Par Yassamine Mather
Habituellement, lorsque les dictatures sont confrontées à une crise, elles abandonnent toute prétention à la «démocratie». D’où la décision du Conseil des gardiens de la révolution d’interdire à la majorité des députés «réformistes», ainsi qu’aux délégués et candidats conservateurs qui avaient osé critiquer le Guide suprême (même en de rares occasions), de participer aux élections du 21 février 2020. Au total, quelque 7000 candidats ont été interdits.
Cela marque la fin de toute idée selon laquelle la République islamique d’Iran est différente des dictatures dirigées par un seul dirigeant. Elle marque également la fin de l’ère de la compétition interislamique entre les «réformistes» et les «conservateurs» – une période qui remonte à l’élection du premier président «réformiste», l’ayatollah Mohammad Khatami, en août 1997 [président du 2 août 1993 au 3 août 2005]. Cela fait écho à un épisode politique datant de 1975, lorsque le shah a fusionné de force les deux seuls partis politiques légaux en Iran – le Hezb-e Mardom (le Parti du Peuple) et le Parti du nouvel Iran, au pouvoir – pour former le Parti de la renaissance du peuple d’Iran (Hezb-e Rastakhiz). Le shah lui-même les a appelés «le parti du oui» et «le parti du bien sûr»!
Il n’est pas surprenant que le taux de participation de vendredi dernier (21 février) ait été très faible. Le gouvernement affirme que 42% des Iraniens ayant le droit de vote l’ont fait, mais le chef suprême Ali Khamenei a rejeté la faute sur les médias étrangers pour toute leur propagande négative sur les «maladies et les virus» – une référence aux rumeurs sur la propagation du coronavirus dans le pays au cours des deux semaines précédant les élections.
Cependant, même le chiffre de 42% est contesté par beaucoup à l’intérieur du pays. Par exemple, le taux de participation officiel à Téhéran, où les conservateurs fidèles à Khamenei ont remporté les 30 sièges, n’est que de 25,4%.
Parmi les élus figure l’ancien commandant des Gardiens de la révolution, Mohammad Bagher Qalibaf, qui est arrivé en tête de liste dans la capitale. Personnage controversé qui n’a pas réussi à remporter la présidence à plusieurs reprises, Qalibaf a été accusé par le président actuel, Hassan Rohani, d’avoir utilisé de «l’argent sale» dans sa campagne électorale en 2005. Les «réformistes» iraniens ont également accusé Qalibaf de réaliser des gains personnels grâce à la vente de propriétés de la ville à des personnes introduites, et cela à un dixième de leur prix réel.
Il est également accusé d’avoir été impliqué dans la contrebande de carburant au Baloutchistan, dans le sud-est de l’Iran, au début des années 2000, à l’époque où il était chef de la police iranienne. Selon Morteza Alviri, membre du conseil municipal de Téhéran, ces derniers mois, la justice iranienne a enquêté sur 12 affaires de corruption concernant le conseil, toutes remontant à l’époque où Qalibaf était maire de Téhéran. Cependant, en tant que partisan conservateur de Khamenei, il se présente maintenant comme un candidat idéal pour les prochaines élections présidentielles, qui se tiendront en 2021.
Dans d’autres circonscriptions du pays, les conservateurs ont fait des gains importants et le parlement iranien aura probablement des divergences avec le président actuel, Hassan Rohani, et son ministre des affaires étrangères, Javad Zarif.
Les spéculations sont nombreuses sur les raisons pour lesquelles le leader suprême [Ali Khamenei, en fonction depuis juin 1989] a décidé de se tourner vers un parlement complètement conservateur. Certains affirment que, suite aux manifestations nationales qui ont suivi l’assassinat du général Qasem Soleimani le 3 janvier 2020, il est arrivé à la conclusion qu’il n’avait plus besoin de tolérer les «réformistes» – en temps de crise, est nécessaire un parlement qui soit pleinement conforme à ses souhaits.
Mais je doute que cela ait été un facteur important. Il est clair que le régime iranien pense maintenant que Donald Trump sera probablement au pouvoir pendant encore cinq ans et qu’il continuera à exercer une pression maximale, que ce soit sous la forme de sanctions économiques, de soutien aux groupes favorables au «changement de régime» ou sous celle d’une menace ponctuelle d’action militaire. Dans ces circonstances, le chef suprême et ses alliés estiment qu’un gouvernement de type militaire sera mieux à même de faire face aux menaces extérieures. En dépit de rumeurs régulières, Hassan Rohani ne démissionne pas encore. Cependant, il est clair que ni lui ni son ministre des affaires étrangères (Javad Zarif) ne pourront soulever la question des négociations avec l’Union européenne ou les Etats-Unis avec un parlement dominé par les conservateurs.
Bien sûr, il faut se rappeler que le groupe conservateur a ses propres divisions et, maintenant que les «réformistes» ne sont plus une force avec laquelle il faut compter, nous entendrons davantage parler des différences dans leurs propres rangs. Certains conservateurs ont critiqué Ali Khamenei pour ses déclarations publiques contre la bombe nucléaire, par exemple. Bien qu’ils ne défient pas ouvertement le chef suprême, ils sont d’avis que l’Iran aurait dû développer une bombe nucléaire comme moyen de dissuasion contre d’éventuelles attaques américaines.
Coronavirus
Avant les élections, il y avait, comme je l’ai dit, des rumeurs généralisées selon lesquelles un certain nombre d’Iraniens avaient été atteints par le coronavirus et que le gouvernement dissimulait délibérément l’ampleur du problème pour éviter une participation encore plus faible. En fait, le ministre de l’Intérieur, Abdolreza Rahmani Fazli, a déclaré qu’il n’y avait eu que deux décès dus au virus (dans la ville religieuse de Qom) deux jours seulement avant les élections.
Depuis lors, nous savons qu’au moins 19 personnes sont mortes dans le pays et que beaucoup d’autres ont été infectées. Le 25 février, il est apparu clairement que le vice-ministre de la santé, Iraj Harirchi, qui, un jour plus tôt seulement, avait rassuré les citoyens et citoyennes en leur disant que tout était sous contrôle, avait lui-même contracté le virus. Le maire d’un des districts de Téhéran, ainsi qu’un membre du parlement (Majles islamique) ont également été diagnostiqués positifs [en date du 1er mars, 978 personnes infectées sont comptabilisées et 54 morts sont recensées]. Les pays entourant l’Iran ont fermé leurs frontières, tandis que le pèlerinage dans les villes saintes chiites de Qom et de Mashhad a été suspendu. Les écoles et les universités de certaines régions du pays ont été fermées.
Même si nous acceptons les chiffres officiels – et la plupart des Iraniens ne le font pas – plus de personnes sont mortes en Iran à cause du virus que partout ailleurs en dehors de la Chine. Pourtant, il est clair que très peu de mesures de précaution ont été prises jusqu’à présent. Un fonctionnaire de la télévision nationale s’est moqué de l’idée de mettre en place des mesures de quarantaine, affirmant que c’était une méthode démodée datant de l’époque de la première guerre mondiale!
Bien sûr, comme toujours, les dirigeants iraniens rejettent la faute sur des «ennemis extérieurs». Le 25 février 2020, Hassan Rohani a déclaré que ces derniers envisageaient d’isoler et mettre à l’arrêt l’Iran en créant des craintes au sujet du coronavirus. Selon le président: «Il s’agit d’une conspiration de nos ennemis.»
Pour les opposants croissants au régime, le manque d’informations fiables sur le coronavirus est très pertinent. Par exemple, il n’existe toujours pas d’informations officielles sur le nombre de personnes qui ont trouvé la mort lors de la manifestation antigouvernementale [face à la hausse des prix, de l’essence en particulier] du 15 au 18 novembre 2019 [Amnesty International les évalue à 304 en décembre 2019]. Quelques semaines plus tard seulement, le gouvernement a tenté de dissimuler le fait que l’avion civil ukrainien qui s’est écrasé le 8 janvier avait été abattu par des missiles déployés par les Gardiens de la Révolution. Il n’est pas surprenant que la plupart des Iraniens ne fassent pas confiance aux dirigeants du pays pour fournir des informations correctes sur le virus. Comme l’a dit un blogueur iranien, nous vivons dans un «empire de mensonges et de tromperie».
Bien sûr, la situation pourrait devenir bien pire et il ne s’agit pas seulement d’une tentative du gouvernement de cacher la vérité. Il y a une véritable pénurie plus générale de médicaments, une conséquence directe et grave des sanctions américaines. (Publié dans Weekly Worker en date du 29 février 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Yassamine Mather dirige la revue Critique. Elle développe ses recherches dans le cadre du Middle East Centre de l’Université d’Oxford. Elle participe aussi aux recherches avancées dans le domaine de l’informatique du St Antony College, Université d’Oxford.
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