Algérie-Débat. «C’est un mouvement très profond de caractère révolutionnaire!»

Entretien avec Benjamin Stora*
conduit par Omar Haddadou

Le Soir d’Algérie: Encore une fois, l’Algérie a rendez-vous avec l’Histoire, avec en toile de fond le sursaut populaire Hirak du 22 février et ses manifestations toujours grandissantes, qui a abouti au départ du chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril 2019, au terme de 20 ans de règne. Le peuple algérien est-il en train d’écrire une nouvelle page d’Histoire de sa démocratie naissante?

Benjamin Stora: Incontestablement, il s’agit d’une page d’Histoire très importante de l’Algérie contemporaine qui nous renvoie aux grandes fêtes de l’été 62, les fêtes de l’indépendance; dans la mémoire, dans les souvenirs, dans les imaginaires. Pourquoi? Parce que ce sont des marches imposantes sur l’ensemble du territoire algérien, et pas simplement sur une région, une ville, mais sur tout le territoire, les coins les plus reculés de l’Algérie. C’est aussi un moment historique, avec l’entrée en scène de la jeunesse algérienne. Un bouleversement très significatif à ce niveau-là. Et c’est pour ça que l’on retrouve le retour de 1962. Il ne faut pas oublier que la Révolution algérienne, ça a été le fait des jeunes.

Celle d’aujourd’hui a réussi par capter l’opinion internationale?

Bien sûr! Parce qu’avant, on avait ces flux d’images sombres qui venaient d’Algérie, assez négatives. On voyait surtout, ces dernières années, beaucoup de terrorisme, de violence, des extrémistes. Tout cela est connu. Un pays qui paraissait fermé, rigide; et tout d’un coup, l’opinion publique internationale, via les réseaux sociaux, internet, la télévision, voit des cortèges de jeunes qui sont festifs, drôles, innovants, créatifs. C’est incroyable! Les gens disent, dans le fond, ce pays qu’on croyait fermé, rigide, il a du ressort.

D’aucuns soutiennent, qu’au-delà des dissensions sur l’article 102 de la Constitution, le plus dur reste à venir. Un scrutin pour le 4 juillet, c’est aller vite en besogne, avisent les partisans du changement. Il faut donner le temps au temps, martèlent-ils.

Tout dépendra de la réaction de la société et de la rue. C’est très tôt pour se prononcer. On ne sait pas ce qu’il peut se passer. Vous savez, la situation, maintenant, elle doit être examinée au jour le jour. Sinon, on ne peut pas tirer des plans sur la comète.

Que vous inspire cette maturité entre le peuple et l’Armée nationale populaire? Quel modus vivendi avec les partis politiques?

Moi, je pense que la maturité est réciproque parce qu’on veut éviter la violence et que le traumatisme est prégnant à cause des événements des années 90. A partir de là, les acteurs font tout pour ne pas revivre le cauchemar. D’où le terme «pacifique», mot d’ordre des principaux slogans des marches.

Mais, en même temps, il y a la maturité de l’armée algérienne. Ce n’est pas seulement la société. Une maturité politique. Et parce que le monde a changé, celui des années 1980 n’existe plus. Maintenant, la solution doit être civile, politique. Ce qui caractérise avant tout le mouvement de la société algérienne, c’est la citoyenneté. C’est-à-dire devenir acteur de sa propre Histoire. Dans ce sens-là, ceux qui sont aujourd’hui dans l’armée sont obligés d’en tenir compte. Pour le moment, l’instance militaire gère correctement la situation. Pour eux, ils l’auront compris, la question est politique.

Le monde nous observe?

Le monde nous observe. On n’est plus dans une situation de pays fermé, on ne peut pas faire ce qu’on veut, museler la presse, etc. Ça, c’était les années 1990. Mais, aujourd’hui, n’importe qui prend son IPhone, son smartphone et filme, vous comprenez? Le nombre de vidéos que l’on reçoit via Facebook est hallucinant!

Jusqu’au-boutistes, les manifestants auxquels se sont joints les étudiants, les juristes et certains élus locaux, montent au créneau et rejettent d’un revers de main l’exécutif de transition actuel conduit par le chef d’Etat par intérim, Abdelkader Bensalah. Des défections dont celle du président du Conseil constitutionnel indiquent une entrée dans le vif du sujet. Quelle lecture faites-vous des bras de fer et des désaveux?

C’est un mouvement très profond de caractère révolutionnaire. Dans des mouvements comme ça, et à l’étape actuelle, les compromis sont très difficiles. Parce qu’il y a toujours de la surenchère. Dans la crise révolutionnaire, politique, un moment donné, il faut être dans un camp ou dans un autre. Mais nous savons que la vie n’est pas faite comme ça, de noir et blanc, de camp contre un camp.

La question, c’est de retrouver des marques qui permettent aussi de faire en sorte que l’Algérie puisse avancer, s’en sortir et avancer vers la démocratie, la modernité, la citoyenneté, etc. Et cette démarche ne pourra pas se faire, à mon avis, dans une problématique de partie contre-partie. Un moment donné, il faudra trouver des compromis. Pour l’instant, c’est très difficile, parce que les gens ont le sentiment d’avoir été, entre guillemets, trop comprimés, pendant trop longtemps. Donc, pour l’instant, on est dans la phase où tout se lève. C’est trop tôt pour dire on va trouver des formes de compromis. C’est trop récent. Il y a encore beaucoup de passions, d’affect, un désir très puissant de liberté, d’autonomie. Celui qui, aujourd’hui, dit: «Mais on a besoin quand même d’avoir des gens expérimentés pour diriger l’Etat» sa voix n’est pas audible. Pour l’instant. C’est comme ça! On est dans un mouvement du peuple. Vous savez, dans le mouvement massif unanime du peuple, la parole de la complexité, elle, n’a pas cours.

La crise ayant atteint son paroxysme ces dernières heures, le général Gaïd Salah demeure le principal protagoniste pour une sortie de crise, appelant à la sagesse, insistant sur l’accompagnement du processus démocratique et mettant en garde contre les artisans des conspirations et leurs desseins prédateurs. Qu’en pensez-vous?

L’Algérie est un immense pays qui suscite des convoitises, personne ne peut nier ça. Vous savez, c’est un des plus grands pays méditerranéens, des plus grands pays africains. Ne parlant même plus du pétrole et du gaz, enfin bref. Que les puissances étrangères s’intéressent à l’Algérie, c’est une évidence. Maintenant la question, c’est à l’Algérie de prendre son propre destin. C’est ce que dit la jeunesse d’aujourd’hui. Ce qu’on veut entendre comme discours: quel chemin, nous Algériens, doit-on prendre? Et non pas de dire: attention! il y a l’Europe, la France, les étrangers, etc. C’est à cette question compliquée, difficile, la vraie que les citoyens veulent qu’on réponde. Que, dans ce chemin, il y ait des difficultés, des interférences, bien sûr. Mais le point de départ, c’est la volonté de rester ensemble pour construire une Algérie nouvelle. Sinon, tout le reste est perçu comme des formes de ralentissement du processus, de vieilles explications ; toujours les mêmes, les mêmes mots. Il faut avancer maintenant!

La force du faire-valoir revendicatif des révoltés réside-t-elle dans leur capacité à bousculer les rapports de dialogue par l’usage, en temps réel, des outils du numérique?

Je crois que le pouvoir algérien a sous-estimé la puissance numérique. Il pensait qu’il contrôlait la télévision, les médias lourds, quoi. En revanche, ce qu’il n’avait pas compris, à mon avis, c’est que les gens lisaient les journaux sur internet. Tous! Or, la presse algérienne, c’est une tradition, était une presse rebelle. Je pense à la presse papier, presse écrite. Mais ce que n’a pas vu peut-être le pouvoir, c’est cette lecture en ligne. Quotidien d’Oran, El Khabar, Le Soir d’Algérie, je ne vais pas faire la liste.

Le deuxième élément, ce sont les images, le transfert instantané des images qui va tout changer. Même les pouvoirs les plus expérimentés et aguerris comme en France sont sur la défensive. Il y a aussi les chaînes d’info en continu qui déversent un flot d’images en permanence, acculant les politiques. Cette révolution numérique va obliger les politiques à être beaucoup plus malins, plus fins, plus sophistiqués. C’est très compliqué de diriger maintenant un pays. La population sait tout en temps réel. Encore une fois, attention, la politique ce n’est pas internet, c’est les hommes qui la font. Le numérique, comme système de représentation, de diffusion instantanée, ne peut pas tout régler. Mais force reste à la solution politique. Ce n’est pas le bon algorithme qui va nous donner la solution miracle pour gouverner un pays. C’est le choix humain!

Trouvez-vous cohérent le titre «Révolution intelligente sur fond de grand déballage»?

Pourquoi pas! Oui, c’est un titre intelligent, bien sûr.

Le peuple a-t-il damé le pion aux partis politiques?

Moi, je me méfie du peuple qui a toujours raison, les partis politiques qui ne sont pas gentils, tout ça. C’est nécessaire, les partis politiques pour faire la démocratie, l’équilibre. Les hommes d’expérience sont nécessaires. Parce qu’une société, c’est comme un bolide qui va très, très vite. Donc, il faut des pilotes expérimentés. Sinon, ça va dans le fossé. Un p’tit mouvement et tout va mal. Vous savez, le coup du 5ème mandat, c’est un faux mouvement. Ils étaient persuadés qu’ils tenaient la bonne voie, ils ont versé dans le fossé. C’était une fausse manœuvre. Le peuple, c’est important, et les partis politiques cristallisent la démocratie. Il faut faire attention à «ne pas jeter l’eau du bain avec le bébé».

Quel épilogue pour cet ancrage démocratique?

On ne peut qu’espérer qu’il y ait une République moderne, démocratique, de vrais partis, des syndicats, des forces vives, de la formation professionnelle. Je ne suis pas pour l’antagonisme.

La parole du peuple triomphera-t-elle?

Dans les circonstances d’effervescence, c’est très difficile de surmonter les surenchères, faire la part des choses dans la complexité. Il faut tenir le fil de la continuité historique qui est celle de Faire-Nation. C’est fondamental. Et à partir de là, on avance sur la bonne voie. (Entretien publié dans Le Soir d’Algérie en date du 20 avril 2019)

* Historien, professeur des universités, spécialiste de l’histoire algérienne et du Maghreb, auteur d’une vingtaine d’ouvrages.

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