Entretien conduit par Hany Hanna avec Fatma Ramadan, animatrice des syndicats indépendants
Question: Comment décririez-vous les événements en cours depuis le 30 juin 2013, en tant que membre du Bureau exécutif de la Fédération des syndicats indépendants d’Egypte?
Fatma Ramadan: La situation est très confuse. D’après les estimations, entre 17 et 30 millions d’Egyptiens sont descendus dans la rue à l’appel de Tamarod (Rébellion) pour exprimer leur refus du maintien du régime de Morsi. Ce refus n’est pas seulement celui du régime islamiste, mais aussi celui des politiques de Hosni Moubarak qui ont continué à être suivies que ce soit sous le Conseil militaire (Conseil suprême des Forces armées de février 2011 à août 2012 avec un pouvoir explicite) ou sous Mohamed Morsi (après son élection en juin 2012 jusqu’à sa destitution le 3 juillet 2013). Il s’agit des politiques de paupérisation, de chômage, de revenus faibles et de disparités criantes dans les relations de travail, que le peuple refusait déjà avant la révolution.
Malheureusement, on n’a pas vu de classe sociale organisée descendre dans la rue avec des revendications précises. Si on considère que 17 millions de personnes sont descendues dans la rue, au moins 3 ou 4 millions d’entre eux étaient des ouvriers et ouvrières. Mais ils sont descendus sans avoir leur propre expression politique. Que ce soit à l’occasion du 25 janvier 2011 (renversement de Moubarak) ou du 30 juin 2013, personne ne parle des travailleurs et travailleuses, de leur participation, de leurs revendications. Personne ne les consulte. Cette situation où la révolution n’a pas de noyau dur organisé et déterminé à la continuer a abouti à la récupération du mouvement de millions de personnes par la droite, que ce soit les felouls – restes du régime de Moubarak –, les militaires, la police ou même les libéraux. Nous savons très bien que s’ils gagnent les prochaines élections, ces derniers continueront à appliquer les mêmes politiques de Morsi et de Moubarak.
Q: Vous dites que les travailleurs ne sont pas organisés politiquement. Mais ne sont-ils pas organisés syndicalement maintenant? En tant que syndicats indépendants ne remplissez-vous pas cette mission?
F.R.: Certes. Mais nous partons d’un vide organisationnel et syndical de plus de cinquante ans. Précisément, depuis 1958, date de l’étatisation par Nasser des syndicats et leur intégration dans la structure officielle pyramidale qu’est l’ETUF (Fédération égyptienne des syndicats). Il faut y ajouter les vagues de privatisations de la fin des années 1980 et du début des années 1990 qui ont emporté sur leur passage les cadres syndicaux du secteur public. Aujourd’hui, les travailleurs tentent de construire leurs syndicats sans expérience syndicale. Pire, ils se retrouvent dans un contexte où la vieille confédération corrompue a discrédité le syndicalisme. Chaque fois que des travailleurs vont voir leurs collègues pour leur proposer de créer un syndicat, la réponse fuse: «A quoi bon? Nous n’avons jamais rien obtenu par l’ancien syndicat. Pourquoi en créer un nouveau?» Nous nous retrouvons donc avec des travailleurs agacés, même dégoûtés, par l’idée d’organisation syndicale. En plus de cette situation héritée des vieux syndicats corrompus, les travailleurs subissent une guerre de la part du pouvoir: licenciements, arrestations, dispersion de sit-in par la force, retenues sur salaire et autres formes de mesures arbitraires. Toutes ces raisons expliquent pourquoi aucune confédération n’a de véritable influence sur les travailleurs et travailleuses. Nous essayons de construire. Mais nous ne pouvons pas encore prétendre que nous sommes bien implantés dans le monde du travail et que nous travaillons avec l’ensemble des salarié·e·s de façon systématique. Nous sommes dans une étape encore initiale. Et malheureusement, les tentatives de faire avorter notre embryon d’organisation syndicale sont constantes.
Q: La récente nomination du président de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU), Kamal Abou Aita, comme ministre du Travail peut-elle changer la situation que vous venez de décrire?
F.R.: Je ne le crois pas. Ce qui peut changer, c’est l’adoption de la loi sur les libertés syndicales dont le projet a été rédigé le 30 mars 2011 par l’ancien ministre du Travail Ahmed El Boraï. Ce projet a certes été la promesse d’une ouverture juridique permettant la création de syndicats indépendants. Mais il ne faut pas croire que le blocage de cette loi était le seul obstacle à la création des syndicats. Il existe de nombreux autres problèmes.
Q: Lesquels?
F.R.: Le vide syndical dont ont souffert les travailleurs pendant des décennies et la répression de leurs récents mouvements. A cela, il faut ajouter le caractère défensif des luttes sociales. Il s’agit de réactions à des attaques du gouvernement, de l’Etat ou des patrons contre les acquis et les droits sociaux comme les baisses de rémunération, les retenues de salaires ou les fermetures d’usines. Mais, pour l’instant, il n’y a pas de mouvement offensif pour la conquête de nouveaux droits comme le salaire minimum ou l’arrêt de la politique de privatisation.
Ce caractère défensif ainsi que le fait que les travailleurs ne se connaissent pas entre eux ont favorisé l’arrivée aux postes de prise de décision de nombreux syndicats des délégués qui ne sont pas les meilleurs. Beaucoup de syndicalistes étaient écartés par les dirigeants de l’ancien syndicat unique des postes de direction syndicale. Certains d’entre eux ont profité du récent pluralisme syndical pour créer de nouveaux syndicats autour de leurs personnes dans l’optique d’avoir une part du pouvoir syndical. Cette façon de procéder est un obstacle au développement des syndicats indépendants. C’est un problème très difficile à résoudre.
Q: La décision de Kamal Abou Aita d’accepter le poste de ministre du Travail était-elle une décision individuelle ou une décision collective de l’EFITU?
F.R.: Formellement, c’était une décision collective. Moi, je dirais plutôt que c’était une décision individuelle. Je pense qu’il fallait obtenir plus de concessions du premier ministre pour accepter le poste. Je vois le communiqué de l’EFITU où Kamal Abou Aita précise les conditions d’acceptation du poste comme un gage d’amitié plutôt que comme de véritables garanties.
Il a soumis la question à l’ordre du jour de la réunion de l’EFITU du vendredi 12 juillet. La position adoptée était de poser avant d’accepter le poste des conditions parmi lesquelles l’adoption d’une loi sur le salaire minimum et le salaire maximum, de la loi sur les libertés syndicales et la réintégration des travailleurs licenciés. Après avoir rencontré le premier ministre, il nous a informés que celui-ci avait accepté ses conditions. J’espère pour le syndicaliste Kamal Abou Aita qu’il démissionnera si ces conditions ne sont pas respectées.
Q: Et si elles ne sont pas respectées et qu’il ne démissionne pas, quelle sera votre position en tant que confédération?
F.R.: En tant que Confédération et en tant que travailleurs et travailleuses, nous allons maintenir nos revendications jusqu’à leur satisfaction. Peu importe que le ministre s’appelle Kamal, Fatma ou Khaled. Mais en principe, la personne qui connaît les revendications des travailleurs et qui les a étudiées est la plus à même d’œuvrer à leur satisfaction.
Q: Du point de vue pratique, est-il possible de traiter avec l’ancien président de l’EFITU comme avec n’importe quel ministre étranger au mouvement social?
F.R.: Oui, il le faut. Faire autrement serait porter atteinte à l’intégrité de la Confédération et des syndicats. On ne peut pas se mettre à la place du ministre et de dire aux travailleurs de patienter.
Q: Que pensez-vous de l’objection de l’ETUF (syndicats officiels) à la nomination de Kamal Abou Aita? N’a-t-elle pas raison de dire que le ministre doit être neutre par rapport aux différentes confédérations et non un représentant de l’une d’entre elles?
F.R.: Et pourquoi n’ont-ils pas dit la même chose lorsque l’un des leurs a été nommé ministre du Travail (Khaled El Azhari, ministre du Travail du précédent gouvernement)? En réalité, l’ETUF est dirigé par une poignée de corrompus qui se battent pour un système de dépendance vis-à-vis du pouvoir, quel que soit le pouvoir en place. Aux élections présidentielles de 2012, ils avaient soutenu Chafiq (homme de Moubarak), l’adversaire de Morsi. Lorsque ce dernier a gagné, ils ont accouru pour lui prêter allégeance et lui ont présenté comme gage de bonne volonté un moratoire des grèves pendant un an. Heureusement, les travailleurs et travailleuses ne les ont pas écoutés. D’ailleurs, ils n’ont aucun rapport avec eux. Ils ne représentent qu’une bureaucratie syndicale soucieuse de préserver ses intérêts.
Q: Ce système de dépendance vis-à-vis du pouvoir ne devrait-il pas prendre fin maintenant? La pratique du prélèvement sur le salaire d’une cotisation obligatoire à l’ETUF ne devrait-elle pas cesser? Dans ce cas, l’ETUF ne deviendrait-elle pas une confédération indépendante?
F.R: Il faut pour cela une nouvelle loi qui dise que les travailleurs sont libres et que les Confédérations doivent être refondées selon les nouvelles règles et se soumettre à de nouvelles élections. C’est ça la liberté syndicale. Il faut que tous les syndicats aient les mêmes droits, que l’argent de l’ancien syndicat unique, qui est en fait l’argent des travailleurs et travailleuses, soit partagé entre les différentes Confédérations et syndicats. Après ce sera aux travailleurs de décider pour qui ils veulent cotiser.
Q: La loi sur les libertés syndicales dont vous demandez l’adoption est-elle celle dont le projet a été rédigé en 2011 par l’ancien ministre du Travail Ahmed El Boraï ou bien demandez-vous la modification de ce projet?
F.R.: Je pense qu’il est actuellement utile d’adopter le projet de loi tel quel pour pouvoir, dès maintenant, construire et lutter contre la corruption et qu’il faut garder sa modification pour plus tard. Certes, nous avons des objections concernant certains points du projet. Mais après deux ans et demi de discussions, on ne peut plus attendre. Il faut l’adopter tout de suite tel quel. C’est quand le mouvement ouvrier aura acquis de la force qu’il pourra y ajouter les modifications nécessaires.
Pour l’instant, l’adoption de la loi serait un pas en avant. Elle protégerait les syndicalistes contre la guerre menée contre eux par les directions des entreprises et des administrations sous prétexte qu’il n’y a pas de loi autorisant le syndicalisme indépendant. Elle permettrait aussi de faire le tri entre les syndicats de lutte et les syndicats maison.
Q.: Quelles sont les dispositions les plus importantes de ce projet?
F.R.: Il supprime le principe de la cotisation obligatoire à un syndicat officiel. Le prélèvement ne pourra être possible que si le travailleur demande par écrit un prélèvement au profit d’un syndicat de son choix. Une autre disposition importante donne aux syndicats de base la personnalité juridique, le pouvoir d’ester en justice et de négocier avec l’employeur. Pour l’instant, il n’y a que la fédération ou la Confédération qui a le droit de négocier, ce qui pose problème même dans le cadre du pluralisme syndical. Il est en effet plus facile pour le pouvoir et les services de sécurité de contrôler le sommet de la pyramide que sa base. Il suffit pour cela de mettre à la tête de la hiérarchie syndicale des responsables dociles. C’est ce qui s’est passé avec l’ETUF.
Q: L’ETUF proteste contre la nomination de Kamal Abou Aita et menace d’organiser des grèves et des sit-in pour faire renoncer le premier ministre à sa nomination. Qu’en pensez-vous?
F.R.: Ils n’ont pas les moyens de le faire.
Q: Quel sera à l’avenir le rôle de l’Etat dans les négociations tripartites et l’arbitrage entre les employeurs et les syndicats?
F.R.: J’espère qu’il va évoluer. Ce sera difficile en raison de la corruption effrayante qui sévit dans toutes les administrations y compris au sein du Ministère du travail. Un jeune diplômé bac+4 y commence sa carrière avec une rémunération de base d’environ 200 livres (22 €) par mois. Sa rémunération ayant fortement augmenté ces deux dernières années avec l’obtention d’une prime de 200%, il touche désormais 600 livres (66 €) par mois. L’envoyer arbitrer un conflit de travail dans ces conditions est un véritable appel à la corruption! Les travailleurs n’ayant rien à lui offrir, c’est l’employeur qui va le corrompre.
Q: La faiblesse des revenus des fonctionnaires du Ministère du travail l’empêche donc de remplir son rôle?
F.R: Tout à fait. Supposons qu’en tant qu’inspectrice du travail je dois aller inspecter un établissement non desservi par les transports publics. N’ayant pas la possibilité de m’y rendre par mes propres moyens, je vais renoncer à ma mission.
Q: Le nombre des inspecteurs du travail en Egypte est il suffisant?
F.R.: Non. Le nombre total des fonctionnaires du Ministère du travail n’atteint pas les 13’000. Le paradoxe est qu’il existe dans certains ministères, comme celui de l’éducation, des centaines de milliers d’administratifs qui n’ont aucune mission à remplir, alors que l’inspection du travail manque d’effectifs. Pour la zone industrielle du 6 Octobre [ville de plus de 500’000 habitants, «ville nouvelle» créée sous Sadate en 1979, dont le nom renvoie à la guerre dite du Kippour de 1973 et à la fête nationale égyptienne], par exemple, il n’y a que deux inspecteurs du travail. Il y a trois ans, nous avons fait remonter au ministère un rapport expliquant que les effectifs de l’inspection du travail ainsi que ceux de l’hygiène et la sécurité à Giza ne couvraient pas 10% des établissements. Cela signifie que chaque établissement ne sera inspecté qu’une fois tous les dix ans! Cela ouvre aussi la voie à la corruption. Si un inspecteur visite un établissement plus souvent, qu’il y constate des infractions et que le patron de l’établissement le paie pour fermer les yeux, il pourra facilement faire comme s’il n’était pas venu. Après tout, il n’était pas supposé revenir dans moins de dix ans !
Q: L’inspection du travail couvre-t-elle le secteur public?
F.R.: Oui, mais pas les établissements gérés par l’armée (entre 30 et 40% des établissements du pays). Cela signifie que plus de 30% des travailleurs égyptiens ne sont pas couverts par l’inspection.
Q: Le travail gratuit existe-t-il dans les entreprises de l’armée?
F.R.: Oui, les ouvriers y travaillent gratuitement, comme les esclaves. Le Conseil militaire est d’ailleurs intervenu pour enlever du projet de loi des libertés syndicales la possibilité pour les travailleurs de l’armée et de la police de créer des syndicats. Alors que, conformément à l’ancienne loi, il existe des syndicats dans les usines militaires.
Q: Quelles mesures l’Etat doit-il prendre pour changer la situation?
F.R: Il faut surtout une volonté politique. C’est l’ensemble du système qui est corrompu. Il faut que les responsables aient une vraie volonté de changement, qu’ils soient déterminés à combattre la corruption, à bien former et rémunérer les fonctionnaires pour se permettre de leur demander des comptes. Il faut aussi appliquer la loi. Un des problèmes qui se posent le plus dans les négociations collectives est celui de la participation des salarié·e·s aux bénéfices, prévue par la loi. Pourquoi n’est-elle pas appliquée? Pourquoi la loi sur les heures de travail n’est-elle pas appliquée? La tournure même des négociations collectives prouve la corruption du régime et de son administration.
Q: Lorsque les salarié·e·s gagnent des procès contre leur employeur, les jugements sont-ils appliqués?
F.R.: Rarement. D’ailleurs, la plupart des salarié·e·s en droit de réclamer justice ne le font pas. Lorsqu’un salarié est licencié, il doit attendre entre deux et quatre ans pour obtenir un jugement. Pendant ce temps, il n’a pas de ressources et peine à nourrir ses enfants. Payer un avocat dans ces conditions est très difficile. Et lorsqu’il le fait et qu’il obtient un jugement favorable, celui-ci n’est pas appliqué!
Q: Pensez-vous que dans la période à venir les jugements en faveur des salarié-e-s seront appliqués?
F.R: Je ne vois pas comment. La loi n’oblige pas l’employeur à appliquer les décisions de justice. Ce que le Code du travail prévoit, c’est que si un employeur refuse d’exécuter une décision de réintégration d’un salarié licencié, il appartient à ce dernier de revenir vers la justice pour demander des indemnités de licenciement.
Q: La loi ne prévoit donc pas de sanctions contre ceux qui refusent appliquer les décisions de justice?
F.R.: La Constitution de 2012 prévoit une peine de prison pour les agents publics refusant d’appliquer les décisions de justice. C’est ce que nous avions demandé. Et c’est pour cela que l’ancien premier ministre Hichem Qendil a été condamné à la prison (jugement qui n’a jamais été exécuté) pour avoir refusé d’appliquer le jugement annulant la privatisation d’une entreprise publique de textile. Par contre, les sanctions prévues pour refus d’appliquer les décisions de justice ne concernent pas le secteur privé. La politique de l’Etat est entièrement tournée vers «l’incitation à l’investissement». Sous ce mot d’ordre, tout est permis.
Q: Trouvez-vous normal que le nouveau ministre du Commerce et de l’Industrie, est un homme d’affaires ou pensez-vous que cela représente un conflit d’intérêts?
F.R.: C’est dans la logique du régime. C’est ce qui se faisait sous Moubarak dont le ministre de la Santé était le propriétaire de l’hôpital privé Dar El Fouad. Il servait les intérêts des propriétaires des cliniques et hôpitaux privés. La révolution n’a rien changé à cette logique.
Q: De façon générale, trouvez-vous que la composition du nouveau gouvernement représente un progrès par rapport au précédent?
F.R: Non. Même si certains (rares) ministres sont bien, je ne vois pas ce qu’ils pourront faire dans un gouvernement dénué de volonté politique de changement.
Q: En cas de conflits sociaux, le Ministère du travail a-t-il le droit d’obliger l’employeur à négocier?
F.R.: La loi prévoit de l’inciter à négocier. Toute une échelle de mesures est prévue à cet effet. Mais il s’agit d’incitation et non d’obligation. Cette loi est très mauvaise. Elle a été adoptée par les hommes d’affaires du régime de Moubarak qui étaient aussi députés. Le maintien de cette loi est révélateur du chemin que nous prenons.
Q: La Constitution de 2012 est désormais suspendue. La future Constitution pourra-t-elle faire prendre à l’Egypte un autre chemin?
F.R.: Oui, à condition qu’il y ait une volonté politique pour cela. Mais je ne crois pas que cela arrivera dans la situation actuelle contrôlée par l’armée. (Propos recueillis par Hany Hanna, le 19 juillet 2013, pour le site A l’Encontre.org)
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