Russie-Ukraine. «Les “succès” russes en Syrie. Quelle signification pour l’Ukraine?»

Par Patrick Cockburn

Alors que la Russie nomme un vétéran de la guerre en Syrie au poste de commandant militaire général en Ukraine, et qu’on s’attend à ce qu’il lance sous peu une offensive dans la zone industrielle du Donbass, les experts se demandent si les tactiques qui ont fait leurs preuves en Syrie pourraient maintenant être employées en Ukraine.

Le nouveau nommé est le général Alexandre Dvornikov, qui a été envoyé en Syrie en septembre 2015 lorsque la Russie est intervenue directement dans la guerre pour stopper une offensive rebelle soutenue par l’Arabie saoudite qui gagnait du terrain contre les forces du président Bachar el-Assad.

Le soutien aérien russe à l’armée syrienne a été d’une aide cruciale pour le gouvernement de Bachar el-Assad et se poursuit à ce jour avec 182 frappes aériennes russes depuis début avril selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.

Le général Dvornikov, qui est devenu commandant du district fédéral du sud de la Russie en 2016, a été reconnu par Moscou pour avoir renversé la vapeur en Syrie. Ses détracteurs l’ont accusé d’infliger de lourdes pertes civiles en bombardant des villages, des bourgades et des villes, les rendant inhabitables.

Il s’agissait peut-être de sa tactique, mais elle était utilisée par le gouvernement syrien depuis au moins 2012. La nomination du général Dvornikov a été confirmée par un responsable américain anonyme, mais pas par Moscou qui n’annonce pas de telles nominations.

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Bien avant que les Russes n’interviennent directement en Syrie, je traversais nerveusement en voiture des quartiers du nord de Damas où chaque construction avait été brisée par des tirs d’obus et des bombes et où les ruines avaient ensuite été nivelées par des bulldozers pour éviter qu’elles ne servent de couverture à des tireurs d’élite.

Les habitants survivants avaient fui et personne ne savait combien d’entre eux étaient morts: à Daraya, ancien bastion de l’opposition au sud-ouest de Damas, les grands immeubles d’habitation étaient encore debout, mais vidés de leurs habitants.

Au-dessus de l’entrée d’un bunker, dont on dit qu’il est trop dangereux d’y pénétrer, quelqu’un a écrit sur le mur «les martyrs de Syrie sont si nombreux qu’ils construiront une nouvelle Syrie au ciel».

Les Russes ont affiné et renforcé ce que le gouvernement syrien faisait déjà, en lui suggérant de s’appuyer moins sur une puissance de feu massive mais mal dirigée et davantage sur des commandos d’infanterie équipés de fusils de tireurs d’élite et de mitrailleuses.

C’est efficace, mais le problème de l’armée syrienne – et il en va peut-être de même pour les Russes en Ukraine – était qu’elle manquait d’infanterie et voulait limiter ses pertes. Le simple manque d’effectifs peut également expliquer l’incapacité des Russes à progresser dans le nord de l’Ukraine et leur dépendance à l’égard de colonnes vulnérables de chars et de véhicules blindés qui se sont avérés faciles à piéger pour les forces ukrainiennes.

Une différence essentielle entre le paysage militaire de la Syrie et celui de l’Ukraine est que la Syrie est un puzzle de communautés hostiles divisées par des allégeances religieuses et, parfois, ethniques. Dans un quartier de Damas appelé Barzeh, les tirs d’artillerie ont réduit les quartiers arabes sunnites anti-gouvernementaux à un enchevêtrement de poutres en béton brisées et de planchers effondrés, tandis que les immeubles voisins peuplés de membres pro-gouvernementaux de la communauté alaouite, qui croit en une variante du chiisme, étaient indemnes.

En Ukraine, jusqu’à présent, la Russie ne semble pas avoir réussi à mobiliser un soutien local en dehors des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, où les combats devraient s’intensifier dans un avenir proche.

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Mais un parallèle entre la Syrie et l’Ukraine qui ne fonctionne que trop bien est que la guerre urbaine moderne implique partout inévitablement de lourdes pertes civiles, et ce, quel que soit l’auteur de l’attaque.

Des quartiers entiers de Damas, de Homs et d’Alep-Est ont été détruits ou rasés par les bombardements du gouvernement syrien et de la Russie, mais il en va de même pour Raqqa, ancienne capitale de facto de l’Etat islamique dans le nord-est de la Syrie, qui a fait l’objet d’intenses frappes aériennes et de tirs d’artillerie par les Américains en soutien aux forces dirigées par les Kurdes.

La ville de Mossoul, quartier général de Daech en Irak, a subi un siège de neuf mois en 2016-2017 par les troupes irakiennes soutenues par les frappes aériennes des Etats-Unis et une grande partie de la vieille ville a été anéantie. J’étais en contact par téléphone portable avec un certain nombre de civils qui vivaient là pendant le siège. A la fin du siège, j’ai essayé de savoir ce qui leur était arrivé pour discuter de leurs expériences, mais ils étaient tous morts ou portés disparus.

Les forces aériennes du monde entier ont tendance à être malhonnêtes quant à leur capacité à distinguer les cibles civiles des cibles militaires. Mais les enquêtes menées sur le terrain après les frappes aériennes ont invariablement montré que les contingents de civils et de militaires se trouvaient au même endroit ou qui pouvaient facilement être confondus.

Cela se produit naturellement, mais aussi à la suite d’un choix délibéré. Dans le nord de la Syrie, les djihadistes occupent parfois un étage d’un immeuble de cinq étages, alors que les étages supérieurs et inférieurs sont occupés par les résidents normaux.

Le contraste le plus frappant entre l’intervention des forces armées russes en Syrie en 2015 et en Ukraine en 2022 réside dans le niveau de préparation militaire. Les gouvernements occidentaux avaient espéré que la Russie s’enliserait dans le bourbier syrien, mais au lieu de cela, elle a réalisé des gains politiques et militaires en utilisant la puissance aérienne et un nombre modeste de conseillers.

En revanche, l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février, a échoué dès le début. Ses troupes n’ont pas atteint leurs objectifs, bien que la nature précise de ceux-ci ne soit pas encore claire. Trop peu de troupes russes ont avancé sur trop de fronts pour bénéficier d’une supériorité numérique qui leur aurait permis de gagner la bataille. Elles ont été contraintes de battre en retraite après avoir subi de lourdes pertes.

Mais le triomphalisme des dirigeants ukrainiens et des experts militaires occidentaux pourrait encore s’avérer dangereusement prématuré – et le succès russe en Syrie n’était pas aussi atypique qu’il n’y paraît aujourd’hui. (Article publié sur le site iNews, le 11 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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