Entretien avec Jonathan Piron [1]
conduit par Baudoin Loos
«Après les scènes de délire dont la capitale iranienne a été le théâtre jeudi 1er février 1979 à l’arrivée de l’ayatollah Khomeini, le calme régnait à Téhéran ce vendredi, en fin de matinée. Les magasins sont fermés, les piétons rares et les files d’attente s’allongent toujours devant les stations-service. Dans le discours qu’il a prononcé jeudi du “Cimetière des martyrs”, l’ayatollah Khomeini a paru décidé à engager l’épreuve de force avec le gouvernement “illégal” de M. Bakhtiar.
Il tiendra samedi une conférence de presse dans laquelle il annoncerait d’importantes décisions politiques. On lui prête l’intention d’annoncer la mise en place d’un “gouvernement provisoire”, prélude à la création d’une “République islamique”. M. Bakhtiar, qui n’est toujours pas prêt à donner sa démission, a fait savoir vendredi qu’il était prêt à s’entretenir avec l’ayatollah.»
Voilà les premières impressions du journaliste du quotidien Le Monde, Paul Balta, connu pour ses bons rapports avec des pouvoirs en place dans le monde arabe – fort différent de l’Iran – et le début d’une des nombreuses faces, durant les premiers mois, de la «révolution iranienne». Un certain bilan est effectué ci-dessous par Jonathan Piron. (Réd. A l’Encontre)
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Dix millions d’Iraniens qui font un triomphe à Khomeini le 1er février 1979, comment expliquer cela?
Autour de la capacité de Khomeini à fusionner les causes révolutionnaires. La force de Khomeini réside dans deux aspects: il parvient à faire se rencontrer un discours révolutionnaire, moderne dans un sens, à un discours conservateur enraciné dans la société iranienne.
• [Entre autres étant donné les impacts des transferts massifs et rapides de populations paysannes paupérisées vers les villes, sous l’effet de la «révolution verte» et de l’accaparement de terres par la mafia cleptomane, spécialisée dans la captation de grandes surfaces terriennes, «protégée» qu’elle était par le régime militaro-policier (la Savak) de Mohammad Reza Shah, le dernier Shah, formellement en place depuis le 16 septembre 1941. Le 19 août 1953, le Premier ministre du Shah d’Iran, Mohammad Mossadegh (73 ans), est renversé sous la pression des Britanniques. Ces derniers l’accusent d’être à la solde des Soviétiques. Ils lui «reprochent» surtout d’avoir nationalisé les gisements pétroliers d’Iran et exproprié la puissante compagnie pétrolière Anglo-Iranian OilCompany. Celle-ci avait été fondée en 1908 par William d’Arcy, suite à l’obtention d’une concession pétrolière en Perse en 1901. Dans les villes des années 1960-1970, les mosquées et imans recevaient ces déshérité·e·s, ces dépossédés de terres – y compris un mixte social d’ouvriers agricoles et de très petits paysans – et leur offraient une socialisation «de retrouvailles entre eux», de la nourriture, une éducation dans une madrasa chiite. Ces écoles coraniques ont aussi une fonction politique affirmée, comme certaines églises catholiques (intégristes), ou synagogues massortim et encore les lieux de cultes évangéliques qui ont étayé l’élection de Jair Bolsonaro.
Ainsi Khomeini – réprimé, exilé dans l’«Irak chiite» puis en France à Neauphle-le-Château (Yvelines) – appuyé sur un vaste réseau d’imans et avec une intelligence stratégique au plan politique et une modernité organisationnelle (la diffusion de centaines de milliers de cassettes avec ses discours) a constitué une vraie force politique, ayant des appuis dans le bazar dont les acteurs économiques se trouvaient placés sous la concurrence des importateurs de la classe bourgeoise lié au régime du shah. De visu cela se constatait quand on se déplaçait, au moment du soulèvement, «en dessous de la gare», en 1979. Des territoires sur lesquels se déversaient les contenus du système des eaux usées des «riches». Métaphore de la relation de classe. C.A.Udry Rédaction A l’Encontre)
• Khomeini réussit ainsi à toucher de larges pans de la société. Ensuite, Khomeini est parvenu à avoir un discours clair, avec des slogans radicaux et simples. Il est donc, dans un premier temps, très populaire, apparaissant comme le seul vrai leader de la révolution. Par la suite, ce soutien s’érodera, notamment avec la radicalisation du nouveau pouvoir, les classes moyennes prenant peur.
Peut-on dire de la guerre Iran-Irak qu’elle cimenta la cohésion du peuple derrière le nouveau régime?
Un fait récent permet de répondre à cette question. Début janvier, un chanteur de pop apprécié, Mehdi Yarrahi, s’est vu ostracisé par les ultra-conservateurs. Son «crime» a été de mettre en lumière certaines des horreurs de la guerre, notamment la question du pourquoi des martyrs. Cette attitude reste mal perçue par le pouvoir, les dirigeants glorifiant la guerre sanglante avec l’Irak, surnommée la «défense sacrée». Le conflit a servi à solidifier le nouveau régime, notamment dans l’idée de nation agressée. Une grande partie de la rhétorique de la République islamique tourne encore aujourd’hui autour de cette idée de la résistance face à un extérieur qui ne lui voudrait que du mal. On l’oublie mais le ciment nationaliste est très puissant en Iran.
Khomeini imposa «velayat-e faqih», une première dans le monde, est-ce important?
Oui et non. Si le «velayat-e faqih», qu’on peut traduire par «gouvernement du jurisconsulte» – c’est-à-dire l’absolutisme d’un dirigeant religieux– est l’ossature de la République islamique, son exportation n’a pas réussi. La révolution islamique a, certes, bouleversé la géopolitique. Mais le pragmatisme, le nationalisme sont vite revenus sur le devant de la scène. Plus que le poids du religieux, ce sont les factions qui aujourd’hui s’opposent en Iran. En entrant dans le politique, le clergé chiite est d’ailleurs devenu un objet politique, donc critiqué et critiquable.
Malgré ce système dominé par les religieux, peut-on dire qu’il existe des éléments de démocratie dans la république islamique ou tout est verrouillé?
De démocratie, non. Même si des éléments républicains existent, tout qui s’écarte du «nezam», du système, s’expose à des remontrances voire des arrestations. Mais des éléments à suivre existent, notamment dans les marges. Des pressions s’exercent dans ces endroits pouvant remonter dans les espaces politiques. Maintenant, le système reste autoritaire et peu enclin au changement. Dès que des pistes pour un tant soit peu le modifier sont émises, des verrous sont placés par les ultras pour en empêcher la réalisation.
A l’heure du bilan, dans le positif, on met quoi?
Tout dépend de quel bilan on parle. En ce qui concerne les droits de l’homme, l’Iran est dans le bas des classements internationaux. Des militants sociaux, environnementaux ou autres sont arrêtés. Si on regarde aussi de manière brute les lois en vigueur, on se rend compte que les droits de base sont bafoués.
Maintenant, il est nécessaire de voir comment nombre de composantes sociales sont parvenues à contourner ces restrictions. Les jeunes et les femmes se sont affirmés. Ces dernières sortent d’ailleurs maintenant des universités en étant plus diplômées que les hommes. Mais l’accès au monde du travail reste difficile.
Les défis démographiques et environnementaux sont-ils les plus ardus pour le régime?
Oui, car ils pèsent lourdement sur l’avenir du pays. Issa Kalantari, responsable du département de l’Environnement, a d’ailleurs récemment prévenu que le pays pourrait devenir inhabitable au cours du siècle. L’accès à l’eau est principalement concerné. Et cet enjeu devient de plus en plus politique: 2018 a été une année avec un nombre particulièrement élevé de manifestations environnementales. Les reproches contre l’inaction du régime sont de plus en plus sévères.
Ce régime, finalement, peut-on en mesurer la popularité?
C’est difficile, les sondages n’existant pas réellement. Des fuites de rapports commandés par l’administration Rouhani permettent toutefois de se faire une petite idée. Certains mettent en avant la montée des critiques face à l’incapacité de l’actuelle présidence de tenir ses promesses. Des griefs existent aussi contre le régime en lui-même. Mais il y a une peur de l’inconnu, d’une nouvelle révolution. L’exemple syrien et celui de la contestation de 2009, réprimée, sont dans les esprits.
Sa politique extérieure est perçue en Occident comme agressive, est-ce le cas?
Que veut la République islamique en fait? Nous ne sommes plus, aujourd’hui, dans la logique de l’exportation de la révolution islamique comme dans les années quatre-vingt. Sa politique extérieure vise-t-elle au leadership régional? Oui. Mais c’était déjà le cas sous le Chah. L’Iran est à la fois dans une attitude défensive et offensive. La présence en Syrie est d’ailleurs motivée au nom de cette fameuse «défense sacrée». Maintenant la République islamique a-t-elle les moyens de sa politique, notamment sur le long terme? C’est une autre question. (Entretien publié dans Le Soir, en date 1er février 2019)
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[1] Jonathan Piron est conseiller à la prospective chez Etopia (Centre de recherche en écologie politique) et spécialiste du Moyen-Orient.
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