Iran. La crise du capitalisme des mollahs

Par Ali Fathollah-Nejad

Les pourparlers visant à sauver l’accord nucléaire iranien de 2015 sont entrés dans leur huitième round à Vienne [1]. Même si un accord est conclu et que certaines sanctions sont levées, l’état de l’économie iranienne est tel qu’il y a peu d’espoir que le soulagement apporté par un accord réanimé se répercute favorablement sur la population.

En République islamique d’Iran, la politique et l’économie sont inextricablement liées. En effet, l’«élite» post-révolutionnaire du pays tient entre ses mains les rênes du pouvoir tant politique qu’économique. Cette «élite» avait à l’origine l’intention proclamée de remplacer le régime du Shah afin d’aider les membres les plus pauvres de la société (appelés les mostazafin, ou laissés-pour-compte). En réalité, la République islamique est devenue une oligarchie, reproduisant ainsi les antagonismes de classe qui existaient sous la monarchie, mais avec une toute nouvelle configuration. Dire que le trône du monarque a simplement été remplacé par le turban des ayatollahs serait une illustration métaphorique adéquate.

Les bases de cette évolution ont été posées dès la révolution de 1979, lorsqu’une partie considérable de la richesse de l’«élite» du Shah a été confisquée par les nouveaux dirigeants, qui ont également utilisé ces biens pour créer les fondations religieuses connues sous le nom de bonyâd. Ces fondations ont été officiellement créées pour soutenir les mostazafin susmentionnés (et portaient même leur nom dans certains cas), mais au fil du temps, elles se sont transformées en complexes cléricaux commerciaux et industriels qui servirent principalement à remplir les poches de la nouvelle élite dirigeante.

Dans le même temps, la République islamique a développé une économie politique faisant référence aux fondements idéologiques du régime. C’est-à-dire une division de la société en deux catégories, les initiés au régime (Khodi) et les outsiders (Qeyr-e Khodi), mise en œuvre par les khomeynistes: d’une part, ceux qui font partie de l’appareil du pouvoir et des clans dominants ou qui leur sont au moins loyaux et qui bénéficient ainsi d’un accès privilégié au pouvoir et aux ressources; et d’autre part, ceux qui n’en font pas partie et qui sont exclus de ces mêmes avantages. Ce mur invisible d’un «Etat d’apartheid théocratique», selon la conception de Mohssen Massarrat [2], n’a guère perdu de son efficacité jusqu’à aujourd’hui.

La fuite des cerveaux coûte des milliards au pays

Comme les opportunités de carrière sont bouchées pour de nombreux outsiders du régime, beaucoup de jeunes Iraniens et Iraniennes bien formés n’ont d’autre choix que d’exercer des métiers, souvent précaires, pour lesquels ils sont surqualifiés, ou de migrer. Ainsi est apparue une nouvelle couche de ce que l’on appelle les Middle Class Poor, c’est-à-dire les pauvres de la classe moyenne.

Selon les chiffres officiels, jusqu’à 40 000 Iranien·e·s instruits ont, récemment, chaque année, quitté le pays. On estime que cette fuite des cerveaux coûte au pays 150 milliards de dollars par an, soit plus que les recettes annuelles rapportées par les exportations de pétrole. Dernièrement, les autorités iraniennes avaient également tiré la sonnette d’alarme face à cette «hémorragie intellectuelle».

Rien qu’au cours des trois dernières années, près de 4000 médecins et environ 300 000 universitaires titulaires d’un master ou d’un doctorat auraient tourné le dos au pays, dont 900 professeurs d’université «bien formés» en 2020. Contrairement aux hypothèses occidentales, cette fuite des cerveaux s’est poursuivie pendant la phase d’assouplissement des sanctions après l’accord nucléaire de 2015 sous le président Hassan Rohani [août 2013-août 2021], présenté comme un modéré.

Après la décennie post-révolutionnaire des années 1980 marquée par une économie planifiée dans un pays ravagé par huit années de guerre contre l’Irak, un processus de néolibéralisation de l’économie s’est mis en place à partir des années 1990. Ce faisant, la variante iranienne du néolibéralisme était différente de la variante occidentale, car elle a toujours été illibérale et a été altérée en une privatisation clientéliste. Une couche de nouveaux riches a vu le jour, que le magazine Forbes avait qualifié de «mollahs millionnaires» (21 juillet 2003).

Comme dans l’Iran prérévolutionnaire, les revenus dits de rente issus de la vente de pétrole et de gaz sont essentiels pour l’économie. Bien que la part des revenus pétroliers dans le budget annuel ait diminué, ils représentent toujours la majeure partie des recettes très importantes en devises – et ce bien que l’Iran dispose d’une infrastructure industrielle diversifiée. Ainsi, les plus grandes unités économiques de la République islamique sont toutes publiques ou semi-publiques et fonctionnent comme des unités capitalistes quasi monopolistiques. Elles sont classées par taille: la National Iranian Oil Company (NIOC), suivie de l’empire économique du Corps des Gardiens de la révolution islamique (connus sous l’abréviation de Pasdarans, organisation paramilitaire dépendant directement du Guide de la révolution), dont on estime qu’il représente jusqu’à deux tiers du produit intérieur brut (PIB) et dont les revenus ne cessent de croître au même titre que leur place dans le budget de l’Etat.

En troisième position, on trouve un complexe clérical-commercial composé d’un réseau de bonyâds qui ne sont soumis à aucune responsabilité publique et qui sont exonérés d’impôts. On estime que ce complexe représente un cinquième du PIB. La fondation religieuse la plus riche est la Bonyâd-e Âstân-e Qods-e Razavi [basée à Machhad, deuxième ville du pays, une des villes saintes du chiisme]. Elle a été présidée de mars 2016 à avril 2019 par l’actuel président iranien Ebrahim Raïssi [en fonction depuis août 2021]. Raïssi avait alors été nommé à cette fonction par le guide suprême Ali Khamenei. Ensuite Raïssi a été nommé chef du système judiciaire [et procureur général d’août 2014 à avril 2016]. Dans l’économie de la République islamique, le secteur privé est très marginalisé, bien que ce soit lui qui crée les emplois, et non l’industrie pétrolière d’Etat, qui est certes gourmande en capitaux, mais qui n’a guère besoin de main-d’œuvre [et utilise massivement la sous-traitance].

Ainsi, le népotisme, la corruption et la mauvaise gestion, qui sont également étroitement liés à l’incompétence, sévissent en Iran – y compris en comparaison internationale –d’autant plus que les postes sont souvent attribués sur la base de considérations idéologico-politiques et non en fonction des qualifications.

La crise socio-économique se traduit par des protestations révolutionnaires

C’est précisément cette économie politique de la République islamique qui est étroitement liée à la misère socio-économique croissante du pays. Ainsi, ce sont avant tout les entreprises semi-publiques mentionnées ci-dessus qui ont profité de la reprise économique à la suite de l’accord sur le nucléaire de juillet 2015 [Joint Comprehensive Plan of Action-JCPoA], tandis que l’inégalité des revenus s’est globalement aggravée. Il est important de garder à l’esprit cette donnée dans la perspective d’une relance du commerce avec l’Iran après la réinstauration possible d’un accord sur le nucléaire, si est envisagé un développement durable par le biais d’une coopération économique qui n’enrichisse pas seulement les dirigeants et ne creuse pas davantage le clivage social.

Car ce clivage a déjà provoqué une grande frustration sociale parmi les Iraniens. Elle a éclaté lors des manifestations anti-régime organisées dans tout le pays au tournant de l’année 2017/18. Pour la première fois, les classes populaires – de fait les mostazafin d’aujourd’hui – sont descendues en masse dans la rue avec des slogans révolutionnaires radicaux contre l’ensemble du régime et ont pris pour cible de la même manière toutes les parties de l’élite dirigeante, qu’elle soit cléricale ou militaire, «réformiste» ou «dure».

Pour l’élite, ce fut un choc, d’autant plus que ces manifestants sont d’habitude considérés comme la base sociale du régime et au moins sont dits loyaux envers lui. Cette dynamique historiquement différente entre les pauvres et un pouvoir désormais oligarchique dans la République islamique s’est également manifestée lors des mobilisations de novembre 2019. Cette fois-ci, elles réunissaient officiellement quelque 200 000 participants, quatre fois plus qu’à peine deux ans auparavant. La fréquence des révoltes à l’échelle nationale augmente donc – et de nombreux signes indiquent qu’il faut considérer cette évolution comme le début d’un… processus révolutionnaire de longue haleine», comme celui que connaissent les pays du «printemps arabe».

Pendant ce temps, le fossé social continue de se creuser. Une bonne moitié des Iraniens vit en dessous du seuil de pauvreté (officiellement 30%) et la classe moyenne a sensiblement diminué au cours des dernières années – ces deux évolutions recèlent une énorme force politique explosive.

En outre, en 2020, malgré la pandémie de Covid-19 et les sanctions très fortes des Etats-Unis, le nombre de millionnaires iraniens en dollars a augmenté de 21,6% pour atteindre 250 000, alors qu’il n’a augmenté que de 6,3% au niveau mondial. Le rapport Forbes de mi-2021 (28 juin) contenant ces données a été publié au moment même où des grèves sans précédent des travailleurs intérimaires et sous contrat d’entreprise dans l’industrie pétrolière se sont étendues [voir à ce sujet les articles publiés sur ce site en date du 25 juin, 17 juillet et 27 août 2021]. Le salaire mensuel moyen d’un travailleur iranien s’élève à moins de 200 dollars.

Sur le thème des sanctions des Etats-Unis et de la crise économique, les analyses entre les économistes en Europe et en Iran même ne pourraient pas diverger de manière plus flagrante. Alors que les premiers rendent les sanctions étrangères responsables de la majeure partie de la crise économique, les experts iraniens considèrent l’influence des sanctions comme plutôt marginale et considèrent les problèmes nationaux cités précédemment comme la cause principale de la crise.

En fin de compte, on peut dire que la crise économique structurelle de la République islamique ne sera pas suffisamment atténuée par une reprise économique après l’assouplissement possible des sanctions suite à une relance de l’accord sur le nucléaire. Il est peu probable que la croissance économique qui s’ensuivra parvienne jusqu’au «gros de la population». La crise socio-économique continuera donc de secouer le pays, tandis qu’il ne faut guère s’attendre à ce que l’élite mène une politique susceptible de désamorcer la question sociale explosive. Car même le populisme économique du nouveau président Raïssi n’a jusqu’à présent porté aucun fruit matériel pour la population, malgré un accès sans précédent à la richesse d’une élite politique désormais dominée par des partisans de la ligne dure. (Article publié sur le site Qantara.de en décembre 2021; traduction de l’allemand par la rédaction d’A l’Encontre)

Ali Fathollah-Nejad est l’auteur de Iran in an Emerging New World Order (Palgrave Macmillan 2021) et chercheur principal non résident au Afro-Middle East Centre (AMEC) de Johannesburg.

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[1] Les pourparlers pour «sauver l’accord de Vienne» ont été relancés à la fin de novembre 2021 après cinq mois d’interruption entre Téhéran et les pays encore parties au pacte (France, Royaume-Uni, Allemagne, Russie, Chine). Les négociations visent à faire revenir dans l’accord les Etats-Unis, qui l’avaient quitté en 2018 et avaient rétabli des sanctions contre l’Iran. Les Etats-Unis participent aux négociations de manière indirecte. (Réd.)

[2] Mohssen Massarra, Iranien d’origine, réfugié en Allemagne depuis l’époque du Shah. Il est économiste, professeur émérite à l’Université d’Osnabrück, auteur de nombreux ouvrages non seulement sur l’Iran, mais sur l’économie capitaliste internationale. (Réd.)

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