Par Gideon Levy
Le culte de l’idole est de retour: le militarisme est de retour. Non pas qu’il nous ait jamais quittés, mais après la guerre du Kippour de 1973, il y a eu quelques bonnes années de modestie, d’humilité, voire de honte. Et maintenant, il est de retour, c’est un grand moment.
Une affiche du nouveau chef d’état-major nous est parvenue mercredi 16 janvier, une livraison gratuite du quotidien Yedioth Ahronothet du Congrès juif mondial – quelle combinaison émouvante!
Qu’allons-nous faire de ces bêtises? L’accrocher dans le salon ou la mettre sur le balcon? Et Channel 10 Newsa présenté avec enthousiasme le «gâteau du chef d’état-major», une présentation grotesque ayant la forme de son habit de commandant.
L’intronisation d’un nouveau chef d’état-major est devenue un rite religieux, un moment de transcendance nationale, avec des retransmissions en direct et des gros titres – «The Commander» et «Good luck, bro» – répartis sur des pages entières. Une orgie militariste farouche est aujourd’hui à son apogée, comme elle l’était à l’époque, après la guerre des Six Jours de 1967.
C’était le meilleur des temps. Devant le steakhouse d’Eli Ronen, sur la place de Tel-Aviv alors appelée Place des rois d’Israël (qui est aujourd’hui la place Rabin), les voitures des généraux se sont garées sur les trottoirs. Le steak en pita était vendu à rabais aux soldats et était gratuit pour les généraux; des filles radieuses leur apportaient des cigares et du whisky.
Ils étaient les stars à chaque fête. Les garages et les restaurants étaient garnis de leurs photos. Un journaliste a été affecté à chaque général. Tous les enfants connaissaient leur nom. Même le chef du service de logistique était une personnalité publique. Les officiers de l’état-major général étaient les généraux de notre enfance, les généraux de notre vie.
A l’époque, cette orgie nationaliste était née d’une victoire qu’ils qualifiaient d’héroïque. L’orgie que nous vivons actuellement est née d’un vide. Mais le résultat sera le même: elle se terminera par une gueule de bois. Les généraux de l’époque sont issus des batailles de la guerre d’indépendance de 1948. Les généraux d’aujourd’hui sont nés d’arrestations nocturnes sur les marchés des villes palestiniennes [et de «guerres» contre Gaza].
Une armée dont les principales activités sont l’oppression, l’abus et le contrôle brutal de civils innocents, la lutte contre les garçons pieds nus, l’utilisation de tirs de sniper sur les manifestants et la défense contre les couteaux [de jeunes Palestiniens] jouit d’un halo d’héroïsme comme si elle était riche en expérience au combat. Une armée dont la fierté et la joie consistent à fermer des tunnels [entre Gaza et la Cisjordanie occupée] et à démolir des maisons, à poursuivre des lanceurs de pierres et à contrôler des postes de contrôle – tout sauf des actes héroïques – s’est vu accorder une nouvelle aura. Une armée où il ne se passe pas un jour – si ce n’est une heure – où les soldats ne commettent pas de crimes est devenue le désir de notre cœur.
On pourrait soutenir qu’il n’y a pas le choix, qu’il est impossible qu’une armée d’occupation soit humaine. Mais de là à faire de cette organisation un modèle, une source de leaders nationaux? Seul le vide total peut expliquer ce retour terrifiant à une Sparte israélienne.
Avec une troupe de journalistes faisant la claque et ayant les traits de reporters militaires – des personnes qui magnifient les officiers des «Forces de défense israéliennes» (FDI) de manière embarrassante, dont la plupart n’ont même pas l’idée la plus élémentaire du journalisme –, ce faux mythe a été ravivé. Avez-vous déjà entendu parler d’un général des FDI qui n’est pas brillant, audacieux, minutieux et déterminé? Y a-t-il un autre domaine couvert de telles flatteries interminables?
Le nouveau chef d’état-major, Aviv Kochavi, philosophe et végane, inventeur d’un système permettant de traverser les zones urbaines en perçant les murs – l’instrument et le mode faire le plus destructifs que l’IDF ait jamais imaginé – est déjà un héros national, en deuxième position après un de ses prédécesseurs, Benny Gantz. Dans son discours inaugural, il a promis une «armée tueuse». En d’autres termes, une armée de meurtriers. Il n’y a pas d’autre façon d’interpréter cela. Et la nation se réjouit. Une nouvelle étoile est entrée dans le firmament vide de nos vies – Aviv Kochavi, le prochain Gantz.
Le système politique est aussi hystérique, saisi par la concupiscence des généraux. Il n’y a pas un parti qui n’en cherche pas un pour lui-même. Israël n’a plus de héros sans uniforme. Même après que la plupart se sont révélés être des échecs en politique, ils sont maintenant le prochain facteur de grande importance. Israël n’apprend rien et n’oublie rien.
Il a tellement faim d’un héros qu’il est prêt à croire qu’il sortira de son armée, une organisation rigide, obéissante, étroite d’esprit et bureaucratique qui s’engage principalement dans la police et exerce un contrôle violent sur les civils. Seul un homme qui, dans sa jeunesse, a tiré sur un enfant qui fuyait pour sauver sa vie, ou qui a envahi la maison d’une famille palestinienne terrifiée en pleine nuit, peut le sauver. Voilà à quel point son désespoir est profond.
Gantz, qui a remplacé Gabi Ashkenazi; Moshe Ya’alon, qui a remplacé Shaul Mofaz; Gadi Eisenkot et aussi Kochavi – ils sont notre seul espoir. Regardez bien cet espoir et vous verrez qui nous sommes. (Article publié dans Haaretz, en date du 16 janvier 2019; traduction A l’Encontre)
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