Par Myriam Benraad
Le 10 juin 2014, les forces de l’auto-proclamé Etat islamique s’emparent de Mossoul, la deuxième ville d’Irak. Le 29 juin est annoncé la création du califat par Abou Bakr al-Baghdadi. Les frappes aériennes décidées par le gouvernement des Etats-Unis commencent le 8 août. Le 15 est adoptée une résolution par le Conseil de sécurité, la résolution 2170 qui vise les activités djiadistes en Irak et en Syrie. Les différences d’approche restent, en particulier pour ce qui a trait à la Syrie. Nous en avons déjà donné des éléments dans des articles datant du 4 septembre, du 11 septembre et du 121 septembre 2014.
Lors du sommet de l’OTAN, la formation d’une coalition a été annoncée. John Kerry a multiplié les voyages pour tenter de la mettre en place. Ce lundit se tient à Paris une réunion – où sont présents les 5 membres permanents du Conseil de sécurité, l’Union européenne et l’ONU – pour donner un nom à cette coalition et distribuer des rôles afin d’éviter qu’elle apparaisse comme une «croisade occidentale» contre un islam qui serait assimilité au djihadisme. Alors qu’ISIS est l’enfant bâtard de la politique des Etats-Unis et des gouvernements mis en place en Irak depuis quelque 15 ans. Pour information, nous donnons ici le point de vue d’une chercheuse, Myriam Benraad. (Rédaction A l’Encontre)
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Alors que le président américain, Barack Obama, vient d’esquisser les lignes de son plan antijihadiste, et que la mobilisation contre l’Etat islamique ne faiblit pas sur le terrain, une évolution significative, et sans doute encore sous-estimée, se déploie depuis quelques semaines dans le Grand Ouest irakien. Les sunnites qui, sur fond de frustration et de ressentiment profonds contre le gouvernement chiite de Bagdad, avaient laissé la voie libre aux combattants au début de l’été – lorsqu’ils ne se sont pas tout simplement associés à eux – pourraient être sur le point d’opérer un revirement de taille. Plusieurs tribus, dont les membres n’ont pas été épargnés par les foudres et exactions d’Abou Bakr al-Baghdadi et consorts, commencent à organiser les rangs d’une contre-offensive dans leurs localités. Après avoir reçu un soutien formel de la part du nouveau Premier ministre, Haïdar al-Abadi, elles sont désormais ouvertement épaulées par les Etats-Unis qui, pour la première fois depuis la blitzkrieg du calife autodésigné, ont procédé à une série de frappes aériennes sur la province sunnite d’Al-Anbar, bastion privilégié de l’insurrection depuis l’occupation américaine.
Assisterait-on, à travers cette extension de la réponse militaire de Washington et au moment où Obama s’emploie à former la coalition mondiale la plus large contre les jihadistes, à une répétition de l’histoire et de la coopération américano-tribale qui, entre 2007 et 2008, avait permis d’infliger d’importants revers aux soldats de l’Etat islamique d’Irak ? En dépêchant l’armée régulière aux côtés des cheikhs remobilisés, les autorités irakiennes auraient-elles, enfin, pris la mesure du rôle décisif que les tribus peuvent potentiellement endosser, là où l’ancien chef de l’exécutif, Nouri al-Maliki, s’était obstiné à les réprimer et à les tenir à distance des institutions ? Une réplique du «Réveil» tribal, ou Sahwa en arabe, pourrait-elle conduire à une mise en déroute analogue et rapide de la nébuleuse salafiste, non seulement en Irak, mais au-delà aussi, en Syrie ?
Si le contexte actuel diffère considérablement de celui de 2007, les points de comparaison n’en restent pas moins nombreux. Lorsque les premiers conseils du Réveil émergent en plein chaos irakien, ils sont, en effet, le fruit des attaques systématiques perpétrées contre les tribus. L’Etat islamique leur dispute leur autorité sociale et politique, ainsi que la mainmise sur la contrebande pétrolière que Saddam Hussein leur avait concédée dans les années 90, sous l’embargo, en contrepartie d’une sécurisation des frontières. Symptomatiquement, le «conseil de salut d’Al-Anbar» est établi fin 2006, dans la foulée de la proclamation par les jihadistes de leur Etat, qui appelle, déjà à l’époque, l’ensemble des fidèles musulmans à lui prêter allégeance, sous peine de mort, et s’en prend virulemment aux tribus dites mécréantes. C’est le jeune cheikh trentenaire Abou Richa, petit-fils d’un des dirigeants de la Grande Révolution irakienne de 1920 et connu pour ses affaires douteuses le long de l’autoroute reliant Amman à Bagdad, qui en prend la tête.
Si le mépris des jihadistes à l’endroit de ces cheikhs affaiblis par la construction des Etats au XXe siècle, puis devenus de simples «pantins» de l’occupant, ne fait pas de mystère, Abou Richa enregistre, en revanche, d’importantes victoires face à ses adversaires, et ce en un temps record. Aux côtés des troupes américaines renforcées par le «sursaut» (Surge) décidé par George W. Bush début 2007, Richa étend les rangs de son mouvement en activant, notamment, des solidarités tribales réelles ou fictives, et convainc les Etats-Unis qu’armer et financer les tribus est en définitive la condition de leur propre désengagement. D’Al-Anbar à Diyala, en passant par Salahaddine et Ninive, les tribus résistent durant de longs mois et parviennent à reprendre la main face à l’Etat islamique. L’optique de Washington n’est cependant pas la même : fin 2008, l’accord de sécurité signé avec Bagdad planifie les étapes du retrait américain ; parallèlement la mouvance tribale est transférée au gouvernement central dans la perspective d’une intégration de ses représentants à l’appareil militaire et sécuritaire. Or, l’alliance chiite au pouvoir redoute que pareille intégration ne se traduise par une fragmentation de l’armée, déjà peu structurée et souvent partisane, et plus encore par un regain d’influence sunnite en Irak qu’Al-Maliki, et, derrière lui, son tuteur iranien, ne sont pas prêts d’accepter.
Abou Richa est assassiné dans une embuscade de l’Etat islamique en septembre 2007, à la veille du mois du ramadan, et une dissolution du Réveil conséquemment ordonnée par Bagdad. Les tribus en ressortiront doublement amères, tantôt à l’égard d’une armée américaine ayant trahi ses engagements à leurs yeux, tantôt envers un gouvernement irakien perçu comme ayant usurpé leurs succès tactiques et politiques. Dès lors, les conditions de leur retour vers le jihad armé sont réunies, et rendues encore plus extrêmes par la violente campagne de répression orchestrée par Al-Maliki dès le départ des dernières forces étrangères. Elles éclairent la facilité avec laquelle, en janvier 2014, les jihadistes lancent l’assaut sur les villes symboliques de Ramadi – chef-lieu d’Al-Anbar et sanctuaire du soulèvement – et Fallouja – la ville sunnite martyre où se sont déroulés, une décennie plus tôt, les deux sièges américains les plus meurtriers de l’occupation.
En ayant signifié sa disposition à coopérer en bonne entente avec les cheikhs, Al-Abadi aurait-il compris, à l’inverse de son prédécesseur, les vertus et gains probables d’un nouveau Réveil tribal ? L’annonce faite à la mi-août par certains cheikhs d’une mobilisation d’ampleur contre les jihadistes représente une indéniable ouverture stratégique pour un gouvernement retranché sur lui-même et qui aura besoin de toutes les volontés et de tous les alliés face à la détermination sans faille de l’Etat islamique. Grâce à l’appui aérien des Etats-Unis, l’armée irakienne, à majorité chiite, et un groupe de tribus sunnites ont déjà réussi à regagner le contrôle du barrage de Haditha, dont le sabotage menaçait d’inonder les proches faubourgs de Bagdad. Cette opération commune est, à l’évidence, un modèle à suivre, dans un pays, par ailleurs ravagé depuis la chute du régime baasiste par le confessionnalisme et les replis identitaires de toutes sortes.
Mais la véritable question concerne la pérennité d’une telle stratégie : la réaction des tribus contre l’Etat islamique suffira-t-elle à éradiquer, sur la longue durée, une présence jihadiste ancrée en Irak depuis de longues années et qui sème la terreur ? Le pouvoir de Bagdad est-il prêt à reconnaître, enfin, aux sunnites une place dans le jeu politique et des institutions dont ils se trouvent exclus depuis 2003 ? L’avenir tout entier de l’Irak, et au-delà de la Syrie et du Moyen-Orient, pourrait en dépendre. (Article publié dans le quotidien Libération du 14 septembre 2014)
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Myriam Benraad est chercheure au Ceri-Sciences-Po et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Ireman)
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