Marx et la première mondialisation (II)

Par Alain Bihr

La précédente citation de Marx nous dit que, contrairement à ce que vont répétant nombre de discours (politiques, médiatiques mais aussi académiques) contemporains, la mondialisation ne date pas d’hier [voir première partie de cet essai publiée sur ce site en date du 26 avril 2018]

Les deux vagues de l’expansion européenne

Entendons du dernier quart du XXe siècle. Si on entend par là l’interconnexion entre l’ensemble des continents de la planète et leur intégration en une même unité, un même monde, alors il faut en faire remonter l’origine à l’expansion européenne hors d’Europe qui débute au cours du XVe siècle. Et c’est dans le cadre et à la faveur de cette expansion, de cette première mondialisation, que vont achever de se former les rapports capitalistes de production. En somme, le capital est né d’une mondialisation qu’il n’a cessé depuis lors d’étendre et d’approfondir, en un mot de parfaire.

Cette expansion va s’opérer dans trois directions (les Amériques, l’Asie et l’Afrique) et en deux vagues successives. La première est à l’initiative des Ibériques: Espagnols (en fait Castillans) et Portugais. Leurs motivations sont tout d’abord d’ordre économique: ils cherchent, d’une part, des métaux précieux (argent et or) pour répondre à la pénurie monétaire engendrée dans toute l’Europe par le développement antérieur des rapports marchands; d’autre part, des épices (au premier rang desquels le poivre), marchandises hautement valorisables sur le marché européen, en provenance d’Asie (d’Inde et d’Indonésie), dont les Vénitiens se sont assuré le quasi-monopole depuis leurs comptoirs du Levant (Alep, Tripoli) ou d’Égypte (Alexandrie) où aboutissent des voies commerciales passant soit par l’Asie centrale, soit par l’océan Indien, le golfe Arabo-persique et la mer Rouge.

A ces motivations économiques s’en adjoignent d’autres d’ordre politico-idéologique. Sur ce plan, les Ibériques cherchent à poursuivre la Reconquista: la guerre pluriséculaire qui leur a permis d’expulser de la péninsule Ibérique les Arabes musulmans, en rêvant de (re) conquérir l’Afrique du Nord et la Palestine pour libérer les lieux saints chrétiens (Nazareth, Jérusalem). Autrement dit, il s’agit pour eux prendre une revanche après l’échec des croisades.

On en connaît les principaux résultats. C’est l’ouverture d’une route maritime vers l’Asie contournant l’Afrique à l’initiative des Portugais (entre 1415 et 1498) et l’établissement par ces derniers d’un “empire commercial” en Asie dans les premières décennies du XVIe siècle: l’établissement d’une position prédominante au sein des relations commerciales entre toutes les rives de l’océan Indien, depuis l’Afrique de l’Est jusqu’à la Malaisie, en passant par les côtes de l’Inde et du Bengale, qui se prolongera en direction de la Chine (Macao) et du Sud du Japon dans les décennies suivantes.

C’est par ailleurs et presque simultanément la (re) découverte du continent américain (1492-1504) par un Christophe Colomb cherchant à établir une autre route commerciale vers les Indes orientales en naviguant vers l’ouest, rapidement suivie de la conquête et de la colonisation, outre des Antilles, du Mexique (siège de l’Empire aztèque), de parties de l’Amérique Centrale et de toute une partie de la cordillère Andine (notamment l’actuel Pérou, siège de l’Empire inca). Tandis que, en vertu du traité de Tordesillas (1494), les Portugais vont occuper et coloniser les côtes de l’actuel Brésil à partir de 1502.

Quant au continent africain, il est alors doublement affecté par cette première vague de l’expansion européenne, exclusivement à l’initiative des Portugais. D’une part, ceux-ci établissent le long des côtes occidentales et orientales une série de comptoirs commerciaux et de points d’appui sur la route des Indes. D’autre part, et surtout, ils vont se lancer dans la colonisation de deux zones: 1° à l’ouest, la zone congolaise et angolaise, dans laquelle il cherche à se procurer des esclaves pour servir de main-d’œuvre aux plantations de canne à sucre qu’ils ont ouvertes dans certaines îles de l’Atlantique (Madère, São Tome) et qu’ils se mettent à développer dans le Nordeste brésilien à partir du milieu du XVIe siècle; 2° à l’est, le long du Zambèze, la zone mozambicaine et zimbabwéenne où c’est surtout l’or qui les attire, car ils en ont besoin pour animer leur commerce dans l’océan Indien.

La deuxième vague de l’expansion européenne sera par contre à l’initiative de l’Europe du Nord (Angleterre, Provinces-Unies des Pays-Bas et, dans une moindre mesure, la France). Elle va consister essentiellement soit à s’emparer des positions déjà occupées par les Ibériques ou laissées libres par eux, soit à piller (au sens propre ou figuré) les positions occupées par ces derniers dont ils ne parviendront pas à s’emparer, tout en se disputant entre eux les résultats de ces opérations.

C’est ainsi que, entre 1600 et 1660, les Néerlandais regroupés au sein de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie (Compagnie unifiée des Indes orientales) vont expulser manu militari les Portugais de la quasi-totalité de leurs comptoirs commerciaux, en s’assurant ainsi à leur tour une position prédominante tant dans le commerce «d’Inde en Inde» que dans les échanges entre l’Asie et l’Europe. Et ils vont simultanément entreprendre de coloniser Ceylan (Sri Lanka) et une partie de l’Indonésie (essentiellement la partie centrale de Java) pour y faire produire des épices.

Par ailleurs, à partir des années 1720, ce sont les Britanniques regroupés au sein de l’East India Company (la Compagnie des Indes orientales) et les Français regroupés dans une semblable Compagnie des Indes orientales qui vont, à partir de comptoirs commerciaux préalablement établis (Madras et Calcutta du côté britannique, Pondichéry et Chandernagor du côté français), chercher à étendre leur emprise territoriale dans deux régions de l’Inde (le Deccan oriental et le Bengale), en entrant de ce fait dans un conflit violent qui tournera à l’avantage des Britanniques dans le cadre de la guerre de Sept Ans (1756-1763).

Entre-temps, Britanniques, Néerlandais et Français se seront établis sur les côtes orientales de l’Amérique du Nord et auront commencé à coloniser l’intérieur des terres à partir de là, les premiers à l’est des Appalaches entre la Floride (entre les mains des Espagnols) et le Maine, les derniers le long du Saint-Laurent. Les Britanniques vont rapidement en chasser les Néerlandais; après quoi la rivalité avec les Français pour l’accession aux fourrures canadiennes (la principale richesse immédiate du pays) va aller en croissant et finir, là encore, par une victoire britannique dans le cadre de la guerre de Sept Ans.

Les positions bougeront peu en Amérique du Sud, si l’on veut bien excepter le petit quart de siècle (1630-1654) durant lequel les Néerlandais, regroupés au sein de la West-Indische Compagnie (la Compagnie des Indes occidentales), sont parvenus à occuper la plus grande partie du Nordeste brésilien, alors la principale zone productrice de sucre de canne.

Par contre, les Espagnols perdront la quasi-totalité des Antilles (à l’exception de Cuba, de la partie orientale d’Hispañola et de Porto Rico) au bénéfice des Anglais, des Néerlandais et des Français, qui se les disputeront entre eux aussi. L’enjeu de leur rivalité sera double. D’une part, le développement de plantations de canne à sucre (principalement à la Jamaïque du côté britannique; à Saint-Domingue, la partie occidentale d’Hispañola, du côté français) pour concurrencer le sucre brésilien. D’autre part, le commerce de contrebande avec l’ensemble des colonies ibériques. A noter qu’un second centre de contrebande va rapidement se développer à partir du rio de la Plata, en direction tant du sud brésilien (portugais) que du Pérou espagnol. Les Britanniques en seront les grands maîtres à partir du début du XVIIIe siècle.

Au cours de cette seconde phase de la première mondialisation, le continent africain va être essentiellement réduit à une vaste «garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires» (Marx): il va servir à ravitailler en esclaves les plantations américaines (brésiliennes, antillaises, nord-américaines) de canne à sucre, de coton, de tabac, etc. Trois régions vont être particulièrement affectées par la traite négrière: l’Angola (déjà cité) et les arrière-pays de la section de la côte guinéenne surnommée la Côte-des-Esclaves (correspondant aux actuelles côtes du Togo et du Bénin) et de l’espace sénégambien.

La double dimension commerciale et coloniale de l’expansion européenne

Ainsi que le suggère ce bref survol de l’expansion européenne des XVe-XVIIIe siècles, celle-ci a revêtu essentiellement deux formes différentes. L’expansion coloniale a consisté en l’occupation et la domination (le contrôle, l’administration, l’imposition fiscale, etc.) d’un territoire à l’extérieur de l’Europe, l’appropriation de ses richesses naturelles (sol et sous-sol) et culturelles (produites et accumulées par les populations indigènes), l’extermination ou l’expulsion de ces dernières ou leur exploitation sous différentes formes (essentiellement la réduction en esclavage ou en différentes formes de servage, plus rarement le travail salarié). Le tout au bénéfice de la métropole européenne qui en est l’auteur et des colons métropolitains qui viennent s’y établir et qui y font souche. La colonisation s’accompagne d’une périphérisation de la colonie par la métropole: la première se voit imposer par la seconde toute une série d’obligations (orientations productives, impositions fiscales, etc.) et d’interdictions (en particulier de développer des activités productives susceptibles de concurrencer l’agriculture, l’artisanat et la proto-industrie de la métropole, de commercer avec l’étranger ou même avec d’autres colonies relevant de la métropole, etc.) qui en limite et détermine le développement socio-économique en fonction des intérêts métropolitains, en la spécialisant dans la production de produits primaires (agricoles et miniers) et en la contraignant à importer des produits manufacturés depuis la métropole.

Dès cette époque s’esquisse donc le développement inégal entre centre et périphérie, qui est la marque propre de la mondialisation capitaliste. Ce qui ne manque d’ailleurs pas de créer progressivement des tensions entre la métropole et ses colonies, au fur et à mesure que les intérêts de l’aristocratie foncière et de la bourgeoisie marchande créoles vont entrer en contradiction avec les obligations et restrictions imposées par la métropole.

Quant à l’expansion commerciale, elle consiste en l’organisation de circuits commerciaux entre l’Europe et le restant du monde, à l’intérieur desquels les capitaux marchands européens s’assurent une position dominante, basée selon le cas sur le pillage, le commerce forcé et déloyal ou même le commerce régulier du côté non européen et sur une situation d’oligopole ou même de monopole du côté européen. Ce qui permet aux capitaux européens de maximiser leurs profits sur le marché européen, en jouant notamment sur les différences de prix, entre l’Europe et le reste du monde, des produits (le plus souvent de luxe: les épices et les soieries asiatiques par exemple) sur lesquels roule leur trafic.

En dépit de leurs oppositions évidentes (prédominance de la propriété et de la rente foncières d’un côté, du capital et du profit marchands, de l’autre), ces deux formes vont se montrer complémentaires. L’expansion coloniale va ouvrir de multiples opportunités à l’expansion du capital marchand européen par l’exploitation des circuits marchands entre métropoles et colonies. Inversement, l’expansion marchande va souvent ouvrir la voie à l’expansion coloniale, chaque fois qu’il s’avérera nécessaire et possible de maximiser le profit marchand par le contrôle en amont des conditions de production des produits commercialisés: ainsi en ira-t-il par exemple à Ceylan et en Indonésie; sur les bords du Zambèze; dans le Deccan et au Bengale.

États et compagnies commerciales à privilège

L’expansion européenne n’aurait bien évidemment pas été possible sans l’intervention directe ou, du moins, sans l’appui des différents États européens. Sans aucun doute, les États en ont été les principaux acteurs.

C’est l’évidence même en ce qui concerne la colonisation, qui implique découverte, reconnaissance, conquête puis occupation de territoires plus ou moins vastes, afin d’en valoriser les ressources matérielles et d’en exploiter les populations en s’appropriant leur surtravail. Une telle entreprise ne saurait être pacifique: elle suppose au contraire, selon le cas, d’affronter les pouvoirs politiques régnant sur ces territoires et les populations indigènes qu’il s’agit d’exproprier, de contraindre au surtravail (sous forme de l’esclavage ou du servage) voire de massacrer purement et simplement. Autant d’opérations que seul un État peut entreprendre, parce qu’il est seul en mesure de concentrer la violence sociale, mais aussi la richesse sociale nécessaire à leur succès, ou dans lesquelles il doit intervenir, le cas échéant, pour en autoriser et en réglementer l’exécution par des agents privés, tout en leur prêtant malgré tout main-forte et en apportant un soutien matériel à l’occasion.

Mais l’intervention de l’État n’est pas moins requise en ce qui concerne l’expansion commerciale. Cette dernière a rarement été pacifique: la protection des comptoirs commerciaux a presque toujours supposé leur militarisation (la construction de forts ou de forteresses, l’installation à demeure de garnisons); tandis que la sécurité des liaisons commerciales maritimes a rendu nécessaires la présence et l’intervention constantes d’une marine militaire. Plus largement, les expéditions exploratoires ouvrant les voies maritimes, la mise sur pied et l’entretien d’une marine commerciale, la constitution même des compagnies commerciales qui vont exploiter ces voies ont supposé l’aide et l’appui des États sous diverses formes: des prêts ou même des dons; toujours des concessions avantageuses ou même des privilèges exclusifs instituant à leur bénéfice des monopoles; des politiques mercantilistes assurant la protection du commerce entre colonies et métropoles à l’égard des rivalités étrangères; des guerres commerciales destinées à défendre les positions acquises ou à les étendre, etc.

C’est dans ce contexte qu’ont pu se former et prospérer ces autres acteurs majeurs de la première mondialisation capitaliste qu’ont été les compagnies commerciales à privilège, dont j’ai cité plus haut quelques exemples; les deux principales étant la Vereenigde Oost-Indische Compagnie et l’East India Company. Elles présentent un certain nombre de caractéristiques spécifiques.

Canon de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie

• En premier lieu, ce sont des entreprises commerciales qui, en contrepartie d’espèces sonnantes et trébuchantes (des redevances, des prêts plus ou moins forcés, voire des dons plus ou moins spontanés à leur souverain) obtiennent le monopole du commerce extérieur avec, selon le cas, un État ou un groupe d’États étrangers, un territoire ou une zone géographique extérieurs déterminés voire un continent tout entier. C’est pourquoi on les dénomme couramment «compagnies à privilège» ou «compagnies privilégiées» ou encore «compagnies à monopole». Elles obtiennent de surcroît, le cas échéant, de leur souverain, comme condition supplémentaire de leur expansion commerciale, le droit de prendre possession et de coloniser des territoires dans les zones qui constituent leur apanage, y compris celui d’y exercer des fonctions régaliennes: y battre monnaie, y rendre la justice, y nouer des alliances et même y faire la guerre. Chacune d’elles possède ainsi, éventuellement, sa propre marine de guerre et ses propres troupes. Elles constituent alors des sortes de vassaux de leurs États respectifs, une charte venant fixer leurs privilèges mais aussi leurs obligations à son égard.

• En deuxième lieu, les compagnies commerciales à privilège constituent la forme la plus concentrée du capital marchand au cours des temps modernes. C’est qu’elles réunissent ces deux conditions essentielles de l’accumulation du capital commercial dans les formations précapitalistes que sont le commerce lointain et le monopole: elles prospèrent toutes sur la base de la monopolisation d’une section de cette forme par excellence du commerce lointain que va constituer, durant toute l’époque protocapitaliste, le commerce outre-mer. De ce fait, ce sont toutes des capitaux socialisés, procédant de l’association de multiples partenaires sous différentes formes juridiques: sociétés de personnes; sociétés en commandite; sociétés par actions, dont elles constituent parmi les premiers exemples historiques.

• Les compagnies commerciales à privilège vont, en troisième lieu, constituer la forme du capital marchand et, plus largement, du capital tout court, qui s’assurera la meilleure valorisation au cours de l’époque protocapitaliste. D’où leur exceptionnelle prospérité dont témoigneront tant la masse et le rythme de l’accumulation de leur capital que le nombre, la splendeur et la pérennité des fortunes privées qui se constitueront grâce à elles.

• En dernier lieu, enfin, ce qui les différencie d’emblée des autres formes contemporaines du capital marchand concentré est la dimension planétaire de leur champ d’activité. Pour assurer leurs conditions exceptionnelles de valorisation, il leur faut coordonner des opérations sur différents marchés, répartis sur différents continents. En ce sens, ces compagnies sont les (très) lointaines préfigurations de nos actuelles entreprises transnationales.

Le parachèvement des rapports capitalistes de production en Europe occidentale

L’expansion commerciale et coloniale de l’Europe au cours des temps modernes va produire un double effet global. En Europe occidentale, elle contribuera au parachèvement des rapports capitalistes de production. Plus largement, elle favorisera la formation voire le renforcement des différentes conditions sociales (le passage d’une société d’ordres à une société de classes), politiques (la formation d’un type particulier d’État: l’État de droit) et idéologiques (la Réforme, la Renaissance, les Lumières, etc.) de ces derniers.

Je ne peux ici présenter tout ce processus dont l’exposé occupera tout le deuxième tome du Premier âge du capitalisme [4]. Je me contenterai d’en illustrer le premier aspect par l’exemple des effets produits par le fameux commerce triangulaire sur le parachèvement des rapports capitalistes de production en Europe occidentale Il s’agit du circuit d’échanges qui s’organise à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle entre l’Europe, l’Afrique et les colonies européennes aux Amériques. Ce circuit se déroule en trois temps

• Une compagnie négrière arme et équipe un ou plusieurs navires et y charge une cargaison composée de produits industriels divers (toiles et vêtements de laine ou de lin, chapeaux, barres de fer ou de plomb, ustensiles métalliques divers, armes blanches, armes à feu et poudre, ultérieurement cotonnades à la manière des Indes), d’alcool (vin, eau-de-vie ou rhum) et de tabac, de quincaillerie et de bimbeloterie, mais aussi des bijoux et de la porcelaine, sans compter les cauris. Car c’est contre de la marchandise, sous forme d’un troc, bien plus rarement contre de l’or ou de l’argent, que les esclaves africains sont acquis par les Européens, dans les comptoirs dispersés le long des côtes africaines

Coupe d’un navire négrier

• Arrivés dans un port des Amériques, les esclaves sont vendus aux propriétaires de plantation qui en ont besoin pour entretenir, renouveler ou augmenter leur stock de main-d’œuvre serve. Là encore, l’échange se fait souvent sous forme du troc, les planteurs proposant directement en échange des esclaves des produits tropicaux (sucre, mélasse, rhum, café, tabac, coton, indigo, etc.), mais aussi du bois, du fer et de la fonte, des fourrures qu’ils se sont procurés par des échanges avec les colonies nord-américaines. Sinon, avec l’argent ou les lettres de change obtenues contre les esclaves, le négociant négrier acquiert ces produits dont il fait une nouvelle cargaison.

• Il ne reste plus au négrier qu’à ramener sa cargaison à bon port en Europe, pour la vendre soit à des négociants qui se chargeront de l’écouler, soit à des industriels qui les transformeront. Ayant ainsi récupéré son capital initial, engrossé d’un profit (sur lequel il doit éventuellement rémunérer ses partenaires financiers), la compagnie négrière peut alors relancer tout ce cycle d’échanges commerciaux, le profit réalisé en définitive permettant d’en élargir sans cesse l’échelle.

A qui bénéfice ce commerce triangulaire? Les bénéficiaires de la traite sont évidemment, en premier lieu, les compagnies négrières qui s’y livrent. Mais parmi eux on peut aussi compter les planteurs qui, sans la traite, n’auraient pas pu mettre en valeur leurs terres et leurs productions agricoles. Enfin, par le rôle central qu’elle joue dans le commerce triangulaire, la traite participe de l’effet d’entraînement général de ce dernier sur les économies protocapitalistes européennes. C’est ce que je veux souligner ici.

• En premier lieu, ce commerce contribue au développement de la construction navale et de l’armement maritime, donc au renforcement de la puissance maritime des nations et des capitaux qui s’y livrent. Or la construction navale exerce elle-même d’importants effets d’entraînement en amont (du côté des activités agricoles, sylvicoles, artisanales, industrielles alimentant les chantiers navals en moyens de production: bois, fer, cuivre, toiles, cordes, ancres et chaînes marines, etc., ainsi qu’en moyens de consommation, notamment alimentaires) tout comme en aval (du fait du surcroît de pouvoir d’achat des producteurs ainsi généré), sans compter les activités connexes d’assurance, de courtage, etc. Le tout contribuant à élargir les marchés.

• En deuxième lieu, ce commerce va ouvrir des débouchés supplémentaires à l’agriculture, à la pêche, à l’artisanat et à l’industrie des métropoles européennes, et ce doublement.

D’une part, par l’intermédiaire des compagnies négrières, leurs produits servent de monnaie d’échange contre le «bois d’ébène» sur les côtes africaines. A titre d’exemple, on peut sans doute établir une relation directe de cause à effet entre l’essor de la traite négrière de Liverpool et la remarquable croissance qu’a connue toute l’activité manufacturière dans son arrière-pays durant le XVIIIe siècle, qu’il s’agisse de l’industrie textile de Manchester et du Lancashire ou de la métallurgie de Sheffield: en leur fournissant des débouchés, la traite négrière y aura dopé l’accumulation du capital et la transition consécutive de la manufacture vers l’industrie mécanique.

D’autre part, la prospérité des plantations dans les colonies américaines, dont l’esclavage est une condition essentielle, contribue à élargir le marché colonial, partant la demande en provenance des colonies de produits métropolitains: produits de luxe, destinés à la clientèle des familles de planteurs et des industriels de la canne à sucre, mais aussi produits courants servant à l’entretien des masses d’esclaves, par exemple les tissus de lin ou de laine de médiocre qualité destinés à les vêtir, ou encore la viande et le poisson salés servant à les nourrir. Mais on peut en dire tout autant en ce qui concerne tout le matériel de traitement de la canne à sucre (moulins, chaudières, etc.) ou de l’indigo (cuves), importé depuis les métropoles.

• En troisième lieu, le développement des échanges entre métropoles et colonies dans le cadre du commerce triangulaire va fournir à la fraction du capital marchand maître du commerce colonial une source conséquente de valorisation et d’accumulation. Et, par le biais des réexportations, les échanges entre colonies et métropoles auront également dopé le commerce entre les différents États européens, avec les mêmes effets.

• En quatrième lieu, la surexploitation du travail que permet l’esclavage est une condition essentielle de l’obtention par l’Europe d’un ensemble de moyens de production (essentiellement des matières premières), mais aussi de moyens de consommation (essentiellement des produits de luxe) qui seront essentiels à l’accumulation du capital industriel dans les métropoles européennes, du double point de vue de leur valeur (ils sont produits à moindre coût) et de leur valeur d’usage (ils vont permettre l’ouverture et le développement de nouvelles branches industrielles). Pensons par exemple au développement des raffineries de sucre, des distilleries de rhum, de la confiserie, de la chocolaterie, des manufactures de tabac, des manufactures de cotonnades, des teintureries, etc. L’industrie cotonnière, appelée à jouer un rôle pilote et moteur dans la “révolution industrielle”, n’aurait jamais pu se développer sans les plantations de coton des Antilles. Et cet effet de stimulation du développement industriel métropolitain par le commerce triangulaire va se faire sentir non seulement dans les ports qui y participeront directement et dans leurs arrière-pays immédiats, mais souvent bien loin d’eux: ainsi des manufactures de cotonnades voient-elles le jour dans le Bassin parisien, dans le Dauphiné, en Alsace, en pleine Suisse, etc.

• En dernier lieu, bien qu’une partie en ait été stérilisée sous forme de dépenses somptuaires, les profits générés par le développement des plantations esclavagistes dans les colonies ainsi que ceux accumulés par l’intermédiaire du commerce triangulaire sont venus, pour une autre partie, alimenter l’accumulation du capital (marchand mais aussi industriel) dans les métropoles. Au XVIIIe siècle, ils contribuent sous ce rapport aussi à réunir les conditions de la révolution industrielle, tant en France qu’en Grande-Bretagne. Ainsi ce sont des négociants enrichis dans le commerce triangulaire qui financent les travaux de Watt (1736-1819) et de Boulton (1728-1809) qui achèveront de mettre au point la machine à vapeur, tandis que des capitaux accumulés dans ce même commerce se reconvertissent au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle dans les industries minières et sidérurgiques.

Un premier monde capitaliste

Simultanément, l’expansion européenne va faire naître un premier monde capitaliste, englobant une grande partie de la planète, présentant une structure caractéristique:

  • L’Europe occidentale en constitue le centre, qui domine (ordonne et contrôle) ce monde, centre dans lequel les principaux États se disputent en permanence la prédominance au cours de conflits quasi continuels, l’Espagne, les Provinces-Unies, la France et la Grande-Bretagne occupant successivement la première place.
  • Le restant de l’Europe (l’Europe du Nord, l’Europe centrale et orientale, l’Europe du Sud: l’Italie, l’Espagne et le Portugal à partir du XVIIesiècle) constitue une semi-périphérie: elle regroupe les formations qui n’ont pas su prendre part à l’expansion commerciale et coloniale outre-mer ou qui n’ont pas su y conserver leurs positions.
  • Nous avons vu comment, hors d’Europe, ce qui se constitue une vaste périphérie englobant des zones plus ou moins étendues des continents américain, africain et asiatique.
  • Au-delà encore figurent des formations marginales, au sens non pas de formations négligeables, mais de formations situées en marge de ce premier monde capitaliste: un chapelet de formation allant de l’Empire ottoman au Japon en passant par l’Empire safavide (en Iran), l’Empire moghol (en Inde) et bien évidemment l’Empire chinois (sous les dynasties Ming et Qing). Ces formations marginales entrent déjà en communication (commerciale, diplomatique) avec le premier monde capitaliste; les formations centrales tendent à les y intégrer (dans une position semi-périphérique ou périphérique) mais les premières résistent à cette intégration avec plus ou moins de succès [5].

Conclusion

Par-delà la question particulière à laquelle elle s’attache, la démarche antérieure vise à défendre et illustrer pourquoi il est nécessaire et comment il est possible de se servir de Marx pour traiter des questions sur lesquelles lui-même ne s’est que peu arrêté ou qu’il a même totalement négligées.

Pourquoi cela est-il nécessaire? Du fait de la richesse irremplaçable et inégalée de son œuvre – et ce en dépit de ses limites et insuffisance. Cette richesse ne tient pas tant aux résultats directement établis par Marx dans ses analyses (du mode de fonctionnement du capitalisme, des luttes de classe, des conflits internationaux, des formations idéologiques, etc.) que par les outils conceptuels qu’il a forgés (à commencer par ceux de rapports de production, de rapports de classe, etc.); par la méthode qu’il suit (aller de l’abstrait au concret: partir de la logique des rapports sociaux pour comprendre comment elle ordonne les phénomènes sociaux, mais aussi se trouve souvent déjouée par la complexité de ces derniers et par les contradictions qui se développent en leur sein); par le modèle d’intelligibilité du social qu’il a soutenu, plaçant en son centre le concept de production (toute réalité sociale est à la fois produite et productrice) et, par conséquent, le rapport dialectique sujet–objet.

Comment cela est-il possible? Tout simplement en se donnant la peine de lire Marx lui-même, en ne se contentant pas de ce que l’on répète à son sujet depuis des décennies, que ce soit pour le louer ou pour le critiquer. Car en lisant Marx directement dans le texte, on y trouvera bien souvent autre chose, bien plus et bien mieux que ce que le marxisme ou l’anti-marxisme lui ont attribué. Et c’est le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre deux cents ans après sa naissance. (Fin)

______

[4] Ce sera l’objet du deuxième tome Le premier âge du capitalisme, tome 2 : La marche de l’Europe occidentale vers le capitalisme, à paraître au printemps 2019.

[5] La présentation détaillée de ce monde occupera le troisième tome du Premier âge du capitalisme qui paraîtra à l’automne 2019.

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