John Kerry et Mohamed Morsi: une «complicité» confirmée

egypt_kerry_morsi_001_16x9Par Caroline Odoz

«Il n’y a absolument rien pour le peuple égyptien dans la politique extérieure des Etats-Unis», affirme Walid Qazziha, professeur spécialiste du Moyen-Orient à l’Université américaine du Caire, réagissant à la visite du nouveau secrétaire d’Etat américain, John Kerry [1], samedi 2 mars 2013 et dimanche 3 mars derniers au Caire.

«Accepter de rencontrer les Américains ne fait que les conforter à aller toujours plus loin, avec pour principal objectif de cimenter la paix avec Israël, et donc de favoriser la stabilité sous oppression, si besoin. Quitte à ce que s’installe une véritable dictature sunnite en Eygpte» ajoute-t-il [celle représentée par le président Mohamed Morsi des Frères musulmans, élus à la tête du Parti de Liberté et de la Justice]

L’échiquier régional est au centre de toutes les rencontres officielles de Kerry en tournée marathon au Moyen-Orient. Dans le cas particulier de l’Egypte, Keery a réitéré l’assurance que les Etats-Unis ne souhaitent ni s’immiscer dans la politique intérieure, ni favoriser une tendance politique particulière, mais bien œuvrer au bénéfice du peuple égyptien dans son ensemble: «J’insiste encore, aussi fortement que je peux, nous ne sommes pas ici pour nous ingérer, je suis ici pour écouter».

Il s’est entretenu le même jour avec des hommes d’affaires, le secrétaire de la Ligue arabe [l’Egyptien Nabil al-Arabi] et les figures de l’opposition qui ont bien voulu le rencontrer.

Lors de sa conférence de presse conjointe avec le ministre égyptien des Affaires étrangères, Mohamad Kamal Amr, Kerry a réaffirmé qu’il est « «crucial que les Egyptiens s’accordent sur des choix économiques et trouvent un terrain d’entente pour être en mesure de faire ces choix. Il est important et urgent que l’énergie de ce peuple soit focalisée sur la construction d’un futur prospère».

Un discours mal perçu

Cette déclaration d’intention a été interprétée par les partis d’opposition comme une pression directement exercée sur eux, et à travers eux, sur le peuple égyptien, pour les obliger à laisser de côté leurs revendications et à obéir au processus électoral dicté par les Frères musulmans.

Le refus de cette ingérence dans la politique intérieure, qui occulte tous les problèmes des droits de l’Homme et du citoyen, est à la base des critiques de beaucoup d’activistes contre cette visite et du refus de certains membres de l’opposition de rencontrer Kerry.

Cependant, si la presse a fait ses choux gras du refus des membres du FNS [le Front national de salut est présidé par Mohamed El Baradei, ex-directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique; le FNS appelle à boycotter les législatives] de rencontrer Kerry. Il semble qu’un autre mécanisme ait également été à l’œuvre. «Kerry voulait réunir tous les partis d’opposition, dits non islamistes, autour d’une seule table ronde, où chacun n’aurait eu la parole que quelques minutes. Ce n’est pas sérieux. Et cela entérine la vision que l’opposition égyptienne ne serait qu’une poignée d’activistes décoratifs. Il n’est pas possible dans la situation actuelle de laisser les Etats-Unis penser que la présidence et les Frères sont les seuls interlocuteurs valables», répond Khaled Daoud, porte-parole du FNS.

Mohamed El Baradei a finalement eu un entretien téléphonique de 20 minutes avec Kerry, tandis que Amr Moussa [ancien secrétaire de la Ligue arabe de 2001 à 2011 et antérieurement ministre des Affaires étrangères de l’Egypte de 1991 à 2001] l’a rencontré pendant 45 minutes. Les réticences de l’opposition à rencontrer Kerry «permettent de mettre en évidence que la position des Etats-Unis est biaisée», dit Achraf Chérif, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire.

La toile de fond de la visite de Kerry est inquiétante. «Il n’y a pas eu un jour de calme depuis le 22 novembre» [2], rappelle Daoud. «Ils veulent nous pousser à participer au processus électoral alors que la situation générale de sécurité intérieure de l’Egypte est bien plus inquiétante que lors des premières législatives», ajoute-t-il.

C’était apparemment le contenu de l’entretien de Baradei avec Kerry. «Nous devions expliquer les tenants et les aboutissants du boycott auquel nous appelons et informer les Etats-Unis de la réalité de la situation intérieure», rapporte Daoud.

Qazziha va plus loin: «Se compromettre à rencontrer Kerry tient du suicide politique. Pas seulement pour les partis d’opposition, mais aussi parce que cela reviendrait à admettre qu’il n’y a plus d’alternative politique en Egypte. Ce serait laisser complètement tomber tous ceux qui revendiquent leurs droits aujourd’hui et veulent un gouvernement responsable de ses actes devant eux». Kerry semble avoir ainsi été un révélateur de plus du climat politique actuel.

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[1] John Kerry a remplacé Hillary Clinton comme secrétaire d’Etat américain – donc responsable de la diplomatie américaine – depuis sa nomination le 21 décembre 2012 par Obama. Nomination confirmée, le 29 janvier 2013, par le Sénat par 94 voix contre 3 L’investiture a eu lieu devant 9 juges de la Cour suprême le 1er février 2013. John Kerry est un milliardaire – perdant en 2004 face à G.W. Bush lors de l’élection présidentielle – est un milliardaire qui a hérité de la famille Forbes et sa femme Teresa, héritière de Heinz (ketchups) que Warren Buffet vient de s’offrir pour la somme de 28 milliards de dollars. (Réd.)

[2] Le 22 novembre 2012, Morsi a publié un décret lui octroyant des pouvoirs exceptionnels. Dans la dernière période le mouvement de désobéissance civile s’est élargi. Après celui de Port Saïd (voir sur ce site l’article en date du 28 février 2013), le mouvement de «désobéissance civile» s’étend. Selon Chérif Albert : «La région du Delta du Nil a aussi été le théâtre de violences avec une campagne pour la désobéissance civile dans la province de Daqahliya. Des heurts pendant le week-end du 2 et 3 mars 2013 entre policiers et manifestants à Mansoura, la capitale de cette province, ont fait un mort et des dizaines de blessés. Les bureaux du Parti de l’Alliance populaire et du Courant populaire ont été saccagés par des policiers selon son fondateur l’ex-candidat à la présidentielle, Hamdine Sabbahi [nassérien de gauche, socialisant, ayant obtenu un résultat remarquable lors des élections présidentielles]. Les affrontements ont commencé samedi lors des funérailles d’un habitant écrasé la veille par un véhicule des forces de la sécurité centrale.
Des appels à la désobéissance civile circulent également à Ismaïliya en solidarité avec Mansoura. Des centaines de manifestants se sont rassemblés devant le siège du gouvernorat, alors que des lycéens et des ouvriers ont organisé des marches à travers les rues de la ville.» (Réd)

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Article publié dans Al Ahram le 6 mars 2013

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