Etat espagnol. Les peurs néolibérales et social-libérales face à Podemos

Portrait de Pablo Iglesias, le porte-parole le plus connu de Podemos
Portrait de Pablo Iglesias, le porte-parole le plus connu de Podemos

Par Manuel Gari

Il est significatif que la plus grande partie des articles portant sur les positions économiques des partis soit consacrée à celles de Podemos, une force qui, au jour d’aujourd’hui, est encore loin de pouvoir gouverner depuis La Moncloa [siège du gouvernement, à Madrid].

Il semble que les commentateurs n’aient rien à dire du programme économique des grands partis du consensus constitutionnel espagnol et européen. Et, ce qui est plus grave, il semble que les analystes et les participants aux débats médiatiques [tertulianos] placent la critique contre Podemos (définissant son programme comme utopique, inviable, dangereux, etc.) au premier plan, reléguant au second l’examen et à la riposte des problèmes économiques et sociaux du pays. [Voir sur Podemos, «Nous pouvons», les articles publiés sur ce site les 12 juin 2014 ; 30 juin 2014 ; 29 août 2014.]

Des flèches empoisonnées

Le discours médiatique de Podemos avant et au cours de la campagne électorale [aux élections européennes du 25 mai 2014] s’est centré sur la dénonciation des grands partis du régime issu de la réforme de 1978 [c’est-à-dire le régime de sortie de la dictature franquiste et adoption d’une Constitution]. Autant le bipartisme [Parti socialiste ouvrier espagnol – PP-Parti populaire] que la construction constitutionnelle même ont commencé à perdre de la crédibilité aux yeux des nouvelles générations, ce qui est devenu évident à la suite du 15M [mouvement des indigné·e·s, qui a débuté le 15 mai 2011]. Le terme de caste [pour définir ladite classe politique] permit, d’une manière élémentaire et simple, de centrer la critique contre les politiques au service de l’oligarchie économique et financière du pays.

Bien que le discours sur la caste soit au centre de la colère des défenseurs du statu quo (qui a fait l’objet des critiques confuses, taxé de «populisme» de la part des journalistes de la gauche conventionnelle ou de «gauchisme anti-système» de celle des porte-parole de la droite), la majeure partie des propositions programmatiques de Podemos n’ont pas fait l’objet de polémiques majeures à l’exception de celles qui se réfèrent aux questions économiques. Ce n’est pas hasardeux: elles sont au centre de la critique et de l’alternative au projet néolibéral européen et espagnol.

Les attaques médiatiques de l’establishment ont deux objectifs:

disqualifier les positions de Podemos et;

tenter de diviser l’opinion au sein de l’organisation en cherchant à effrayer certains de ses membres de façon à ce qu’ils se réfugient sur la voie du sens commun majoritaire, celui de l’économie néolibérale.

Il y a également deux questions qui font l’objet d’une très forte pression sur Podemos et qui va s’accroître:

l’affirmation émise par Podemos qu’il est nécessaire d’augmenter les revenus fiscaux (impôts) au moyen d’une réforme fiscale progressive et de la poursuite contre les fraudes;

le constat de l’impossibilité de payer la dette publique ainsi que les hypothèques (emprunts hypothécaires) d’une grande partie des ménages. Il en découle la nécessité de réaliser, d’une part, un audit citoyen de la dette souveraine qui détermine quelle part de la dette publique est légitime, à quelles conditions elle doit être payée, et quel montant de la dette ne doit pas être payé car illégitime. D’autre part, la nécessité de mettre fin à l’abus des conditions hypothécaires actuelles [une famille peut perdre son logement, mais devoir continuer le service de son emprunt hypothécaire] ainsi que celle d’élaborer un nouveau cadre régulateur des crédits bancaires sur le logement fondé sur des critères équitables.

Les adversaires politiques et médiatiques de Podemos de la droite et du «centre» social-libéral – qui sont tous des porte-parole organiques du capital – réalisent un travail préventif visant à discréditer les propositions de Podemos dans le but précis d’éviter qu’il consolide sa position d’alternative, mettant en cause le consensus autour de l’article 135 de la Constitution [Cet article a été modifié par le Parlement, grâce à un accord bipartisan PSOE-PP, en quelques heures en août 2011, soit lors des derniers mois du gouvernement du «socialiste» José Luis Zapatero; il inscrit dans la Constitution l’obligation de l’équilibre budgétaire ; c’est une sorte de «frein à l’endettement»] tout comme d’autres dogmes du régime de 1978 ainsi que du système capitaliste.

Sept points sur le débat en cours

Une considération préliminaire. Il y a d’excellentes études techniques qui, chiffres en main, détruisent les supercheries: elles sont nécessaires. Mais, plus important que nos élaborations de quelques idées-forces, car le débat n’est pas seulement technique mais idéologique, il convient de se poser les questions suivantes: quel type de société voulons-nous? Quelle relation entre les êtres humains? Et, surtout, ce qui ne se résout que sur le plan politique: que faire face à la crise? Quel modèle économique? Quel modèle social?

Le programme économique de Podemos peut être amélioré. Il contient plusieurs lacunes et faiblesses. Mais, en tous les cas, il est clair qu’il ne compose pas avec le néolibéralisme. Ce n’est pas un programme d’action classique (pour avancer des revendications et lutter), ce n’est pas non plus un programme de gouvernement abouti. Mais il est utile, et beaucoup, pour avancer: parce qu’il pose les questions brûlantes du moment d’une manière compréhensible pour les gens. Hic et nunc.  

2° Il faut souligner que dans toutes les critiques adressées au programme économique de Podemos, les éléments suivants, accompagné de raisonnements en opposition plus ou moins raisonnés, sont avancés: a) la mesure critiquée est toujours extraite et isolée des mesures d’ensemble proposées par Podemos (elles sont analysées une à une, sans être mises en relation); b) l’argumentation critique n’aborde pas la nécessité, l’opportunité ou la consistance des propositions de Podemos, mais son caractère inviable, en faisant raisonner un refrain récurant: «les marchés ne les acceptent pas»; c) les propositions – aussi simples et peu «subversives» qu’elles puissent être en elles-mêmes – sont présentées comme étant radicales lorsque on ne dit pas qu’elles sont directement antieuropéennes [anti-UE] ou que ces dernières remettent a priori en question le capitalisme; d) la tentative de mise en application des mesures proposées par Podemos serait l’annonciateur de grands malheurs économiques et sociaux, mais aussi politiques.

Pourquoi autant d’aversion face à des mesures qui, prises une à une, ne mettent pas en question formellement le système capitaliste? Parce qu’elles supposent une attaque contre le centre de gravité du capitalisme réellement existant et ouvrent une voie pour des affrontements au sein desquels, à partir de revendications, d’exigences et alternatives élémentaires, il est très probable que la grande majorité de la population en vienne à remettre en cause le système. C’est en cela que réside sa charge anticapitaliste. C’est cela que craignent les tertulianos et les scribes.

4° Les critiques contre les propositions économiques de Podemos rappellent de plus en plus cet argument émis par Felipe González: «si nous n’adhérons pas à l’OTAN [1], nous sortirons du monde occidental, nous ne pourrons pas faire partie de la CEE [adhésion le 1er janvier 1986 ; aujourd’hui UE), cela provoquera un recul social et une régression politique». Dans ces conditions: qui soutiendrait un refus de l’OTAN?

En revanche, une chose est claire: le seuil de tolérance du système face à des propositions de changement, aussi modestes soient-elles, est extrêmement bas; les alarmes retentissent au moindre éternuement. Exprimé d’une autre manière, nos propositions son correctes, la preuve est qu’elles inquiètent l’ennemi.

La forme de raisonner des économistes néolibéraux et social-libéraux participe de la négation du rôle prééminent du travail dans la chaîne de production de la valeur et évite la question de l’existence du surtravail [Mehrarbeit et Mehrwert, soit survaleur]. Bien qu’ils reconnaissent l’existence de différentes classes de revenus, ils ne tiennent pas compte du fait que la seule source de toute classe de revenus est celle du travail «incorporé» par les producteurs de biens et de services. Ils défendent, au contraire, la supercherie selon laquelle le profit est ce qui «meut» la roue de l’économie. Ils considèrent que le profit est la source de l’investissement et que l’investissement privé est le seul créateur de l’emploi. En même temps qu’ils affirment qu’il n’existe qu’une économie et qu’un seul comportement économique possible, ils voilent l’existence d’un mode de production spécifique, produit de l’histoire et par conséquent passager: le mode de production capitaliste. Leurs analyses nient l’existence des rapports de production et contournent le conflit de classes.

Par conséquent, les néolibéraux conçoivent l’action politique non comme un effort démocratique collectif en faveur de la majorité, mais comme devant garantir la réalisation des profits pour le capital et la dérégulation des marchés.

Les fondements idéologiques de la pensée économique néolibérale, lorsqu’il est question de critiquer l’intervention publique favorable à l’avancée des droits sociaux, puisent, pour plusieurs auteurs, dans les thèses de l’effet pervers, de l’inanité et de la mise en danger [l’auteur fait implicitement référence aux trois termes de la rhétorique réactionnaire mis en lumière par Albert Hirshman dans son livre, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, nous reprenons donc ces termes tels qu’ils sont traduits en français], Je les reprends pour formuler les réflexions suivantes:

Humour: Rajoy veut-il changer d'image (de dos «l'image» de Pablo Iglesias)
Humour: Rajoy veut-il changer d’image (de dos «l’image» de Pablo Iglesias)?

Thèse de l’effet pervers: toute action politique décidée en vue de l’amélioration de la situation sociale, économique et politique aboutit à une dégradation de la situation de départ. Nous pourrions, pour notre part, ajouter que ne sont mises en œuvre que les «réformes» qui sont contraires à une amélioration, tels que la «réforme du droit du travail» ou le sauvetage des banques. Ils rappellent l’argument de Mariano Rajoy [ du PP et président du gouvernement depuis le 21 décembre 2011] selon lequel on ne peut pas combattre les réalisations de son gouvernement, parce qu’alors «les problèmes s’aggraveront.» 

• Thèse de l’inanité: les réformes sociales et économiques sont inutiles parce que l’économie et la société sont régies par des lois immuables: comme le Laissez faire. Mais, en parallèle, j’ajoute que les «réformes», par simple pétition de principe ou en vertu d’une espèce de profession autoréalisatrice, doivent aller dans la direction de ces lois immuables, de sorte qu’elles puissent effectivement affleurer et fonctionner sans faire face à des obstacles «politiques». C’est sur cela que se fonde le leitmotiv de Rajoy: «il n’y a pas d’autre solution» ou le fameux «il n’y a pas d’autre choix» [et non pas alternative en français, la formule TINA prononcée à diverses reprises par Thatcher, lui a valu le surnom de Tina].

Thèse de la mise en danger: le coût de toute amélioration sociale est supérieur à ce qui a déjà été acquis en raison du risque très élevé de déstabiliser les succès passés (de qui, peut-on se le demander ?). A nouveau, il convient de citer l’ineffable Rajoy «nous ne pouvons mettre en danger ce qui a été achevé jusqu’ici.» 

Ce sont les néolibéraux qui ont échoué

Ce sont leurs idées qui sont obsolètes. Mario Draghi, le factotum de la BCE, vient d’approuver des mesures qui démentent une grande partie des fondements de la politique monétaire suivie par l’UE depuis longtemps, des éléments qui furent clé dans «l’austéricide». En outre, l’OCDE vient de découvrir que la diminution des salaires empêche la relance économique. Leurs vérités se fissurent. Il faut donc les harceler avec nos actions et nos idées. Il y a des questions dont les libéraux ne parlent jamais et sur lesquelles nous devons exiger qu’ils prennent position. Qu’ils se mouillent:

a) Quel modèle de sortie de crise proposent-ils? Qu’ils l’expliquent et le racontent sans recourir à des euphémismes. Qu’est-ce que cela implique pour les salaires et les bénéfices?

b) Comment sortir du cycle infernal du marasme des revenus publics/du marasme salarial/du marasme de la demande agrégée (dépenses et investissements)? Que faire face au surendettement des entreprises et des ménages qui, à leur tour, ne souhaitent pas s’endetter, même avec de l’argent bon marché? Le surendettement est l’une des causes principales du ralentissement de la demande et, par conséquent, du ralentissement économique.

c) Quel modèle de croissance proposent-ils, quel modèle pour succéder à celui basé sur la bulle immobilière-financière? [2] Quel modèle productif ou, mieux, quel modèle de production en échange de celui qui a échoué et qui est nuisible? Quels secteurs productifs devons-nous renforcer? Que faire avec les secteurs dits à faible valeur ajoutée? Comment éviter le déficit commercial dû aux importations de pétrole et de gaz [3]?

d) Quels sont les facteurs qui façonnent la productivité? Quels sont les facteurs qui façonnent la compétitivité? Uniquement les baisses salariales? Dans ce cas, il faut discuter de la question principale: la productivité du travail qui dépend – et dans quelle mesure, et sous quelle forme? – moins du travail direct (physique et intellectuel) qu’accomplissent les travailleurs que des équipements mis à «leur disposition» et de l’organisation même du travail productif. Il ne faut jamais confondre la productivité avec la compétitivité et cette dernière avec une simple baisse des «coûts salariaux» (nombreux sont les pays de l’OCDE qui illustrent cela). Il faut affirmer catégoriquement qu’il n’y a rien de plus faux que l’idée que la diminution des salaires (présentée comme «réduction des coûts»), la dégradation des conditions de santé et de sécurité ainsi que celle des horaires ou des modalités contractuelles facilitent la création d’emplois. Et, encore plus catégoriquement, il faut démentir qu’il s’agit là d’incitations qui motiveraient les classes subalternes.

e) Comment éviter que la dette souveraine continue d’augmenter? Le budget public a été réduit et la dette publique continue à exploser et à progresser. Pourquoi les Etats ne peuvent-ils que recourir aux marchés pour financer leurs besoins? L’endettement sur l’avenir serait-il l’unique forme pour financer les besoins des administrations? Le déficit et la dette n’ont-ils pas de rapport avec la défiscalisation des fortunes, faisant perdre à grande vitesse des revenus au fisc? Pourquoi la dette publique ne peut-elle trouver une place que sur les marchés publics? Pourquoi les Etats ne peuvent-ils pas se financer, ainsi que les autres administrations, directement auprès d’une banque publique et, concrètement, de la BCE? Pourquoi la BCE, dont les fonds se nourrissent d’apports publics, finance des projets bancaires privés qui, à leur tour, agissent comme des entités finançant les besoins des administrations?

f) Pourquoi les impôts indirects – qui en plus de ne pas être équitables dans leur plus grande partie, exercent généralement un effet dépressif en situation de crise – priment sur les impôts directs qui taxent la rente (à partir d’un certain revenu), en particulier les profits et la richesse patrimoniale que représente l’accumulation de rentes ou d’héritages.

g) Pourquoi la diminution des coûts de la Sécurité sociale signifiera finalement une diminution des coûts de la main-d’œuvre? Peut-on croire que l’on pourra maintenir le niveau des salaires directs actuels si l’on baisse ou élimine les salaires dits indirects (sécurité sociale, système de soins, prestations diverses) et différés (pensions de retraite)? La conséquence immédiate de cela est que les classes laborieuses auront besoin de revenus directs plus importants pour répondre à l’ensemble de leurs besoins. Ou, dit autrement, à continuer de diminuer les prestations, les services publics et les pensions, il faudra y répondre, tôt ou tard, par une pression à la hausse des salaires directs. Il faut, pour cela, interpeller les néolibéraux: dans le cas de l’élimination des salaires indirects («qu’ils» appellent «coûts payés par les entreprises»), tout en conservant les mêmes salaires quotidiens perçus aujourd’hui, sans que le reste des éléments du salaire ne soit adapté et en l’absence de la partie des contributions dévolues «aux entreprises», sera-t-il possible de financer les coûts médicaux en cas de maladie, les pensions de retraite de demain, les arrêts maladie en cas d’accident sans même parler de la formation professionnelle continue et pour les chômeurs des allocations chômage? Non. Pas avec notre modèle fiscal. Ce serait possible, mais seulement à condition d’augmenter énormément les impôts généraux et en rompant avec le principe sacré de la fiscalité espagnole qui empêche la répartition finale avant de déterminer le budget général de l’Etat. Pour nous, les «coûts du travail» qui sont associés à la Sécurité sociale sont une partie indissociables du salaire.

Laissons de côtés nos complexes. Il faut le leur dire en face: vous, néolibéraux, êtes non seulement antisociaux, mais vous êtes une bande d’incapables. Il faut cesser de se replier sur la défensive de la propagande «généraliste» et entrer de pleinement sur le terrain de la définition des options alternatives favorables aux classes laborieuses, au peuple. (Article publié le 11 septembre 2014 sur le site Viento Sur, traduction A l’Encontre)

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[1] Campagne au début des années 1980, avec des mobilisations de très grandes envergures; le référendum sur l’adhésion eut lieu le 12 mars 1986; l’adhésion a été acceptée à 52,2% des voix (Rédaction A l’Encontre)

[2] Ce «modèle de croissance», basé sur le surendettement, a permis une croissance cumulée de 12,7% du PIB entre 2000 et 2004. Entre 2004 et 2007, cette dernière est de 14,6%. Au cours de cette période, la construction, la promotion immobilière et les prêts hypothécaires représentaient 60% des crédits bancaires concédés. Le parc de logements a crû de 44,7% entre 1995 et 2007 (18,3 millions unités en 1995; 25,1 en 2007). En 2007, soit l’année précédant l’éclatement de la crise immobilière, la construction représentait: 15,7% du PIB et 13% de l’emploi (et avec les emplois indirects: 30%); entre 1998 et 2007, selon la banque BBVA, la construction représentait 20% «de la croissance», 23% de l’emploi et 50% de l’investissement total. Pour avoir une idée du retournement, l’Institut national de statistiques, en 2014, affirme que le nombre de logements vides, qui a augmenté de 11% en une décennie, est de 3,4 millions (Rédaction A l’Encontre)

[2] La dépendance énergétique de l’Espagne est très importante et pèse fortement sur la balance commerciale. Elle passe de 64,3% à 79,8% entre 1990 et 2007 (contre respectivement de 44,5% à 53,1% en moyenne dans l’UE); la consommation de l’énergie par habitant a augmenté de 42,3% dans l’Etat espagnol (contre 7,7% dans l’UE). Manuel Gari a consacré un article sur cette question: http://alencontre.org/europe/espagne/lautre-dette-espagnole.html (Rédaction A l’Encontre)

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