La campagne présidentielle au Mexique

Claudia Sheinbaum et Xóchitl Gálvez

Par Carlos Alberto Ríos Gordillo

«Et la nuit, tous les chats sont gris». Sancho Panza, dans El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de La Mancha de Miguel de Cervantes Saavedra

1.- Le triomphe de la gauche [avec Andrés Manuel López Obrador-AMLO, à la tête d’Ensemble nous ferons l’histoire, avec 53,19% des voix] à l’élection présidentielle mexicaine de 2018 – incroyable, tonitruant et écrasant – a peut-être été plus surprenant pour les initiés que pour les observateurs extérieurs. La coalition politique défaite [Ricardo Anaya Cortés du PAN, à la tête de Pour le Mexique en avant, avec 22,28% des suffrages et José Antonio Meade Kuribreña, ancien secrétaire des Finances sous Peña Nieto, à la tête de Tous pour le Mexique avec 16,41% des votes] a non seulement subi une débâcle électorale, mais a également été confrontée à une menace d’extinction: des milliers de ses militants allaient quitter les rangs des partis politiques où ils avaient été actifs pendant une courte période. De plus, la menace de la perte de l’enregistrement électoral des partis s’est accompagnée d’une réduction dramatique du nombre de leurs représentants dans la Chambre des députés et dans le Sénat. Alors que le centre de gravité de la politique des partis s’était déplacé vers la gauche, l’opposition s’éteignait en temps réel.

2.- Trois ans plus tard, suite aux effets de la pandémie de Covid-19, le gouvernement fédéral était pris entre le constat d’inefficacité de la politique «d’aplatissement de la courbe» (comme on disait à l’époque) des décès, et les travaux d’architecture sociale et économique: l’aéroport international Felipe Angeles (AIFA), la raffinerie «Dos Bocas» [Pemex a construit cette gigantesque raffinerie dans l’Etat  de Tabasco, Etat dont est originaire AMLO], le «Train Maya» [réseau de chemin de fer qui traverse la péninsule du Yucatán et suscite des dégâts environnementaux ainsi que des effets négatifs sur les populations premières]. Projets dont la pérennité relevait d’un pronostic réservé. Or, lors des élections de mi-mandat de 2021, le gouvernement fédéral continue de remporter des victoires dans les Etats de l’intérieur du pays, bien qu’il perde sa majorité à la Chambre des députés. Il doit maintenant négocier ses réformes en cours: l’Institut national électoral (INE-composé de 12’000 membres et contrôlant les cartes d’électeur qui servent de cartes d’identité au Mexique, structure qu’AMLO veut défaire) et le Pouvoir judiciaire fédéral (PJF), et remettre le commandement de la Garde nationale [GN-renforcée par AMLO et surtout placée sous la direction de l’armée qui a acquis un pouvoir économique dans les infrastructures et de même dans le contrôle des «oeuvres de bienfaisance»] au Secrétariat à la défense nationale (SEDENA). Pour le parti au pouvoir Morena, il était temps de négocier avec une opposition qu’il avait minimisée pendant trois ans. Mais l’opposition fait de même en refusant toute réforme, en contestant toute proposition, en votant contre toute initiative. L’humiliation du vaincu a renforcé le désir de revanche et le vote contre Morena l’a enhardi: l’opposition a exercé son pouvoir pour verrouiller toutes les initiatives, tout en préparant son retour à la présidence en 2024.

La campagne électorale s’intensifie. La plupart des médias sont des ennemis du gouvernement. S’y ajoute l’activisme des conseillers électoraux de l’INE et de la présidente de la PJF [Norma Lucía Piña Hernández], ainsi qu’une série d’organisations «citoyennes», comme «Mexicains contre la corruption». Ils ont collaboré de manière de plus en plus organisée contre le gouvernement, dont le chef AMLO, le président du Mexique, dans sa conférence matinale [las mañaneras] – véritable pouvoir politique et médiatique – tout en exerçant son «droit de réponse», leur a offert des arguments pour leur lutte politique, en particulier dans les médias et les réseaux dits sociaux.

3.- Si le président Lopez Obrador n’a pas reconnu les luttes féministes ou les luttes pour la défense des territoires et de l’autonomie – s’éloignant de plus en plus de la gauche sociale et des mouvements anticapitalistes: les dits «radicaux de gauche», qu’il assimile aux «conservateurs» – il a également créé le grand bélier contre son gouvernement. Par un étrange paradoxe, le gouvernement issu d’une victoire démocratique a créé, avec ses tentatives de réforme de l’INE, du PJF et de l’Institut national d’accès à l’information (INAI), la plateforme de lutte de ses opposants politiques acharnés: «la défense de la démocratie menacée par l’autoritarisme dictatorial».

La parole et la figure de López Obrador ont été si efficaces et si dynamiques que c’est de lui qu’est venu l’élixir magique qui a ranimé une opposition politique moribonde. La défense de la démocratie, si chère à la gauche dans ce pays, a été expropriée par la droite et utilement utilisée pour établir un lien avec un large secteur de la population mexicaine, généralement conservateur et craignant le «communisme», censé être animé par le progressisme de López Obrador et de ses «alliés» latino-américains: Cuba et le Venezuela, en premier lieu. Sans pouvoir de rassemblement massif, toutes les marches organisées dans la capitale du pays par des groupes de «citoyens» ont eu du mal à remplir quelques avenues du centre-ville de Mexico et l’esplanade du Monument à la révolution. Néanmoins, une fois que le message selon lequel la «démocratie était menacée» par une «dictature» en marche a été habilement inséminé par les médias, les intellectuels de droite et une foule de commentateurs, d’animateurs et d’influenceurs, le paysage politique s’est métamorphosé. Dès lors, «les marches roses pour la démocratie» (Marcha Rosa por la Democracia) ont pris de l’ampleur et le zocalo (place de la Constitution) de Mexico a été investi. La défense de la démocratie a été scandée par des milliers de voix, non seulement désabusées par le gouvernement (parmi ceux qui en 2018 ont voté pour lui et ceux qui ne l’ont jamais soutenu), mais très souvent enragées contre lui: «El INE no se toca/El INE no se toca» (l’INE ne se touche pas/El INE ne se touche pas) – [la place l’INE dans le contrôle des cartes d’électeur impliquait par sa dissolution une ouverture pour des opérations électorales d’AMLO].

4.- La ruse de la droite s’est transformée en mobilisation politique (avec des citoyens réellement lassés ou directement lésés par le gouvernement), en s’appropriant une technologie de protestation sociale très chère à la gauche mexicaine: des marches dans l’espace public, cette fois-ci, colorées en rose. Mais la «marée rose» cache les vraies couleurs qui l’animent: la pigmentocratie des partis politiques d’opposition, dont l’alliance actuelle obéit au «Pacte pour le Mexique», créé au début du mandat de six ans du gouvernement PRI-Parti révolutionnaire institutionnel d’Enrique Peña Nieto (2012-2018). Craignant d’être rejetés, ces partis [qui forment une étrange coalition électorale en 2024] n’ont pas pu se montrer sous leurs propres couleurs: bleu (Partido Acción Nacional, PAN), rouge (Partido Revolucionario Institucional, PRI), jaune (Partido de la Revolución Democrática, PRD), le faisant à travers la couleur de la «société civile».

Sur la base de la violence endémique dans le pays et de la confusion politique déclenchée par les médias (où rien n’est ce qu’il paraît être), le moment était venu de montrer qu’ils en avaient assez de la «dictature de López» et de désavouer les grands travaux d’infrastructure, considérés comme «gaspillage», «opacité», «inefficacité» et «corruption» – à l’exception des programmes sociaux, élevés au rang de droits constitutionnels par l’actuel gouvernement. Ce faisant, après avoir distillé peurs et mensonges, la droite a pénétré la psyché d’un large secteur de la population prêt à descendre dans la rue et, comme cela s’est avéré, sur les places publiques des principales villes du pays.

Débordant, l’optimisme de la foule a injecté des illusions dans un droit parasitaire qui s’est nourri de son hôte. Après un parcours erratique des anciens partis, il existait enfin une base sociale capable de soutenir une candidature qui, d’une part, correspondait au profil de ces foules et, d’autre part, pouvait rivaliser avec le parti au pouvoir et sa figure de proue dans la compétition à venir: la gouverneure de Mexico [de décembre 2018 à juin 2023], Claudia Sheinbaum [voir l’article publié sur ce site le 27 mai]. Les attaques à outrance – bien qu’en retard – et une candidate [de l’opposition] capable de rivaliser sur le plan de l’égalité des sexes sont concrétisées dans le programme de travail du groupe rival du président, de son parti, de Claudia Sheinbaum et de la coalition «Continuons à écrire l’histoire» (Parti vert, Parti travailliste, Morena). La campagne consistait à aller contre, ou à s’opposer à, sans concéder ni reconnaître, sans accepter ni valoriser. Tout nier, sans rien proposer de nouveau, est devenu le dogme des partis évincés du pouvoir, habilement dissimulé sous le masque de la société civile, et le fil conducteur de la campagne présidentielle.

5.- L’opposition, celle du «Pacto por México», a annoncé son processus interne. Plus de trente candidats se sont inscrites, mais seuls deux avaient de réelles chances: Beatriz Paredes (PRI – diplomate, première gouverneure femme de Tlaxcala) et Xóchitl Gálvez (liée au PAN, qui se présente comme candidate citoyenne – d’origine otomi, ethnie indigène, sénatrice de 2018 à 2023). Dès le départ, cette dernière semblaient la plus avantagée. En effet, l’opposition, aussi peu scrupuleuse que besogneuse, a mordu à l’hameçon de son alter ego: López Obrador, qui, habile à créer ou ressusciter des ennemis, pensait que la candidate présidentielle serait Xóchitl Gálvez, qui avait en principe des aspirations politiques plus modestes: gouverner la ville de Mexico. Mais comme elle était considérée comme l’ennemie à battre lors des élections de 2024, les prévisions de sa victoire se sont rapidement accrues. En manque de leaders féminins capables de se connecter à la population et de susciter un mouvement de masse, l’opposition a soudain découvert en Xóchitl Gálvez l’aimant capable d’attirer un secteur découragé, en colère et mobilisé contre le président, qu’elle qualifiait de «narco-président».

Gonflée par les médias dès le début (elle a été assimilée à la «vierge de Guadalupe» – «patronne du Mexique», depuis 1895), Xóchitl Gálvez a remporté le processus interne pour être la candidate présidentielle des partis qui composent la coalition «Fuerza y Corazón por México», sans qu’il y ait eu une élection. La défense de la démocratie avait commencé sans cette dernière! L’important était l’investiture accordée par les plus hautes sphères des partis politiques, qui avaient misé sur une candidate qui se présentait comme un cocktail idéologique: d’origine indigène, dit avoir appartenu à un courant trotskiste dans sa jeunesse, critique radicale du PRI, femme d’affaires prospère, gouverneure modèle dans une circonscription de Mexico, vendeuse de gelées dans son enfance et femme mûre qui a toujours du cran, et ainsi de suite. Sourire crispé, formes arrondies et petite taille, généralement vêtue de huipiles indigènes [vêtement mexicain brodé], la candidate «citoyenne» de la pigmentocratie [rouge, bleu, jaune] a parcouru le pays avec un discours neuf, spirituel, jovial et simple, ce qui n’empêche pas qu’il soit futile, éhonté, raciste, sexiste et classiste.

Son ignorance n’a d’égale que sa propension au mensonge et à la calomnie. Son langage, à la mesure de son monde, a été l’objet d’une attention constante. Ces derniers jours, faisant étalage de sa «prodigieuse mémoire» d’enfant, elle avouait avoir appris «les continents des capitales du monde»! Le prodige de la mémoire serait dépassé par un exploit: «En plus, j’ai appris la capitale du monde», dit-elle fièrement. C’est peut-être pour cela que, lors d’un simulacre d’élection dans les universités mexicaines, elle n’a pas obtenu la première place souhaitée, mais la troisième, derrière Jorge Álvarez Máynez, du parti Movimiento Ciudadano (MC), avec lequel les dirigeants des autres partis avaient, dans un premier temps, demandé de s’allier. Par la suite, ils y ont renoncé en faveur de Xóchitl Gálvez. Désireux de valoriser son parti, Jorge Álvarez Máynez poursuit sa stratégie de positionnement au centre, nécessaire pour obtenir des majorités aux législatives.

6.- Orchestrée pour désorienter l’opinion publique, la campagne électorale et sa candidate est marquée du sceau d’un véritable charabia. Le désordre régnant s’est retourné contre ses orchestrateurs et menace les listes de sénateurs plurinominaux (les leaders des trois partis politiques en premier lieu), le nombre de gouvernorats, le nombre de députés et l’enregistrement des partis. Cela accroît le désespoir de Xóchitl Gálvez et la virulence de la campagne. Et ce, à tel point que la confusion a fini par engluer ses créateurs, ainsi que la candidate à la triste mémoire.

Quant à elle, sa prétendue origine indigène et son militantisme de gauche se sont révélés être une imposture politique, tout comme son caractère a révélé ses traits ordinaires et vulgaires. Ni son bain de gauche, ni ses origines populaires n’ont suffi à la rapprocher de la population et à impulser un mouvement de masse à elle seule. En coulisses, elle sème la zizanie et crée des conflits. Quant à la campagne, sa logique est simple: déformer, tromper, confondre, mentir, nier. Ce visage de la droite apparaît ici dans toute sa clarté.

Incapable d’utiliser la répression pour soumettre et submerger, la droite a eu recours à la confusion politique. La force de la base sociale de Morena explique la stratégie de la droite: ressembler à la gauche, cacher les programmes de lutte de la gauche et ses conquêtes sociales, et mettre en œuvre une confusion dont elle peut tirer des dividendes. Ainsi, lors de la dernière marche de la «marée rose» (19 mai), «citoyenne» seulement en tant qu’hypothèse, la nature partisane qui s’est toujours cachée derrière la «société civile» est apparue au grand jour. Elle y a été contrainte par la perspective proche de l’élection du 2 juin: la couleur rose n’apparaît pas sur les bulletins de vote, mais les partis politiques qui se cachaient sous elle, eux, apparaissent (PRI, PAN, PRD). Et ils ont été «invités», avec tous leurs candidats «citoyens», au rassemblement de la «société civile» sur le Zócalo de Mexico, que Gálvez a magistralement utilisé pour clôturer sa campagne. Seule la proximité de l’élection a contraint à supprimer le camouflage politique.

7.- Un tour de passe-passe politique s’est déroulé sur le zócalo: l’alchimie entre les partis politiques qui ont besoin d’une base sociale pour les citoyens et la «société civile» qui prétend être fatiguée des partis. Beau travail de métamorphose, le discours de Xóchitl Gálvez est l’emblème de l’appropriation et de l’expropriation du discours de la gauche et de ses programmes de lutte; un symbole de la défense non plus de la démocratie (de l’INE), mais désormais de la République (au Mexique). «Avant le parti, nous avons la Patrie. Avant le parti, nous avons la République. Avant le parti, nous avons la démocratie et avant le parti, nous avons le Mexique. Le Mexique d’abord.» Ainsi a commencé l’oratrice en disant qu’elle avait été invitée par les «citoyens», dont la présence justifiait l’alliance nécessaire entre les vieux partis et la «société civile». Si la fin justifie les moyens, la visibilité légitime ce carnaval politique et le délire de la foule: «Une lutte pour l’âme du Mexique». Cette «large coalition» était nécessaire pour «défendre trois valeurs: la vie, la vérité et la liberté», par opposition à «la mort, le mensonge et la peur», l’héritage de ce gouvernement!

Paragraphe après paragraphe, le discours a tout englouti sur son passage: les causes et même les sujets sociaux de la gauche (les mères à la recherche des disparus, par exemple), qui sont à la fois non résolus dans l’action du gouvernement de López Obrador, et les étendards de la lutte de la gauche sociale, cachés par la droite. En montrant sa capacité à se métamorphoser en son contraire, le discours était aussi faux dans sa forme que vrai dans son contenu: la démocratie et la justice ont été deux grandes valeurs de la gauche au Mexique, mais le paradoxe est que la droite s’est opposée autant à l’une qu’à l’autre. «Des temps de santé, d’amour et d’espoir», a prédit Xóchitl Gálvez à une foule qui scandait des slogans, tout en brandissant les drapeaux des trois partis, les roses, celles de la candidate et même le drapeau mexicain. C’est dans l’espoir que s’enracine la force de la foule, qui défend la démocratie et l’âme du Mexique, face à la «dictature de López» et à son «héritière»: la «narco-candidate» Claudia Sheinbaum!

8.- Malgré cela, la coalition «Continuons à faire l’histoire» [et la candidate Claudia Sheinbaum] gagnera l’élection présidentielle et, avec elle, continuera à recycler des politiciens peu présentables qui ont adhéré à Morena avant même l’exode de la défaite électorale de 2018, et qui gouvernent aujourd’hui dans une bonne partie des Etats du pays. Cette gauche qui ressemble tant à la droite gagnera à nouveau. Ce qui est curieux, c’est que, dans une sorte de solidarité entre les contraires, les extrêmes se touchent: la droite, parce qu’elle se prétend de gauche, et la gauche, parce qu’elle se prétend différente de la droite.

Dans la confusion ambiante, tous les chats sont gris. (Article publié par Sin Permiso le 22 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Carlos Alberto Ríos Gordillo est professeur du département de sociologie de la Universidad Autónoma Metropolitana, Unidad Azcapotzalco.

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