Les victimes yézidies du génocide perpétré par Daech ne peuvent pas rentrer dans leur ville et région 

Yézidis dans la région de Duhok réunis pour célébrer le début du printemps, le 18 avril 2023.

Par Vicken Cheterian

Barzan Jurdo a 29 ans, dont neuf ans passés dans un camp de réfugié·e·s. Nous sommes assis devant sa tente en plastique, sa maison temporaire depuis des années, à Qasr Yazdin, dans le Kurdistan irakien. Il s’est échappé de chez lui à Sinjar le 3 août 2014, lorsque Daech (l’autoproclamé «Etat islamique») a attaqué la ville et les villages yézidis alentour, tuant, kidnappant, violant, réduisant en esclavage. Aujourd’hui, cela fait déjà des années que Daech a été vaincu, et chassé de Sinjar. Toutefois, Barzan Jurdo ne peut pas rentrer chez lui. «Notre maison est détruite et nous n’avons pas les moyens de la reconstruire», explique-t-il, «mais Sinjâr n’est pas sûr non plus, il y a de nombreux groupes armés là-bas.»

Qasr Yazdin se trouve dans la province de Duhok [province d’Irak faisant partie de la Région autonome du Kurdistan]. Il s’agit d’un camp non officiel qui abrite quelque 200 familles yazidies, chacune d’entre elles ayant des histoires d’horreur à raconter. Ce petit village de réfugiés se trouve non loin du camp de Khanke, qui est placé sous la supervision des Nations unies et offre des services minimaux en matière de santé et d’éducation. Pourquoi Barzan Jurdo n’y vit-il pas? «Parce qu’il n’y a pas de place à l’intérieur du camp», répond-il. «Je pense que je vais essayer de quitter l’Irak. Ici, il n’y a pas d’avenir. Surtout pour les Yézidis.»

Daech a commis ses atrocités dans la ville de Sinjâr et la région du 3 août 2014 au 13 novembre 2015, lorsque les combattants kurdes et yézidis, soutenus par les frappes aériennes de la coalition, ont repris la ville. Pourtant, seule une minorité de ses habitant·e·s est rentrée chez elle. La ville elle-même, qui comptait 70 000 habitants, n’en compte plus que 2000 aujourd’hui.

«A peine 150 000 des 400 000 habitants d’origine sont rentrés chez eux», m’explique Mirza Dinnayi, éminent défenseur des droits des Yézidis et chef de communauté. La plupart d’entre eux sont retournés dans les villages situés au nord du mont Sinjar. «Cent mille autres ont quitté le pays. Aucun Yézidi, aucun chrétien ne se sent en sécurité, car ils se demandent ce qui se passera si un autre Daech arrive.»

La question de la sécurité est le principal obstacle au retour des Yézidis dans leurs foyers. Sinjar (ou Shingal pour les habitants) est devenu une pomme de discorde entre les groupes politiques rivaux et leurs factions armées: le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’armée irakienne et les Unités de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi – coalition de milices à majorité chiite) contrôlent tous des parties de la région. En outre, l’armée turque mène régulièrement des raids aériens contre les guérillas kurdes stationnées dans les montagnes de Sinjar et menace de temps à autre de mener une attaque militaire de grande envergure. Cette lutte pour le pouvoir ainsi que l’absence d’aide sérieuse pour reconstruire ce qui a été détruit rendent le retour impossible.

Retour des familles de Daech avant tout processus de réconciliation

Alors que de nombreux Yézidis ne peuvent toujours pas rentrer chez eux, certains anciens membres de Daech reviennent dans la région. Le 28 avril 2034, une manifestation a éclaté à Sinjar. Plusieurs familles arabes qui avaient rejoint Daech ont été ramenées en ville par l’armée irakienne. Une femme yézidie a identifié l’un d’entre eux, dont le surnom était Haji Ayad, un membre Daech qui l’avait kidnappée et violée. Dans une vidéo, elle déclare l’avoir identifié, ajoutant que son père et son frère, enlevés par Daech, n’ont toujours pas été retrouvés.

Deux douzaines de Yézidis ont organisé une manifestation pour exprimer leur colère, exigeant que les familles qui avaient commis des crimes ne soient pas autorisées à revenir dans la ville. Mais ce qui a suivi révèle à quel point les discours de haine visant les Yézidis se poursuivent en Irak et au-delà. Des rumeurs ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux, chez certains chefs religieux et dans les médias, selon lesquelles les Yézidis avaient attaqué et incendié une mosquée musulmane sunnite à Sinjar. Une vidéo datant de 2014 et montrant une attaque contre la mosquée Mosib ben Omar à Dayala a circulé librement sur les médias sociaux, et plusieurs cheikhs ont prononcé des sermons enflammés lors des prières du vendredi. Les Yézidis craignaient que les rumeurs d’une attaque contre une mosquée ne déclenchent de nouveaux actes de violence contre leur communauté.

Cet événement illustre la façon dont les familles de Daecb, qui ont vécu plusieurs années dans des camps, sont renvoyées par de simples accords politiques, sans processus de réconciliation avec leurs anciennes victimes. «Les sunnites arabes ne sont toujours pas prêts à s’excuser pour ce qui est arrivé aux Yézidis, aux chrétiens, aux Shabaks [minorité ethno-religieuse d’Irak vivant en majorité dans la province de Ninive] et à d’autres», ajoute Mirza Dinnayi.

Hassan Jindi Hammo est à la fois un réfugié de Tal Banat [village de la région de Sinjar dans le gouvernorat de Ninive] et un officier de police chargé de la sécurité du camp de Qasr Yazdin. Il servait aux premières heures du 3 août 2014, lorsque Daech a attaqué Sinjar. «Nous ne nous attendions à aucune attaque, nous avons été surpris, nous avons été contraints de nous échapper dans la montagne.» Dans les massacres qui ont suivi, il a perdu 14 membres de sa famille, dont son père. Qui étaient les assaillants? «Les deux premiers jours, ceux qui nous ont attaqués étaient nos voisins, des villages voisins. Aujourd’hui, ces anciens combattants de Daech reviennent sous la protection de l’armée. Ils ne s’excusent pas, ils sont fiers de ce qu’ils ont fait, puis ils disent qu’ils sont innocents.» Il a ajouté que jusqu’à présent, les hommes politiques en Irak «ne prennent pas au sérieux le génocide contre les Yézidis». (Article reçu le 7 mai 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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