Cambodge. Les crimes d’une «déchirure» dans l’histoire

Khmers rouges, qui «résistaient» en 1983... reconnus par les Etats-Unis
Khmers rouges, qui «résistaient» en 1983… reconnus par les Etats-Unis

Par Jérôme Boruszewski

Leur visage ne laisse transparaître aucune émotion. Khieu Samphan, l’ancien chef d’Etat du Kampuchea Démocratique entre 1976 et 1979, aujourd’hui âgé de 83 ans, se tient debout, impassible, lorsque le Président de la chambre énonce la condamnation: «la peine de réclusion criminelle à perpétuité», la plus lourde encourue par les accusés.

Un dossier
de 220’000 pages

Nuon Chea, son coaccusé, reste immobile, le visage masqué par de grosses lunettes noires. Les magistrats [voir sur la nature du tribunal les précisions en fin d’article] l’autorisent à ne pas se lever, en raison de sa santé fragile et de son grand âge. L’ancien numéro deux du régime khmer rouge a 88 ans.

Nuon Chea et Khieu Samphan étaient jugés depuis novembre 2011 pour des crimes contre l’humanité commis à l’occasion de deux vagues de déportations. La première concerne l’évacuation de Phnom Penh en avril 1975, lorsque plus de deux millions d’habitants ont été contraints par les soldats khmers rouges de quitter la capitale.

La seconde s’est échelonnée entre septembre 1975 et la fin 1977, quand les révolutionnaires ont déplacé plus de 300’000 personnes, de provinces en provinces. L’enquête dans ce procès a duré presque trois ans. Le dossier comporte 222’000 pages. Les accusés sont en détention depuis fin 2007.

«Meutres, persécutions, exterminations, disparitions»

Face à une galerie du public pleine, le Président Nil Nonn liste les crimes reprochés à Nuon Chea et Khieu Samphan: «meurtres, persécutions pour des motifs politiques, exterminations, atteintes à la dignité humaine, disparitions».

Il rejette les arguments de la défense selon lesquels les dirigeants khmers rouges auraient évacué les villes pour protéger les habitants d’éventuels bombardements américains et les diriger vers les campagnes où la nourriture était plus abondante.

Puis, il cite les dépositions de parties civiles, venues témoigner à la barre depuis le début du procès: des femmes ayant perdu leurs enfants dans cet exode forcé, des familles séparées, des corps gisant le long des routes, des déplacés incapables de se soigner, dépourvus de médicaments et de vivres.

«Cette décision va beaucoup apaiser notre souffrance» 

Tous ont dû fuir, «sans aucune exception» et «par n’importe quel moyen»: «les moines, les personnes âgées, les enfants, les malades, les blessés dans les hôpitaux», rappelle la chambre. «Les dirigeants [khmers rouges] ont décidé d’évacuer la population de Phnom Penh pour mieux [la] contrôler et empêcher les ennemis de déstabiliser les forces du Parti communiste», indique le président.

À la sortie de la salle d’audience, plusieurs victimes des Khmers rouges manifestent leur satisfaction. Elles ne pouvaient pas imaginer une peine plus légère. «Partout dans le pays, les gens seront contents», estime Soleman, un Cambodgien musulman de 61 ans qui a perdu son père et son frère entre 1975 et 1979. «Cette décision va beaucoup apaiser notre souffrance.»

Projets de réparations

La chambre autorise onze des treize projets de réparations demandés par les avocats des 3867 parties civiles de ce procès. Ainsi, un mémorial en hommage aux victimes des évacuations forcées devrait être prochainement édifié à Phnom Penh.

Des expositions permanentes et itinérantes devraient être organisées dans les provinces cambodgiennes. Les manuels scolaires d’histoire seront actualisés. En revanche, faute de financement, les juges n’ont pas retenu, au titre des réparations, la construction d’un monument dans le Bois de Vincennes à Paris pour les victimes cambodgiennes installées en France.

Une justice critiquée par les accusés

Les accusés ont indiqué qu’ils feraient appel de ce jugement. Les avocats de Nuon Chea estiment que le tribunal est partial, incapable d’auditionner d’anciens responsables khmers rouges qui occupent aujourd’hui des postés clés au Sénat et à l’Assemblée nationale du Cambodge [1]. Ils comptent demander la récusation des magistrats.

Les conseils de Khieu Samphan considèrent que le tribunal parrainé par les Nations Unies n’a pas prouvé l’implication personnelle de leur client dans la commission des crimes. Pour Me Anta Guissé, ce procès a été celui du communisme, et non pas celui des deux hommes présents dans le box [2].

L’avocate dénonce la volonté de condamner son client «pour les choses en lesquelles il a cru, et non pas pour ce qu’il a fait», critiquant une justice qui a besoin de symboles pour guérir un Cambodge meurtri par un régime qui a décimé le quart de la population de l’époque. (Article publié dans La Croix, 8 août 2014, p. 5, titre de A l’Encontre)

_______

[1] Le «retard» dans la procédure – outre la politique des Etats-Unis et des secrétaraires de l’ONU – est lié au fait que des dirigeants khmers sont encore aux affaires: l’actuel premier ministre du Cambodge, Hun Sen, et le président du parlement, Heng Samrin, sont d’anciens cadres militaires des Khmers rouges. Quant à Keat Chhon, le vice-premier ministre, il avait le poste de ministre de l’Economie – si ce terme est adéquat – du «Kampuchéa démocratique». Ce report des procédures convenait aussi bien aux Etats-Unis, aux dirigeants de l’ONU qu’à ceux de la Chine ou du Vietnam. Ainsi, après avoir «conduit à la mort» quelque 21% de la population cambodgienne, sont décédés «en paix»: Pol Pot (premier ministre), Son Sen (ministre de la Défense et responsable du Santebal, la Gestapo ou le KGB du régime), Yun Yat (ministre), Thiounn Thioeunn (ministre), Ta Mok (chef du commandement militaire) et son adjoint Kaè Pauk. Ils exerçaient les plus hautes responsabilités entre 1975 et 1979. Ils avaient tous bénéficié de la protection de la communauté internationale entre 1979 et 1993. Son Sen faisait même partie, avec Khieu Samphan, du Conseil national suprême créé par les accords de Paris (1991) censé incarne la souveraineté nationale durant une phase dite de transition! Ce n’est que le 23 juin 2007 (soit 28 ans après la chute du régime de Pol Pot) que les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) se mettront au travail. (Réd. A L’Encontre)

[2] Ce débat n’est pas nouveau. En 2008, dans un long entretien avec Douch (de son nom Kaing Guek Eav) – le patron du camp S-21 (autrement dit: la prison de Tuol Sleng) et, avant, le chef du camp M13 – son avocat, François Roux (commis d’office), lui pose des questions afin de saisir sa capacité d’autoréflexion sur son passé. Cet ancien professeur de mathématique, cadre des Khmers rouges, étonne par ses réponses, faites en français. Il affirme, par exemple, qu’un détenu a commis un crime et donc mérite la mort, car ce membre de base des Khmers rouges a volé une montre à un intellectuel qu’il arrêtait. Douch affirme: «prendre la montre, c’est une infraction grave à la règle cruelle». François Roux, qui veut le défendre solidement, lui rétorque: «Ce qui est plus grave, c’est la règle qui disait qu’il fallait poursuivre les intellectuels. On est bien d’accord, j’espère?» Et Douch, avec conviction, lui répond: «Bien sûr la politique du parti est cruelle. Il n’y a aucune ligne politique qui ne porte pas l’empreinte de la classe. La classe, je dis… maintenant «paysanne» et non plus «prolétaire». Donc au sein des jeunes qui veulent se montrer complètement prolétaires, il y a certainement des exagérations dans ces actions.»

Système mis en place avec soin, règles définies et établies, et actes qui y répondent, tout cela ne fait qu’un, selon nous. Ce qui laisse sceptique sur les arguments de la défense (Me Anta Guissé), même bien intentionnée, tels qu’elle les présente et tels que rapportés, dans cet article de La Croix, par Jérôme Boruszewski.

François Bizot, ethnologue, ex-détenu, témoin au procès de Douch en 2009 – auteur du Portail (Ed. La Table Ronde, 2000) –, déclare: «Quand Douch revenait de ses réunions avec ses supérieurs, il était impossible de ne pas remarquer son accablement. Il faut comprendre qu’il s’agissait toujours de décider du moment des exécutions. Il considérait que c’était un travail qu’il faisait en se forçant, que c’était son devoir.» De fait, Bizot, en cherchant «l’humain dans le monstre», laisse entendre – et même le dit – que «ceux qui exerçaient une fonction ne pouvaient que très difficilement faire marche en arrière». Certes, mais ils le pouvaient.

Dès les années 1920 – malgré les différences très importantes sur le plan socio-politique et historique – ce genre de questions s’est posé à des «vieux bolcheviks». Les réponses ont été très différentes. A retenir. (Rédaction A l’Encontre)

*****

Un tribunal mixte ONU-Cambodge 

• Le Cambodge et l’ONU signent en 2003 un accord pour la création des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, qui sont établies en 2006.

• Travaillant en langues khmère, anglaise et française, elles mélangent les droits internationaux et cambodgien, et les cultures juridiques française et anglo-saxonne. Le mandat du tribunal lui permet de juger les plus hauts responsables du régime, et des crimes commis entre 1975 et 1979.

• Financé en majorité par l’étranger, le tribunal, qui a dépensé jusqu’ici environ 170 millions d’euros, est constamment en manque d’argent. Il est très critiqué pour ses lenteurs et accusé de subir les ingérences du gouvernement cambodgien

• En 2011, a commencé le procès pour «crimes de guerre», «crimes contre l’humanité» et «génocide», de l’idéologue Nuon Chea, du président du «Kampuchéa démocratique» Khieu Samphan, du ministre des affaires étrangères Ieng Sary et de son épouse, Ieng Thirit, ministre des affaires sociales du régime. Cette dernière a été considérée inapte à être jugée pour cause de démence, puis libérée en 2012. Son mari est décédé en 2013 à 87 ans.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*