à fait possible de se réclamer de «Black Lives Matter» sans dévaloriser la vie d’aucun autre groupe. Pourtant, contrairement à ce qu’avance Levine, le sionisme n’a jamais simplement reposé sur l’idée qu’importait la vie des Juifs: dès le début, il considérait que la vie des colons juifs aurait une valeur supérieure à celle des groupes indigènes – de l’époque de Herzl jusqu’à nos jours. (Article publié sur le site israélien +972 en date du 8 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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