Syrie. La politique de la France et celle de l’Union européenne (I)

Sarkozy et Bachar el-Assad
Sarkozy et Bachar al-Assad

Par Serge Goudard

Si la France est membre de l’Union européenne (UE), l’une et l’autre n’ont pas nécessairement les mêmes positions. Cela tient d’abord à leur différence de nature. D’un côté, la France est un Etat-nation qui aspire à préserver son rang de grande puissance. De l’autre, l’UE est un conglomérat disparate aux positions souvent discordantes, en particulier sur la question syrienne.

Précisons: l’UE n’existe pas comme ensemble confédéral; c’est une collection d’Etats nationaux. Elle n’a ni sa propre armée ni ministre des affaires étrangères. Elle a seulement une «Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité» (Catherine Ashtom pendant 5 ans, puis Federica Mogherini depuis le 1er novembre 2014).

Les choix de l’UE, en ce qui concerne la Syrie, sont en fait déterminés par trois pays: la France, qui s’accroche à son rang de puissance militaire; l’Allemagne, discrète sur le plan militaire mais qui est la première puissance économique en Europe; et le Royaume-Uni, vieil impérialisme et puissance militaire dont le rôle fut central au Proche et Moyen-Orient.

Il en résulte que la politique «syrienne» de l’UE, fondée sur un compromis entre ces États aux intérêts distincts, fut d’une rare discrétion, quasi inexistante, sauf quand survinrent des réfugiés en nombre croissant durant l’été 2015. Ce fut alors la plus grande cacophonie entre les gouvernements européens, chacun faisant prévaloir ses intérêts particuliers au détriment des réfugiés, syriens et non-syriens. D’une manière générale, l’Union européenne n’eut pas de politique «syrienne» qui lui soit propre, et resta à la remorque de la politique des États-Unis, qui demeurent une puissance tutélaire sur l’Europe.

La France, quant à elle, a souvent affiché sa prétention à une politique «étrangère» qui soit distincte de celle de l’Union européenne, ou de celle des États-Unis. En ce qui concerne la Syrie, elle a entretenu l’image, souvent reprise par les médias, d’une puissance dont le rôle serait différent: attentive à défendre le peuple syrien, en pointe sur la question des droits de l’homme et la volonté d’intervenir militairement.

Au point que parfois des réfugiés syriens, anciens ou récents, se sont laissé berner.

C’est ce discours qu’il convient de déconstruire. Ce qui impose de préciser les deux racines essentielles de l’actuelle politique française en Syrie.

1. Dans la continuité du mandat sur le Syrie et le Liban

En mars 2011, quand éclate la révolution syrienne, c’est Nicolas Sarkozy qui, à Paris, est président. François Hollande lui succédera en mai 2012. L’un puis l’autre cherchent à préserver la place particulière de la France au Proche-Orient.

Cette politique s’inscrit dans une continuité historique, issue de la période coloniale, celle du mandat confirmé en 1920, de l’occupation française de cette région jusqu’en 1945-46. Les gouvernements français sont donc attentifs à entretenir, autant que faire se peut, des rapports étroits avec le Liban et avec le régime syrien.

Certes, en 2005, il y avait eu un épisode douloureux dans les relations franco–syriennes quand Rafik Hariri, le vieil ami de Jacques Chirac qui était alors chef d’État à Paris, avait été assassiné au Liban par les sbires de Damas. En représailles, les grandes puissances, dont la France, imposèrent que la Syrie retire effectivement ses troupes du Liban.

Mais en 2007, Sarkozy succède à Chirac. Sur la question du Proche-Orient comme sur d’autres, Sarkozy prend aussitôt le contre-pied de Chirac. Et il rétablit des rapports chaleureux avec Bachar al-Assad, comme en témoigne l’invitation du dictateur à la fête du 14 juillet 2008 à Paris.

Trois ans plus tard, lorsque surgit la révolution syrienne, la logique aurait donc voulu que le gouvernement français aide, d’une manière ou d’une autre, le gouvernement de Bachar al-Assad à faire face à la révolution populaire qui déferlait dans le pays. Qu’il se pose par exemple en intercesseur entre les insurgés et le régime dictatorial pour préserver celui-ci.

Ce ne fut pas le cas. Car un autre facteur, décisif, a joué en 2011.

2. La révolution tunisienne: une défaite de l’impérialisme français

L’autre facteur décisif est le surgissement de la révolution tunisienne en janvier 2011. Le dictateur Ben Ali au pouvoir à Tunis est l’un des protégés du gouvernement français, la France étant le premier investisseur en Tunisie.

En 2008, le président Sarkozy avait déclaré à Tunis, sans rire: «L’espace des libertés progresse, ce sont des signaux encourageants que je veux saluer».

Aussi la révolution en Tunisie, imprévue, fin 2010 début 2011, déstabilise-t-elle le gouvernement français, d’autant plus que cette insurrection est applaudie en France, notamment par les salariés et la jeunesse…

Or le gouvernement français soutient la dictature de Ben Ali jusqu’au bout. Ainsi, entre le 8 et le 12 janvier, alors que la répression a déjà fait 50 morts, la ministre française des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, offre à plusieurs reprises le soutien de la police française, proposant de mettre à profit «les savoir-faire français […] en techniques de maintien de l’ordre».

Cela provoque la colère en Tunisie, et l’indignation en France, où Le Monde du 13 janvier, reprenant les termes du président de la Ligue des Droits de l’Homme, titre sur les «propos “effrayants”» de la ministre.

Le lendemain 14 janvier, Ben Ali s’enfuit. C’est un désastre pour Sarkozy.

Il faut donc limiter la casse. Puisqu’un gouvernement de transition prévoit des élections en Tunisie, Paris demande d’abord (comme Washington) que cela se fasse dans «le respect de la Constitution». Faute d’avoir sauvé la personne du dictateur, on cherche ainsi à préserver le régime.

Et, dans une conférence de presse du 24 janvier, Sarkozy n’hésite pas à se présenter comme le défenseur des Tunisiens combattant pour la démocratie.

Mais, sur le fond, rien ne change à la politique française en Tunisie. En témoigne le comportement du nouvel ambassadeur français à Tunis, Boris Boillon, qui insulte les journalistes tunisiens venus pour une interview à l’ambassade.

Or, la révolution tunisienne est le point de départ d’un puissant mouvement révolutionnaire. En Égypte le 11 février, le dictateur Moubarak doit s’enfuir après 18 jours de manifestations et d’affrontements. Puis, immédiatement, la vague révolutionnaire touche la Libye, avec une première manifestation qui se déroule à Benghazi le 15 février. C’est désormais Mouammar Kadhafi, cet autre ami de Sarkozy, que la mobilisation révolutionnaire menace de balayer. Et d’autres dictatures sont également en danger, alors que le processus révolutionnaire s’approfondit en Tunisie et en Égypte.

Pour les principales puissances impérialistes, et en particulier pour la France dont les positions sont menacées par cette vague révolutionnaire, il devient évident qu’une inflexion politique est une nécessité.

Le gouvernement de Sarkozy est celui qui «tourne» alors le plus brutalement.

3. Février–mars 2011: un virage sur l’aile, dans les mots et en actes

Premier acte: le 27 février, à Paris, un rapide remaniement gouvernemental élimine la ministre Michèle Alliot Marie, ainsi que Brice Heurtefeux (pour ses propos racistes vis-à-vis des Arabes).

On peut donc considérer que Michèle Alliot-Marie est la première victime française des révolutions arabes. Elle est remplacée par Alain Juppé.

Nouveaux mots: dans une allocution du 27 février, Nicolas Sarkozy annonce une nouvelle politique étrangère qui réponde à la nouvelle situation, qualifiée d’«ère nouvelle». Sarkozy justifie le soutien qui fut jusqu’alors apporté aux dictatures en prétendant qu’elles étaient perçues comme un rempart face au terrorisme… Mais que, désormais, les peuples s’engageant dans le combat pour la démocratie, la France soutiendrait ce combat pour la démocratie…

C’est là une réelle inflexion qui ne témoigne pas d’un amour soudain pour la démocratie mais simplement de la peur d’être expulsé d’une région du monde par la vague qui va balayer toutes les dictatures. Car tel est désormais le pronostic.

Première application: en Libye, où Benghazi est libre depuis le 20 février et où, le 27 février, les insurgés se sont dotés d’un Conseil national de transition.

Dès le 1er mars, une réunion se tient à l’Élysée pour discuter d’une intervention aérienne en Libye. Les États-Unis et le Royaume-Uni sont plus réticents.

Le 5 mars, est constitué le Conseil national libyen. Immédiatement, le 6 mars, la France, la première, reconnaît, «salue la création du Conseil national libyen» et «apporte son soutien aux principes qui l’animent et aux objectifs qu’il s’assigne». La France veut que l’Union européenne fasse de même.

Faut-il rappeler qu’en 2007, la France avait réhabilité Kadhafi et l’avait accueilli (avec sa tente…) à Paris?

Finalement, le 17 mars, une résolution de l’ONU donne le feu vert à une intervention aérienne. La France se targuera d’avoir été la première, le 19 mars, à faire intervenir ses avions en Libye. Bien évidemment, il ne s’agissait pas d’apporter un quelconque «soutien» à la révolution libyenne mais de se positionner pour l’avenir, Kadhafi étant désormais considéré comme condamné.

Or, au même moment en Syrie éclatent des manifestations, en particulier à Derra à partir de la mi-mars.

Une logique superficielle voudrait que la France, aussitôt, apporte aux Syriens le même «soutien» que celui dont elle prétendit faire preuve en Libye.

Il n’en sera rien.

4. Mars 2011-mai 2012: Sarkozy face à la révolution syrienne

Mars 2011-mai 2012 constitue à la fois la première année de la révolution syrienne et la dernière année du gouvernement Sarkozy.

Ce qui marque les premiers mois de la révolution, c’est l’attentisme de la France et des autres puissances impérialistes; pour la France, cet attentisme est d’autant plus notable que, après avoir soutenu la dictature tunisienne jusqu’à sa fin, elle avait ensuite, et à l’inverse, anticipé la chute de la dictature libyenne.

Dans le cas syrien, rien de tel. Alors que les manifestations s’amplifient et que la répression est féroce, les grandes puissances semblent tétanisées. Cet attentisme peut s’expliquer par le fait que l’intervention en Libye s’avère plus longue que prévue, et qu’Obama redoute un nouveau bourbier comme ce fut le cas en Irak. Plus encore, il s’explique par les craintes qu’une révolution puisse chasser cette dictature, importante pour le maintien de l’ordre impérialiste dans la région.

Les réactions internationales sont donc à minima. Il faut attendre cinq semaines pour une première condamnation verbale des massacres. Et, au Conseil de sécurité, la Russie bloque, le 27 avril, une simple condamnation de la répression en Syrie

À la fin du mois d’avril et en mai, les États-Unis et l’Union européenne gèlent les avoirs d’al–Assad et de quelques dignitaires du régime.

On peut difficilement faire moins.

Et la France? La logique de sa «nouvelle» politique devrait la conduire à soutenir les insurgés, fut-ce verbalement. Mais Le gouvernement de Sarkozy craint de rompre les liens qu’il a renoués avec le régime, alors que le sort du régime ne semble pas joué.

Pourtant, le 1er juin, dans un rapport intitulé «Nous n’avons jamais vu une telle horreur», l’ONG Human Rights Watch s’indigne «des tueries systématiques et des actes de torture par les forces de sécurité syriennes à Deraa».

Le plus illustratif de cette position française est la très longue intervention d’Alain Juppé à l’Institut du Monde Arabe le 16 avril, un mois après le début de la révolution syrienne: il n’y est pas question de départ d’Assad, dont on nous dit qu’il «tergiverse» (à la différence d’autres régimes, il n’aurait pas, selon Juppé, encore choisi entre la voie de la réforme et celle du refus de toute réforme !); et il n’est pas question de soutien à l’opposition.

Extrait du discours de Juppé à l’IMA le 16 avril 2011

«Dans certains pays, portées par ce formidable élan vers la liberté, les autorités ont pris les devants en s’engageant résolument dans un processus d’ouverture, soucieuses d’apporter des réponses aux demandes légitimes de leur peuple. Je pense au Maroc, où le Roi a prononcé un discours courageux, ouvrant la voie à des réformes institutionnelles majeures.

D’autres encore ont fait le choix d’une répression sauvage. C’est le cas en Libye où la communauté internationale s’est mobilisée pour protéger la population…

D’autres enfin tergiversent, comme au Yémen ou en Syrie, où la situation est extrêmement préoccupante.»

Dans ce même rapport, Juppé exprime la nécessité de trouver de nouveaux interlocuteurs: «Trop longtemps, nous nous sommes consciemment ou inconsciemment un peu trop limités dans nos contacts, limités aux gens en place si je puis dire. Je crois que nous devons parler, échanger nos idées avec tous ceux qui respectent les règles du jeu démocratique et bien sûr le principe fondamental du refus de toute violence. Et je souhaite que ce dialogue s’ouvre sans complexe aux courants islamiques»

La ligne politique du gouvernement français est donc d’espérer que le régime syrien veuille bien se réformer.

L’une des raisons de cette prudence: on ne pronostique pas, durant ces premiers mois de la révolution, que Bachar al-Assad va tomber. Car si les manifestations vont croissant, elles sont d’abord «tournantes», d’une ville à l’autre, de la mi-mars au 8 juillet.

Et la France n’a ainsi pas de position différente de l’U.E. ou des É.U. Tous se limitent à quelques déclarations mesurées, au gel de quelques avoirs, au refus de quelques visas.

Cela n’a rien à voir avec la rapidité des réactions qui se manifestèrent en Libye.

Le 14 juin à l’Assemblée nationale, Alain Juppé est encore d’une grande prudence:

«La situation se dégrade progressivement…

Que pouvons-nous faire? La France ne peut et ne veut agir que dans le cadre de la légalité internationale. Nous l’avons déjà fait au niveau de l’Union européenne en adoptant des sanctions, y compris à l’encontre du président syrien.

Au Conseil de sécurité, malgré tous les efforts que nous déployons, en particulier avec les Britanniques et les Américains, nous n’avons pas encore atteint notre objectif.»

Cette ligne des réformes est défendue par certains intellectuels comme Michel Kilo qui explique ainsi (Humanité du 18 juillet 2011): «Nous appelons à un changement de régime de façon graduelle. Peu importe l’identité de ceux qui y participent. Cela peut se faire avec Bachar al-Assad.»

Le vendredi 1er juillet, il y a 500 000 manifestants à Hama. C’est sans précédent. Hama est alors l’épicentre de la révolution.

L’Union européenne prend, le 4 juillet, une mesure symboliquement ridicule: elle rajoute 5 personnalités à la liste des 130 responsables syriens dont les avoirs sont gelés.

Le 8 juillet, plus de 450 000 personnes manifestent de nouveau à Hama, cette fois-ci avec la présence de l’ambassadeur américain Stephen Ford et de l’ambassadeur français Eric Chevallier. En représailles, des «manifestants» organisés par le régime syrien s’attaquent aux deux ambassades. (Première partie. Voir la seconde partie de ce rapport sur ce site, à cette même date)

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Serge Goudard participe à l’animation du Comité pour la défense de la révolution syrienne à Lyon (France). Serge Goudard a participé et animé l’atelier sur le thème mentionné lors de L’Autre Genève, le 28 mai 2016 à Genève.

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