Iran. «La crise économique alimente les protestations et participe à nourrir le débat sur le renversement du gouvernement»

Marché populaire à Téhéran, le 29 décembre 2022.

Par Babak Dehghanpisheh

[Divers reportages confirment les mesures répressives prises par le pouvoir d’Ali Khamenei et le gouvernement d’Ebrahim Raïssi contre les médecins soignant des blessé·e·s frappés ou atteints par des balles tirées par les bassidjis. En outre, la description des «procès» aboutissant à des peines de mort relève des pires caricatures: pas d’avocat choisi par les accusés, les témoins à charge aux mains du pouvoir, le silence quasi total imposé aux accusés, les peines qui tombent plus vite que la procédure n’a été préparée. Toutefois, cette répression n’a pu mettre fin aux diverses formes de mobilisation qui sont aussi nourries par la crise socio-économique. Réd. A l’Encontre]

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Comme le coût du loyer ne cessait d’augmenter à Téhéran, le programmeur de logiciels et sa femme savaient qu’il était temps de partir. Alors, comme beaucoup d’autres jeunes couples, ils ont fait leurs valises à la fin de 2020 et ont déménagé dans une ville à l’extérieur de la capitale.

Le loyer y était moins cher, mais les logements étaient mal construits en raison du développement rapide de cette région. Il n’y avait pas d’écoles ou de terrains de jeux à proximité. Même les services les plus élémentaires étaient à distance.

Deux ans plus tard, leur situation économique n’a fait qu’empirer. Le programmeur, âgé de 38 ans, dit que l’idée de posséder une maison dans cette ville-satellite est un rêve lointain. Il avait espéré acheter une voiture d’occasion, mais même la Kia à hayon âgée de trois ans sur laquelle il avait des vues est pour lui hors de portée. Avec l’argent que lui et sa femme, une infirmière de 38 ans, mettent de côté chaque mois, il leur faudrait plus de deux ans pour s’offrir cette voiture.

«Je ressens de la rage, de la rage et un manque de perspectives. C’est le désespoir», a déclaré le programmeur lors d’une interview téléphonique. Comme d’autres cités dans cet article, il s’est exprimé sous couvert d’anonymat, craignant les représailles du gouvernement.

«Et si nous sortons pour protester, ils répriment de la pire et de la plus répréhensible des manières», a-t-il affirmé. «Nous ne savons vraiment pas quoi faire. Nous ne pouvons pas protester. Nous ne pouvons pas améliorer notre situation.»

Depuis près de quatre mois, l’Iran est secoué par des manifestations suite à la mort de Mahsa (Jina) Amini, une femme de 22 ans, sous la garde de la «police des mœurs» en septembre. Ce qui a commencé comme un mouvement axé sur les droits des femmes s’est rapidement transformé en un soulèvement plus large contre les diktats de la République islamique, les manifestants réclamant une plus grande liberté culturelle et politique et la fin des abus de l’Etat sécuritaire.

Mais les observateurs et les manifestants estiment que le mécontentement économique alimente également la mobilisation. Ce mécontentement s’est fortement accru depuis le printemps dernier, lorsque les prix ont commencé à grimper en flèche et que la valeur de la monnaie s’est effondrée par rapport au dollar, atteignant des niveaux records en décembre. L’inflation a dépassé 48% en décembre, selon les chiffres du gouvernement – le taux le plus haut niveau depuis 1995 – et la plupart des Iraniens doivent restreindre fortement leurs dépenses. Pour de nombreux ménages, les produits de base tels que la viande et les œufs sont devenus des produits de luxe.

«Le premier effet de cette inflation est sur les moyens de subsistance des gens», a déclaré Saeed Leylaz, économiste et analyste politique basé à Téhéran, lors d’un entretien téléphonique. «Le gouvernement n’a rien pu faire pour réduire l’inflation jusqu’à présent à cause de la corruption.»

La République islamique est depuis longtemps en proie à une mauvaise gestion économique, selon les analystes. Mais la situation s’est considérablement aggravée après que le président Donald Trump s’est retiré de l’accord nucléaire multilatéral en 2018 et a imposé une série de sanctions sévères au pays. L’Iran a eu du mal à trouver des acheteurs pour son pétrole, la principale exportation du pays. [Certes, un «marché gris» d’exportation existe, la Chine est aussi un acheteur, mais les dollars ainsi acquis ont été réduits et se concentrent dans mains du pouvoir.] Fin 2019, une hausse des prix du carburant a déclenché des protestations généralisées et une répression gouvernementale meurtrière.

De nombreux Iraniens ordinaires avaient espéré qu’une nouvelle administration américaine rétablirait l’accord nucléaire et offrirait un allégement des sanctions. Mais les protestations actuelles, et la réponse musclée de l’Etat, ont encore compliqué les négociations.

«Je dirais qu’il [l’accord] n’est pas complètement mort», a déclaré Djavad Salehi-Isfahani, professeur d’économie à Virginia Tech. «Si les deux parties le veulent, rien de fondamental n’a changé. Ce qui a changé, c’est la scène socio-politique, et cette scène est susceptible d’être amendée», a-t-il ajouté en faisant référence au soulèvement.

Mais les dirigeants religieux de l’Iran n’ont montré aucun signe de leur volonté d’envisager des réformes qui pourraient calmer les manifestations, malgré la pression internationale. Les forces de sécurité ont tué plus de 500 personnes et en ont arrêté quelque 19 000, selon l’agence de presse militante HRANA (Human Rights Activists News Agency, créée en 2009). Quatre hommes ont été exécutés en relation avec les manifestations.

Alors que la répression s’intensifie, les Iraniens ordinaires ont du mal à joindre les deux bouts. A Téhéran, un jeune homme qui travaille comme chauffeur pour Snapp, une application de covoiturage populaire similaire à Uber, a déclaré que les activités ont fortement chuté depuis le début des manifestations parce que le gouvernement a restreint l’accès à Internet pour empêcher les manifestant·e·s de communiquer et de télécharger des vidéos et des photos de la répression.

«Lorsque l’Internet a été coupé et qu’il n’y avait pas d’accès aux applications, mes revenus ont été sévèrement réduits», a déclaré le jeune homme. «La situation ne s’est pas améliorée, du moins pour moi.» Son activité a pris un coup supplémentaire, dit-il, car certains manifestant·e·s ont cessé d’utiliser les services de covoiturage, soupçonnant les chauffeurs de les dénoncer aux agences de sécurité.

«La répression a des coûts», a déclaré Ali Vaez, directeur du projet Iran pour l’International Crisis Group. «Il en va de même pour la plaie auto-infligée que constitue la fermeture d’Internet, qui a chassé des centaines de milliers de personnes du marché du travail.»

Les régions d’Iran où vivent des minorités ethniques, comme la région kurde à l’ouest et la région baloutche au sud-est, ont été encore plus durement touchées. Dans le passé, Chiman, une femme de 37 ans originaire de Mahabad, dans la région kurde, avait un emploi dans la vente qui lui permettait de payer ses soins de santé et ses vêtements, et même de s’offrir des cours de musique et un abonnement à une piscine. Aujourd’hui, elle n’a pas de revenu régulier et a perdu son assurance maladie. Elle compte sur sa famille pour se nourrir, mais l’inflation fait qu’ils ne peuvent se permettre qu’une fraction de la viande, du poisson et des fruits qui étaient autrefois abondants dans leur foyer. C’est d’autant plus contrariant, dit-elle, que la région kurde est riche en terres agricoles, mais qu’elle a souffert d’années de discrimination et de désinvestissement. «J’ai un sentiment d’insécurité, une profonde anxiété et de la colère. Je n’ai aucun espoir en l’avenir», a déclaré Chiman. «L’une des principales raisons des protestations est ces problèmes économiques.»

Fin décembre, le gouvernement a nommé un nouveau chef de la Banque centrale [Mohammad Reza Farzin, ancien PDG de la banque Melli, première banque nationale et ancienne banque centrale jusqu’en 1960], apparemment pour tenter d’éviter un effondrement du taux de change [il faut 45’000 rials pour un euro; la base est aujourd’hui en toman, unité qui équivaut à 10’000 rials], mais il est peu probable que cela ait un grand impact à court terme, selon les observateurs.

Pour de nombreux Iraniens et Iraniennes, il ne reste qu’une seule solution. «Après 44 ans, les gens voient qu’il n’y a même pas la moindre rationalité chez les autorités, et qu’il n’y a pas le plus petit espoir de réforme», a déclaré le programmateur de la ville proche de Téhéran. «Maintenant, la seule discussion porte sur le renversement du gouvernement.» (Article publié dans le Washington Post du 10 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

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