Iran-Dossier. La «differentia specifica» du soulèvement iranien

Entretien avec Amir Kianpour conduit par Béatrice Rettig

Béatrice Rettig: Quelle est la cartographie politique et sociale actuelle en Iran, tel que le mouvement iranien de cet automne 2022 la rend visible? Fait-il apparaître de nouvelles composantes, de nouveaux conflits et de nouvelles coalitions?

Amir Kianpour: La première chose à dire, c’est qu’il y a, au moins, deux mouvements au sein du soulèvement iranien, avec deux rationalités différentes, deux agendas et même avec des principes d’organisation divergents; le premier se définit par le slogan d’origine kurde «femme, vie, liberté» et par les traductions centrifuges et polythéistes de ce slogan; et le second se caractérise par faire rimer «femme, vie, liberté» et «homme, patrie, prospérité»; selon ce dernier, l’insurrection en cours est une «révolution nationale» dont le pilier idéologique et discursif est le patrimoine culturel d’Irân-shahr (la cité des perses). Les agent.es du premier bloc se trouvent entre les féministes, les minorités nationales surtout les Kurdes, les étudiant.es, les collectifs et les organisations de gauche, les activistes de la société civile, les militant.es syndicaux, etc.; ils constituent un réseau non institutionnalisé actif à l’intérieur du pays.

Il convient de préciser que malgré la politique de division et de peur que le régime a fait régner pour longtemps, les Perses, les Turcs, les Kurdes, les Arabes, et les Baloutches sont tout à coup parvenus à s’aligner tous sur la même politique; là résidait l’un des aspects novateurs du mouvement.

Le deuxième bloc, constitué des royalistes et nationalistes, a recruté ses sympathisant.es entre les habitant.es des petites villes et des périphéries des grandes villes (les populations urbaines pauvres); et cela par le biais des chaînes persanophones basées à l’étranger sponsorisées et coordonnées par l’Arabie saoudite et Israël.

Les deux blocs susmentionnés veulent la chute du régime, mais chacun a sa propre vision de l’avenir de l’Iran. Les deux existaient avant le soulèvement, mais la polarisation autour de ces deux visions est toutefois un phénomène émergent. Alors que le mouvement radical de «femme, vie, liberté» met l’accent sur ce conflit interne, le mouvement nationaliste a intérêt à voir les manifestant.es comme une masse monolithique.

La différence entre ces deux mouvements imbriqués peut s’expliquer par rapport à la révolution de 1979; tandis que l’un veut déconstruire et refaire la révolution, l’autre veut la défaire. Entre ces deux mouvements il y a des gens écrasés sous la misère et l’oppression qui veulent simplement une vie de dignité.

Il est difficile surtout pour les Européen.nes de discerner ce conflit interne car ils sont habitués à voir la société iranienne à travers son Etat et le clivage réformistes / principalistes. Au moins depuis cinq ans, ce clivage a perdu toute signification politique.

L’événement qui peut être considéré comme la fin symbolique de l’hégémonie des réformistes fut le soulèvement du Dey-96 (décembre 2017-janvier 2018) durant lequel les étudiant.es de l’Université de Téhéran chantaient: «réformistes, principalistes, votre tour est terminé». Depuis lors, une nouvelle carte du conflit a commencé à se dessiner. D’un côté, à l’ombre de la politique de l’administration Trump, les royalistes sont rassemblés autour de la figure du fils du Chah d’Iran, Reza Pahlavi, jouissant d’une présence médiatique considérable; et des slogans ont été scandés dans les rues d’Iran en leur faveur, surtout dans les soulèvements précédents. Et de l’autre côté, il y a eu des luttes ouvrières étendues, la mobilisation étudiante, etc. Contrairement aux étudiant.es, les organisations ouvrières n’ont pas joué jusqu’ici un rôle majeur dans le mouvement. De nombreux militant.es syndicaux sont en prison; et ceux et celles qui ne sont pas en détention subissent une pression énorme de la part des forces de sécurité. Pourtant, on peut entendre la réverbération de la voix ouvrière dans les slogans scandés. Ce qui est remarquable dans le soulèvement de l’automne 2022, c’est le déferlement des slogans qui visent à la fois les Mollahs et le Chah.

Quels sont les formes et les enjeux de ce mouvement à ce jour? Quelles en sont les dimensions d’immédiateté et de spontanéité, et les dimensions de rupture et de continuité par rapport à des leitmotivs plus anciens et des mouvements récents précédents?

Le soulèvement a touché tout le pays et toutes les classes sociales. Et les insurgé.es sont engagés dans une lutte du tout ou rien. Désormais, les revendications ne se limitent pas à l’abolition du hijab obligatoire; et elles sont de telle nature qu’elles ne peuvent pas être satisfaites dans le cadre du régime politique actuel.

Ce qui se passe aujourd’hui en Iran doit se comprendre par rapport à deux crises majeures qui ont rudement frappé le pays, celle de la reproduction sociale et celle de la représentation; la première est en grande partie le produit et l’effet de la mise en place des politiques néolibérales ainsi que les sanctions imposées à l’économie iranienne; la deuxième est inhérente à la structure de la souveraineté de l’Etat chiite qui se caractérise, d’un côté, par la position d’exception du Vali-e Faqih (Guide suprême) et de l’autre, par un système politique qui exclut ou marginalise de façon systémique certains groupes de la population (les femmes, les Baha’is, les Sunnites, etc.).

Ces crises se sont intensifiées au cours des dernières années. Au moins depuis le milieu des années 2010, l’Iran a été le théâtre d’une contestation permanente; il y a eu deux vagues de protestations de masse à l’échelle nationale, dues à la détérioration des conditions économiques et à la hausse soudaine des prix des biens de première nécessité et du pétrole: le soulèvement Dey-96 (décembre 2017-janvier 2018) et le soulèvement Aban-98 (octobre et novembre 2019). Il faut également mentionner les manifestations des filles de la rue Enghelab (2017) contre le hijab obligatoire, les manifestations du vol 752 d’Ukraine International Airlines (2020), le soulèvement «des assoiffés» [crise de l’accès à l’eau de juillet 2021] notamment dans la province du Khuzestan (2021) et au moins 7 ans de grèves ouvrières, etc. contre la précarisation du travail et les privatisations.

De manière inédite, le soulèvement en cours a donné à toutes les protestations inachevées précédentes les suites et les séquelles qu’elles attendaient.

L’esprit de la révolution de 1979 est aussi présent dans les slogans et les agendas des manifestant.es. Transformer les cérémonies funéraires et la cérémonie du quarantième jour après la mort des martyres en scènes de protestation rappelle les événements qui ont conduit à la révolution de 1979.

La differentia specifica du soulèvement réside dans l’effondrement du mur de la peur, le leadership des femmes, et la participation de la génération Z [nées après 1996].

La présence remarquable des adolescent.es et des lycéen.nes dans les luttes pour la liberté et la justice est sans précédent dans l’histoire de l’Iran post-révolutionnaire. Cela, à mon avis, peut s’expliquer par le nihilisme généralisé des enfants d’internet et des jeux vidéos; le nihisme mais avec un excès, avec un double mouvement subjectif qui consiste en, d’abord, la transition de «ne rien vouloir» à «vouloir le rien» et puis, le basculement de «vouloir le rien» à «tout vouloir». Autrement dit, il s’agit d’un grand saut d’un état anhistorique quotidien et interminable dans un présent volcanique accumulé de l’histoire.

A présent, le régime s’est montré incapable de juguler les manifestations, mais il est resté toujours homogène et uni face aux insurgés. Jusqu’ici, plus de 300 manifestant.es, y compris au moins 40 adolescent.es ont été tué.es par les forces de sécurité du régime. La répression dans les zones périphériques, en particulier à Zahedan [capitale de la province de Sistan-et-Baloutchistan], a été plus sanglante. Le régime est aussi accusé d’avoir mis le feu délibérément, le 15 octobre 2022, à la prison d’Evin où sont incarcérés des prisonniers politiques et des militants anti-régime. Le pouvoir judiciaire a annoncé que des procès publics auraient lieu à Téhéran pour les 1000 personnes arrêtées. La poursuite du soulèvement peut entraîner des divisions et des conflits au sein du corps politique du gouvernement.

Pour le moment, les protestations se déplacent d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre, mais les universités, la diaspora et le Kurdistan ont été les constantes de la résistance, comblant les lacunes de la chronologie du soulèvement.

Quelles initiatives ont-elles pris forme parmi les mouvements de solidarité à travers le monde, en Europe, et à Paris-Ile-de-France? Quels sont leurs modalités d’action et leurs messages?

Dès que je pense à la solidarité internationale, je me souviens de Nausicaa (1971), la fiction documentaire d’Agnès Varda qui se focalise sur les réfugiées politiques grec.ques après l’instauration de la dictature militaire des colonels en Grèce. Le film s’achève par les mots d’un écrivain, journaliste et militant grec exilé en France, Périclès Korovessis; il s’agit d’une petite déclaration politique, faite d’une manière brechtienne, en regardant directement à la camera; il dit que:

«Le fascisme en Grèce il faut le combattre en détruisant les mécanismes qui instaurent le fascisme en Europe;
c’est la seule aide à laquelle nous croyons nous les grec.ques;
c’est la seule aide à laquelle nous croyons nous les grec.ques;
c’est la seule aide à laquelle nous croyons nous les grec.ques.
Tout le reste, la littérature d’exil, l’héroïsme d’exportation, la solidarité internationale, tout le reste c’est du cinéma.»

La logique tient encore et toujours. A cet égard, la solidarité avec les femmes iraniennes contre le hijab obligatoire doit être intrinsèquement corrélée avec la solidarité avec les femmes musulmanes en Europe contre l’islamophobie.

Pour la droite iranienne, la réponse à la question de la solidarité est simple: solliciter le support des Etats occidentaux pour serrer le poing contre le régime islamique, augmenter la pression des sanctions, rompre les relations diplomatiques, fermer les ambassades d’Iran aux pays occidentaux, et ainsi de suite. Mais, la gauche en principe est contre toutes les initiatives et les activités qui, en poussant le pays un peu plus dans l’isolement, s’inscrivent dans une logique interventionniste.

Dans ces dernières semaines, il y a eu des tentatives de créer les blocs internationaux de la solidarité et de l’action; mais là aussi il y a certains obstacles. Avant tout, les entités internationales, quelles que soient leurs natures, tendent à prioriser systématiquement la question internationale aux questions nationales et locales. Au nom des nécessités politiques au niveau international, le Komintern a laissé les communistes iraniens à leur sort tragique dans les années 1920. Un épisode similaire a eu lieu après la révolution de 1979 dans les années 1980, lorsque le caractère présupposé anti-impérialiste du régime islamique s’est avéré être une excuse pour ignorer la «suppression» des femmes, des communistes, des minorités nationales, etc. Aujourd’hui c’est mieux qu’hier, mais la problématique de l’incommensurabilité de l’oppression interne et étrangère existe toujours.
En ce qui concerne les iranien.nes de la diaspora, ils se sont politisés et mobilisés de façon inédite; mais, il y a deux types d’organisation en correspondance avec ces deux modalités du mouvement que j’ai mentionné. C’est aussi le cas à Paris.

Chaque semaine, il y a des rassemblements de soutien aux manifestant.es en Iran presque dans toutes les villes européennes, mais avec des contenus et des messages différents. Faites attention, si vous entriez dans un rassemblement et qu’il y avait de nombreux drapeaux avec le symbole du lion et du soleil, vous seriez probablement en marche aux côtés des royalistes. (Entretien publié le 9 novembre 2022 sur le site du Groupe d’études transglobales)

Amir Kianpour est doctorant en philosophie à l’Université de Paris 8 (LLCP). Il travaille sur l’hétérogénéité du temps historique et le capitalisme contemporain. Il a également une formation en sociologie. Il a traduit certains essais et livres de l’anglais et du français en farsi, dans les domaines de la théorie critique, du marxisme et des études théâtrales.

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De la résistance des femmes au quotidien à la lutte dans la rue

Par Mahdis Sadeghipouya

Nous, Agir par la culture, avons proposé à la chercheuse en étude de genre et militante féministe iranienne Mahdis Sadeghipouya, de s’attacher à décrire un aspect de son choix du mouvement de contestation qui traverse l’Iran depuis près de deux mois. Elle a choisi de nous rappeler que le combat actuel s’inscrivait dans un long continuum de luttes menées par les Iraniennes depuis l’avènement de la République islamique il y a plus de 40 ans.

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«A la mi-septembre 2022, de nombreuses protestations de petits groupes de manifestant·e·s ont commencé à envahir les rues iraniennes. A l’époque, personne ne pensait qu’elles prendraient une telle ampleur ni qu’on en parlerait dans le monde entier.

Tout a commencé par une photo de Jina (Mahsa) Amini [1] dans l’unité de soins intensifs d’un hôpital de Téhéran, battue par la police des mœurs pour n’avoir pas porté son voile «de manière adéquate». Mais il s’agissait de bien davantage qu’une simple histoire de voile: celle d’une oppression liée port du voile obligatoire pour les femmes [2] en Iran depuis plus de 40 ans et leur résistance contre cette obligation.

Sans avoir conscience de ce qui était en train de se jouer pour elle ainsi que pour toutes les femmes iraniennes qui luttent depuis 1979 contre l’obligation du voile islamique, Jina (Mahsa) Amini est morte, mais son nom est devenu le symbole d’une révolte féministe, voire d’une révolution.

En ce début du mois de novembre 2022, des centaines de personnes ont été tuées et des milliers arrêtées dans les rues iraniennes. La lutte se poursuit à l’heure où j’écris ces lignes.

Dans ce court texte, en tant que féministe iranienne et activiste de longue date au sein du mouvement des femmes en Iran, j’ai envie de montrer que ce «réveil» des femmes iraniennes n’est pas récent. Plutôt que de parler de la situation actuelle et du mouvement qui dure maintenant depuis plusieurs semaines, j’aimerais montrer que les femmes ont simplement changé d’outils de lutte, mais que ce combat est bien plus ancien. La route a été longue et le chemin parsemé d’embûches pour en arriver là où elles en sont aujourd’hui. Après la révolution de 1979 et les changements que la République islamique a imposés à la société iranienne, leur vie a été impactée plus que celle de tout autre groupe social. Par exemple, le nouveau gouvernement a annulé la Loi de Protection de la Famille, créée en 1967, et élargie en 1975, qui comportait une série d’importantes réformes en faveur de l’égalité, telles que la limitation de la polygamie pour les hommes, l’octroi de droits relativement égaux en matière de divorce, le droit à la garde et à la tutelle des enfants pour les deux parents ainsi que l’augmentation de l’âge minimum du mariage.

Je préfère examiner ce parcours à l’aune de la résistance et de la lutte quotidiennes (inspiré des termes Everyday resistance or everyday struggle). Nous devons ces termes à James C. Scott et Asef Bayat, des universitaires qui ont théorisé la manière de résister à l’oppression et à la soumission dans la vie quotidienne, voire de les combattre à travers la vie quotidienne et dans ses différents systèmes, et pas nécessairement de manière organisée et collective, mais de manière non organisée et individuelle.

Les femmes iraniennes ont lutté contre l’obligation du voile islamique de différentes manières. Ainsi, nous constatons que la façon dont elles le portent aujourd’hui est entièrement différente de ce que nous imaginons être le «voile islamique», notamment en Occident.

Une grande partie d’entre elles n’avaient déjà pas, dès l’après-révolution de 1979, accepté le tchador, le long voile couvrant également le buste et les fessiers, et qui était alors le voile encouragé par les autorités de l’Etat. De nombreuses Iraniennes ont ainsi décidé dans les années1980 et1990, plutôt que le tchador officiel, de porter un long manteau et un foulard, souvent de couleur sombre, qui couvraient les cheveux et le cou, laissant le tchador à celles qui souhaitent le porter.

Au fil des ans et dans un esprit de résistance au quotidien, de nombreuses femmes ont travaillé à faire reculer le tissu centimètre par centimètre: ces longs manteaux sont petit à petit devenus plus courts. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’une sorte de chemise, souvent colorée, un peu longue pour correspondre à l’exigence étatique de couvrir certaines parties du corps. Les foulards ne couvrent plus ni les cheveux de manière intégrale ni le cou. Ils sont devenus très fins, en lin ou en soie, et sont souvent des produits artisanaux qui jouent un rôle esthétique plutôt que celui attribué au voile religieux. Toutefois, il ne faut pas oublier que ce voile minimal reste toujours obligatoire et est qualifié par le système de «mauvais hidjab».

Bien qu’il soit encore obligatoire de porter ce foulard dans l’espace public, nous pouvons constater que cette révolte ne vise pas (seulement) le voile islamique. Nous voyons en effet que des femmes voilées, y compris en tchador, accompagnent aujourd’hui d’autres femmes sans voile pour protester avec elle contre le voile obligatoire dans la rue et dans les manifestations.

Les objectifs de cette révolte vont bien au-delà de la question du voile. Elle cible non seulement l’obligation en elle-même, mais aussi le fait de ne pas disposer de son propre corps et plus globalement l’idéologie misogyne du pouvoir. Avec la résistance individuelle et des luttes quotidiennes sous diverses formes, les femmes iraniennes ont atteint un point de non-retour face au contrôle, à la coercition et à l’instrumentalisation qui est faite de leurs corps et de leurs sexualités. A cette fin, elles ont décidé de descendre crier dans ces rues que tout cela leur appartient, leur corps, leurs sexualités et d’en revendiquer la libre disposition. Elles n’ont jamais, depuis 1979, fait marche arrière.» (Article publié le 10 novembre 2022 sur le site Agir par la culture)

Mahdis Sadeghipouya est doctorante en Etudes de genre et de sexualité – sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis & enseignante chercheuse à l’Université de Bretagne Occidentale.

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[1] Si la grande presse et les slogans du mouvement actuel l’évoquent la plupart du temps comme s’appelant Mahsa, nous indiquons ici également son prénom kurde, Jina, afin de ne pas reproduire les discriminations envers le peuple kurde. En effet, si Mahsa est le nom qui figure sur sa carte d’identité, ce n’est pas celui que sa famille avait choisi pour elle. Rappelons qu’une discrimination systématique et systémique envers le peuple kurde et les autres ethnies non persanes du pays sévit en Iran. Elle est à l’origine de nombreuses privations pour ces populations et crée entre autres choses ce type de problème et de pressions sur les patronymes.

[2] En utilisant le mot «femme», je n’aborde pas les catégories du genre ou du sexe biologique. Je parle de toutes les personnes qui s’identifient comme des femmes, ou qui sont considérées et donc traitées comme des femmes. Je parle également d’une identité qui a «traversé par la lutte» comme Silvia Federici le formule dans «Par-delà les frontières du corps» (Divergences, 2020).

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Eviter une seconde tragédie

Personnes arrêtées et placées dans un fourgon de sécurité à Téhéran. Un officier est de garde. (Twitter)

Par Yassamine Mather

La vague actuelle de protestations, qui a débuté il y a près de deux mois, semble se renforcer chaque jour qui passe.

Ce sont de loin les manifestations les plus importantes et les plus répandues contre la République islamique – et, bien sûr, ceux qui se souviennent des événements qui ont conduit au soulèvement de février 1979 connaissent l’importance des événements qui suivent la période traditionnelle de commémoration des morts. La semaine dernière, nous avons célébré le 40e jour depuis la mort de Mahsa Amini aux mains de la police des mœurs. D’énormes manifestations ont eu lieu dans sa ville natale de Saqqez, ainsi qu’à Mahabad, dans le Kurdistan iranien. Immédiatement après, nous avons célébré le 40e jour du meurtre d’une adolescente qui avait été l’une des premières à se joindre à la nouvelle vague de manifestations antigouvernementales.

Le nombre de personnes tuées par les forces de sécurité augmente chaque jour – on parle d’au moins 350 morts [début novembre], de milliers de blessés et, selon les chiffres du gouvernement, d’environ 1000 personnes arrêtées et détenues au cours des récentes manifestations. Nous pouvons affirmer avec une certaine confiance que les protestations vont se poursuivre, avec d’autres commémorations locales et nationales de 40 jours pour les personnes tuées. Les étudiant·e·s des universités et des écoles, en particulier, ne montrent aucun signe de résignation – au contraire, les campus universitaires connaissent des protestations plus véhémentes et plus déterminées. Un ayatollah de haut rang a été cité dans la presse iranienne après s’être plaint que les religieux (mollahs) avaient dû abandonner leurs capes et leurs turbans lorsqu’ils sortaient, de peur d’être attaqués [les réseaux sociaux montrent des actions de jeunes femmes et de jeunes hommes qui font tomber, d’un geste, les turbans de mollahs marchant dans la rue, cela est appelé le «jeu du turban» – réd.].

La plupart des factions «réformistes» du régime ont pris leurs distances avec la ligne promulguée par le président Ebrahim Raïssi et le guide suprême Ali Khamenei. Ils insistent pour que les femmes portent le hidjab en public à tout moment. Mohammad Javad Zarif, ancien ministre des Affaires étrangères, exprime l’espoir que la situation puisse être résolue, déclarant: «Nous allons poursuivre le dialogue dans les prochains jours.» Cependant, comme d’autres l’ont souligné, aucun «dialogue» n’a même commencé. Plus important encore, un dialogue avec qui? Tout le monde s’accorde à dire que les manifestants ne reconnaissent aucun leader particulier – en fait, il n’existe aucune organisation centralisée qui conteste la légitimité du régime.

Un appel inattendu à la modération a été lancé par un certain nombre de hauts responsables de la faction au pouvoir. L’éminent politicien conservateur Ali Larijani, ancien président du majles (parlement) iranien et supposé être un proche conseiller du Guide suprême, a appelé à une réévaluation des lois concernant le port obligatoire du hidjab. Le site d’information Ettelaat rapporte les propos d’Ali Larijani:

«Le hidjab a une solution culturelle: il n’a pas besoin de décrets et de référendums. J’apprécie les services des forces de police et du Basij [milice paramilitaire], mais ce fardeau d’encourager le hidjab ne devrait pas leur être confié… Les personnes et les jeunes qui sortent dans la rue sont nos enfants. Dans une famille, si un enfant commet un crime, on essaie de le remettre sur le bon chemin – la société a besoin de plus de tolérance.» [1]

Ali Larijani a également pris ses distances par rapport aux affirmations de l’actuel président et de certaines sections de la faction conservatrice selon lesquelles les manifestations font partie d’un complot occidental – les jeunes ont de véritables griefs, a-t-il dit, et «l’insistance sur les valeurs sociales suscitera des réactions violentes de la part des manifestants». Signe de nouvelles fissures parmi les dirigeants, le ministre du Tourisme Ezzatollah Zarghami a demandé sur son compte Twitter: «Que doit faire le peuple s’il ne souhaite pas être guidé par la police de la moralité?» [2]

Cette question a été suivie d’un commentaire de Gholamreza Montazeri, vice-président du comité culturel du Majles. Il a appelé à la compréhension de la nouvelle génération et s’est opposé à toute répression violente des manifestations.

Il y a deux semaines, Masih Mohajeri, rédacteur en chef de l’important quotidien conservateur Jomhouri Eslami (République islamique), ainsi que l’ayatollah Abdollah Javadi Amoli, haut dignitaire religieux, ont exhorté le gouvernement Raïssi à faire preuve d’une attitude plus tolérante à l’égard des manifestants et à s’attaquer aux causes de la dissidence en apportant les changements nécessaires pour résoudre les problèmes du pays [3].

Apprivoiser les moutons

La semaine dernière, Mohammad Reza Rajabi Shakib, professeur dans une université iranienne et militant des médias sociaux, nous a rappelé une citation de l’ayatollah Ruhollah Khomeini, le fondateur de la République islamique, qui, en 1980, a comparé la relation entre le gouvernement et le peuple à celle entre un berger et un mouton: après tout, «le berger aime que ses moutons paissent dans un bon endroit» [4].

Se référant à ces mots, Shakib a écrit: «Fondamentalement, vous n’avez besoin d’aucune compétence pour gérer les moutons, sauf deux choses: la compétence de faire peur et la compétence de les abattre.» Rajabi Shakib a ajouté sur sa chaîne Telegram qu’«après M. Khomeini, la compétence de tromper un enfant et de créer un ennemi imaginaire a été ajoutée aux compétences précédentes. Maintenant, les prochaines générations doivent donner leur sang, pour que ces bergers comprennent qu’ils ne sont pas du côté des moutons.» Bien sûr, le titre même du dirigeant suprême – Vali Faghih (Guide suprême) – véhicule la métaphore.

Le problème est que le peuple iranien n’a jamais accepté les priorités du régime et que seule une répression brutale permet à la République islamique de survivre. Cependant, les manifestations actuelles ne laissent aucun doute: la jeune génération ne tolère plus la situation et les fissures parmi les dirigeants montrent que les méthodes précédentes ont échoué.

La position officielle reste celle de Khamenei, qui a déclaré à la nation que «ces provocations ne sont pas des choses internes spontanées», mais l’œuvre de «l’ennemi». Le 28 octobre, un communiqué de 8000 mots a été publié, déclarant que le mouvement de protestation avait été créé par la CIA et que les forces de sécurité continueraient à utiliser les méthodes actuelles pour réprimer les participants.

Cependant, la poursuite des manifestations a montré que la politique d’intimidation et de menaces du gouvernement – combinée aux aveux télévisés [de prisonniers], à l’humiliation et à la ridiculisation des prisonniers, au rejet des revendications comme n’étant rien de plus qu’une frustration sexuelle et émotionnelle – n’a pas été efficace et que les protestations sont en fait plus déterminées qu’auparavant. Les principaux slogans des manifestants visent toujours le Guide suprême Khamenei et son gouvernement – ils veulent voir le renversement de l’ensemble du régime.

Toutes les tentatives de compromis des «réformistes» et des conservateurs ont été «trop peu, trop tard» et, même si le Guide suprême fait volte-face, assouplit la réglementation sur le hidjab, renvoie Raïssi et demande au Conseil des Gardiens de nommer un président «réformiste», il est probable que les manifestations se poursuivront. Le slogan «Mort au dictateur!», et ceux tels que «Non au shah, non à rahbar!» (référence à Khamenei), ne laissent pas beaucoup de doute sur leur position à l’égard du dirigeant actuel et du prétendant au trône des Pahlavi.

Alors que nous approchons du 50e jour de protestations, il est clair que, de son propre aveu, le régime est confronté à un grave danger, même par rapport à 2009. A l’époque, l’ancien Premier ministre Mir Hossein Mousavi [octobre 1981-août 1989] et le candidat à la présidence Mehdi Kahroubi [président de l’Assemblée consultative de mai 2000 à mai 2004, vice-président du Majlis (parlement) de juin 1988 à août 1989] – tous deux partisans de longue date de la République islamique – avaient appelé leurs partisans à revenir sur les «élections présidentielles truquées». Toutefois, ils n’avaient pas l’intention de remettre en cause la légitimité du régime islamique et n’ont pas non plus soutenu les slogans contre le Guide suprême. Mais aujourd’hui, les manifestations sont beaucoup plus répandues – il n’y a pas une ville dans le pays où elles ne se déroulent pas. Si les manifestations n’ont pas, comme nous l’avons déjà souligné, de direction claire, elles ne sont pas non plus contrôlées et limitées par des leaders «réformistes», comme c’était le cas en 2009.

A l’époque, la majorité des manifestants étaient issus de la classe moyenne, alors qu’en 2022, ils sont issus de la classe ouvrière et des couches inférieures de la classe moyenne. Cela signifie que non seulement les manifestant·e·s sont beaucoup plus nombreux, mais que les manifestants de la classe ouvrière sont plus jeunes et plus courageux qu’en 2009 – ils ne semblent pas être dissuadés par les forces de sécurité.

Les médias arabes semblent obsédés par le fait que les manifestations n’ont pas de leader identifiable et nous rappellent que les manifestations décentralisées au Liban et au Soudan, sans parler du printemps arabe, n’ont pas atteint leurs objectifs. Ils se demandent si les mouvements ont toujours besoin d’une figure de proue et, à mon avis, l’absence d’une figure de proue unique est certainement un avantage. Nous avons vu tant de leaders «charismatiques» autoproclamés ou largement fabriqués trahir les mouvements de masse, semer la confusion et, en fin de compte, ne laisser derrière eux que des rêves brisés.

C’est une excellente chose que les manifestations actuelles ne soient pas dirigées par un individu ou une organisation de droite, qui pourrait remplacer la République islamique par un régime encore plus réactionnaire et répressif – s’il y a une leçon à tirer de 1979, c’est que l’on peut remplacer une dictature par une dictature encore pire. Cependant, l’absence d’organisation sérieuse, de coordination et de plan stratégique est un véritable problème, d’autant plus que les manifestations s’intensifient et que la répression s’intensifie.

Je ne crois pas qu’une direction politique claire émergera spontanément des rangs des manifestant·e·s, ce qui signifie que l’issue du soulèvement reste totalement incertaine. Mais nous devons soutenir le mouvement, plaider pour de meilleurs slogans, plus conscients de la classe laborieuse, et nous opposer à tout moment à l’intervention militaire et à davantage de sanctions de la part des Etats-Unis et de leurs alliés de l’OTAN et de la région.

Cependant, la majeure partie de la gauche en exil ne le fait pas. Personne n’a été surpris que le Toudeh (le parti «communiste officiel» d’Iran) ait réitéré son appel de 1979 à «un front uni contre la dictature». Ceux qui ont des connaissances sur le soulèvement de février de cette année-là savent que c’était exactement la même expression utilisée pour appeler à une alliance contre la dictature du shah. Même le membre le plus obscur du Toudeh doit savoir maintenant que le «front» était un échec total. Sous les ordres de Moscou, le Toudeh a soutenu les dirigeants réactionnaires de la République islamique, même lorsqu’ils ont commencé à massacrer des militants de gauche.

Si la bureaucratie soviétique pouvait être blâmée pour les politiques criminelles du Toudeh de 1979 à 1984, cette fois, nous ne pouvons que blâmer les membres dirigeants du Toudeh lui-même. Qui fera partie de ce «front uni»? Tous ceux qui s’opposent à la République islamique, et nous savons tous que cela inclut les libéraux, les monarchistes, les sectes pro-impérialistes et toutes sortes d’éléments réactionnaires. La première fois, le slogan du «front uni contre la dictature» a conduit à la tragédie – non seulement pour la gauche radicale et pour le Toudeh lui-même. Le répéter une seconde fois, tout en ayant l’apparence d’une farce, pourrait conduire à une tragédie bien pire. (Article publié sur le site Weekly Worker, le 3 novembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] www.ettelaat.com/archives/647060#gsc.tab=0.

[2] twitter.com/Zarghami_ez/status/1579819502950551553.

[3] jepress.ir/?newsid=291463.

[4] Voir www.youtube.com/watch?v=FJKYsUO5cO4.

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