Alger, 9 août. Le hirak a atteint hier la barre symbolique du 25e vendredi de protestation d’affilée. Nous sommes à J-2 de l’Aïd El Kébir. Une chaleur accablante étouffe la capitale, avec une température ressentie frôlant les 40°C.
Beaucoup de «hirakistes» manquent à l’appel pour cause de vacances annuelles. Mais la «permanence» est assurée, et de quelle manière! Une fois de plus, la mobilisation a été au rendez-vous, avec des dizaines de milliers de citoyens jaillissant peu après la prière d’El Djoumouâ en scandant: «Makache hiwar maâ el îssabate» (Pas de dialogue avec les gangs), «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, pas militaire), «Y’en a marre des généraux!»…
A l’occasion de l’Aïd, les manifestants ont conçu un slogan sur mesure : «Attalgou ouledna y-âïdou maâna» (Relâchez nos enfants pour qu’ils fêtent l’Aïd avec nous). Le slogan lâché la semaine dernière aura été, lui aussi, l’un des leitmotivs des manifs d’hier: «Rahou djay, rahou djay, el îssyane el madani» (Elle arrive, la désobéissance civile).
Jusqu’à pratiquement la mi-journée, les rues de la capitale étaient vides, et sur les artères investies habituellement par les manifestants, notamment l’axe place Audin- Grande-Poste, il y avait beaucoup plus de policiers que de protestataires. Le dispositif de «cantonnement» des manifs mis en place par la police affiche toujours la même kyrielle de fourgons et autres camions des forces de l’ordre positionnés de part et d’autre de la chaussée, à hauteur de la Fac centrale et jusqu’à la Grande-Poste. On pouvait néanmoins voir des groupes de citoyens se prêter à des débats animés près de la terrasse du café Club 54, sous le regard indolent d’hommes en uniforme.
«Club des Pins, c’est la boîte noire du système»
A partir de midi, la foule se met à grossir. Un homme coiffé d’un chapeau de paille nous lance tout à trac : «Dites la vérité! Les médias doivent dire la vérité au peuple. Ils (AGS – Ahmed Gaïd Salah – et consorts) violent la Constitution du matin au soir. Gaïd Salah est un militaire, il doit parler aux militaires. Nous, on est des civils, on n’est pas des militaires. Le peuple en a marre. Cette commission de dialogue ne nous représente pas, les gens veulent de nouvelles têtes.»
Une marche est organisée de la place Audin jusqu’aux abords du siège régional du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), sur la rue Didouche. Les manifestants crient : «Klitou lebled ya esseraqine» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs), «Dawla madania, machi askaria», «Lebled bledna wen dirou raïna» (Ce pays est nôtre et nous ferons ce qui nous plaît)….
La procession répète à volonté le refrain à la mode: «Rahou dja, rahou dja, el îssyane el madani». On pouvait distinguer aussi cette variante : «Mour el Aïd, mour el Aïd, el îssyane el madani» (Après l’Aïd, la désobéissance civile).
Boudjemaa, 40 ans, résidant à Staouéli (banlieu ouest d’Alger), répétait le slogan avec la foule. Interrogé sur le sens qu’il attribue à ce mot d’ordre, il précise : «Ce qu’on dit, c’est qu’elle arrive, la désobéissance civile, ce n’est pas pour tout de suite.Ça sera pour la rentrée. Il faut la préparer. Il n’y a pas d’autre solution avec ce régime corrompu». Boudjemaâ confie dans la foulée: «Moi,je suis de Staouéli. Moretti [zone de villas avec accès réduit] et Club des Pins [club qui réunit les «décideurs» du pays] sont toujours des zones interdites pour nous. Club des Pins, c’est la 49e wilaya. Moi, j’ai connu ce monde de l’intérieur…» Notre interlocuteur a, en effet, travaillé sur des chantiers de construction, dans la zone ultrasécurisée de la résidence d’Etat. «Je voyais tous les pontes du régime. Toute la zone qui va de Aïn Benian à Zéralda leur appartenait. Melzi se comportait en dictateur là-bas, chikour kbir!» Témoin malgré lui des frasques de tous ces nababs tombés désormais en disgrâce, Boudjemaâ lâche: «Club des Pins, c’est la boîte noire du système.»
«Il faut une opération ville morte »
Un manifestant arbore carrément une pancarte sur laquelle il a écrit noir sur blanc: «Rahou djay, rahou djay, el îssyane el madani!»(désobéissance civile). C’est le metteur en scène et comédien engagé Ahmed Rezzak, qui manifestait déjà avec énergie, en 2014, contre le 4e mandat. Il explique: Pour moi, la désobéissance civile, ce n’est pas «el itissam» (un sit-in). Il ne faut pas qu’il y ait d’affrontement. C’est rester chez soi, comme au Soudan. Il faut organiser une grève générale où les gens ne sortent pas de chez eux. Il faut une opération ville morte, pour une journée. On peut choisir par exemple le lundi, comme ça, la population a le temps de se préparer. Moi je la vois comme ça, pacifiquement, la désobéissance civile. Il faut juste que les gens restent chez eux. On ne peut pas t’obliger à sortir de force. Et il faut que ça se répète chaque lundi.»
A ceux qui estiment que c’est un mode de contestation très contraignant, Ahmed répond: «En fait, c’est comme le vendredi, au tout début du mouvement. Ça faisait peur aux gens. Certains disaient qu’on ne savait pas faire une marche, qu’on n’est pas civilisés, finalement, on a vu 22 millions de personnes dans la rue sans aucun incident. C’est la même chose pour la désobéissance civile. Ça fait peur aux gens alors que ça peut avoir plus d’impact que les autres formes de contestation.»
La foule poursuit sa procession jusqu’à la rue Abdelkrim Khettabi. Mégaphone en main, des jeunes enflamment la scène sous un soleil de plomb. Les clameurs montent : «Atouna Bouregaâ weddou el Gaïd» (Relâchez Bouregaâ et prenez Gaïd Salah), «Echaâb yourid l’istiqlal» (Le peuple veut l’indépendance), «Wallah ma n’oûmou hatta tarahlou» (On n’ira pas à la plage jusqu’à ce que vous partiez). Le panel du dialogue est ciblé derechef : «Karim Younès à la poubelle», «Ya s’hab el casse-croûte, makache el vote», «La hiwar la chiwar, irhalou» (Ni dialogue ni concertation, partez!).
«M’zinou n’har el youm yetnahaw ga3»
Avec l’Aïd qui sera célébré ce demain, les manifestants ont malicieusement détourné le refrain de Abdelkrim Dali pour donner : «M’zinou n’har el youm yetnahaw ga3» (Quel beau jour aujourd’hui, vous dégagez tous! ) On entendait aussi: «N’âïdou wenwellou hatta tarahlou» (On fête l’Aïd et on revient jusqu’à ce que vous partiez).
A un moment, la foule martèle: «Hraqtou el ghabate, ya el issabate» (Vous avez brûlé les forêts, gangs). Un slogan qui fait drôlement écho à une pancarte qui dit: «Non à la politique de la terre brûlée». Des citoyens arborent des posters à l’effigie de quelques détenus d’opinion. Les hirakistes ne les ont pas oubliés. Ils scandent à l’unisson: «Attalgou ouledna y âïdou maâna» (Relâchez nos enfants pour qu’ils fêtent l’Aïd avec nous). Ils crient aussi : «Ya esseraquine, ya l’khawana, attalgou ouledna y âïdou maâna» (Voleurs, traîtres, relâchez nos enfants pour qu’ils fêtent l’Aïd avec nous).
Après la prière du vendredi, les mêmes slogans sont repris en boucle par une foule en délire. Sur une pancarte, on lit: «Décideurs, vous avez tort de ne pas comprendre le peuple. Nos marches sont des référendums». Un citoyen a écrit pour sa part: «Gaïd veut sauver le système et le peuple veut sauver le pays».
Un autre adresse ce message caustique teinté d’humour: «Menu du grand chef: dialogue bridé, présidentielle hâtée, candidat maison déjà choisi, système sclérosé à préserver et pérenniser…»
Saha Aïdkoum. Une forte pensée à tous les détenus politiques qui passeront l’Aïd loin de chez eux, dans les geôles de l’injustice… (Article publié dans El Watan, en date du 10 août 2019)
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