Boris Kagarlitsky: «Une lettre de prison sur la situation de la gauche russe»

Manifestation: en tête Boris Kagarlitsky.

Par Boris Kagarlitsky

[Note de Links: Ecrivant depuis la colonie pénitentiaire russe où il est actuellement enfermé, le marxiste opposé à la guerre Boris Kagarlitsky a envoyé la lettre suivante à la conférence internationale en ligne du 8 octobre «Boris Kagarlitsky et les défis de la gauche aujourd’hui», organisée en son honneur et celui de son œuvre. Cette lettre a été écrite pour la table ronde consacrée à la situation de la gauche en Russie.]

Est-il utile de discuter de la position de la gauche en Russie comme d’un problème à part en soi? A première vue, il n’y a guère de raison: à l’heure actuelle après tout, les questions les plus urgentes sont liées à la démocratisation politique et à la fin du conflit militaire [Russie-Ukraine]. Dans les prisons et les colonies pénitentiaires, nous côtoyons des représentants d’autres courants démocratiques, s’affrontant aux mêmes problèmes, mangeant le même pain, et rêvant aussi de liberté. Et pourtant, il est nécessaire de parler de la place et des tâches particulières de la gauche. Tant pour les perspectives politiques que, paradoxalement, pour le moment actuel.

Il est vrai que nous avons très peu de possibilités d’influencer la situation. Mais nous possédons une force que d’autres n’ont pas: nous comprenons les raisons sociopolitiques et structurelles qui ont conduit à la situation actuelle.

Soyons honnêtes, la majorité de la société russe – en haut comme en bas de la pyramide – aimerait revenir à l’époque heureuse des années 2010, qui s’est achevée avec la pandémie de Covid et le déclenchement du conflit militaire à grande échelle entre la Russie et l’Ukraine [1]. Même d’un point de vue politique, un retour au niveau de liberté (plutôt limité) que nous avions à l’époque constituerait un énorme pas en avant aujourd’hui. Malheureusement, nous ne pouvons pas revenir au temps passé. On ne peut pas remettre le dentifrice dans le tube.

Et les changements qui ont eu lieu dans la société russe sont beaucoup plus importants qu’on ne le pense communément. Même sur le plan économique, nous observons des tendances totalement nouvelles: une relance industrielle (bien que dans une logique du «keynésianisme militaire»), une pénurie de main-d’œuvre qui modifie le marché du travail, un affaiblissement de la dépendance à l’égard de l’Occident et une augmentation simultanée de la dépendance à l’égard de la Chine.

Cela rappelle inévitablement les événements de la Première Guerre mondiale, lorsque les mesures imposées par le régime tsariste et le gouvernement provisoire [de mars à novembre 1917] ont créé les conditions nécessaires aux politiques radicales des Bolcheviks. Ou encore la Seconde Guerre mondiale, lorsque les mesures prises par la Grande-Bretagne en temps de guerre ont ouvert la voie aux réformes travaillistes [gouvernement Attlee 1945-1951]. Dans ce cas, peu importe ce que nous pensons de [Vladimir] Lénine ou de Clement Attlee; tous deux ont réagi non seulement en lien avec leur idéologie, mais aussi à la situation et aux besoins objectifs de la société. Il est tout aussi important que, dans les deux cas, les idées de gauche aient contribué à reconnaître ces besoins et à les satisfaire (dans quelle mesure et de manière significative, c’est une autre question).

La Russie d’aujourd’hui a besoin non seulement de se démocratiser, mais aussi de surmonter la nature oligarchique et la dépendance de son économie à l’égard de l’extractivisme. C’est précisément ce type d’économie qui a créé la structuration des groupes qui nous a conduits à l’autoritarisme et aux aventures militaires. La démocratie sans transformations sociales et économiques ne fonctionnera tout simplement pas. Et si un nouveau dégel [2] nous tombe dessus, il ne se transformera pas en «printemps de la liberté» si nous conservons les mêmes institutions politiques et économiques. Il n’est pas possible de revenir à la démocratie dirigée du début de l’ère Poutine. Nous devons aller de l’avant.

Potentiellement – grâce à notre tradition idéologique, au travail critique que nous avons accompli et que nous continuons d’accomplir, et pour de nombreuses autres raisons – la gauche dispose de la capacité de répondre à la requête historique naissante plus que toute autre force, incapable d’imaginer des solutions se situant au-delà du marché, du capitalisme et de la convenance bourgeoise. Mais ce n’est qu’une opportunité potentielle [3]. En réalité, sommes-nous prêts? Non, bien sûr. Nous ne sommes absolument pas prêts. Et je dirai même plus: nous ne serons jamais prêts à l‘avance. Ce n’est pas ainsi que fonctionne l’histoire. La disponibilité psychologique est le maximum que nous puissions espérer et avec lequel nous pouvons travailler.

Néanmoins, le besoin de changement n’est pas seulement objectif. Il est vivement ressenti par la société, même s’il n’est pas formulé sous forme de revendications spécifiques. Croyez-moi, après des mois passés dans diverses prisons avec des personnes très différentes, je l’ai constaté de mes propres yeux. Et c’est là le paradoxe: le désir de changement coexiste avec la peur du changement. Comme dans la célèbre chanson de Viktor Tsoi [4]. Apparemment, cet état d’esprit n’est pas nouveau en Russie. La disponibilité psychologique signifie que nous n’avons pas peur. Il ne suffit pas de ne pas craindre la répression. Nous ne devons pas non plus avoir peur de nous-mêmes, ni de prendre des décisions indépendantes. Nous ne devons pas les prendre au hasard, mais sur la base de nos connaissances et de nos principes.

Les personnes qui reconnaissent les besoins en gestation deviendront spontanément nos alliés, même si elles ne partagent pas nos formulations politiques. Je le vois clairement dans mes interactions avec d’autres prisonniers politiques. Pour attirer les gens, nous ne devons pas agiter des drapeaux rouges ou crier de beaux slogans, mais parler clairement et concrètement, nous soucier de notre crédibilité et être là où nous devons être.

Il y a des années, quelqu’un a comparé la position politique de la gauche à une horloge cassée qui indique l’heure exacte deux fois par jour. Malheureusement, il y a beaucoup de vérité dans cette boutade. Toutefois, mon vieil ami Pavel Kudyukin [qui a été parmi les créateurs du Parti social-démocrate de la Fédération de Russie en 1990], reprenant cette phrase, a ajouté: mais à ces deux moments de la journée, cette horloge affiche une heure astronomiquement exacte! L’essentiel est de ne pas rater ce moment. (Traduit par Dmitry Pozhidaev pour LINKS International Journal of Socialist Renewal, publié le 23 octobre. Traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Note du traducteur du russe à l’anglais, Dmitry Pozhidaev: nulle part dans cet essai, Kagarlitsky ne qualifie le conflit en Ukraine de «guerre». Ce n’est pas parce qu’il évite de reconnaître qu’il s’agit d’une guerre de conquête injuste de la part de la Russie – il l’appelle ainsi dans son dernier livre, The Long Retreat (Verso, 2024). Cette omission est plutôt due au fait que toutes les lettres envoyées depuis la prison sont soumises à la censure et doivent se conformer aux exigences fixées par les censeurs de la prison pour pouvoir être envoyées.

[2] Note du traducteur Dmitry Pozhidaev: il s’agit du dégel de Khrouchtchev (1956-1964), une période de libéralisation politique et culturelle en Union soviétique sous Nikita Khrouchtchev. Cette période a été marquée par un assouplissement de la censure, une plus grande liberté intellectuelle et une rupture avec la répression stalinienne, suscitant l’espoir de réformes et de démocratisation. [Voir à ce propos l’ouvrage de Moshe Lewin, Le siècle soviétique,Fayard, 2003; Roy et Jaurès Medvedev, Khrouchtchev, les années de pouvoir, Maspero, 1977 – Réd.]

[3] Tous les caractères soulignés sont ceux de la lettre originale.

[4] Note du traducteur Dmitry Pozhidaev: «Peremen!» («Changements!»)est une expression qui signifie «changement». («Changements!») est une chanson de Viktor Tsoi et de son groupe Kino. Sortie en 1986, elle est devenue un hymne non officiel de la Perestroïka [lancée par Mikhaïl Gorbatchev], symbolisant le désir de réformes politiques et sociales de la fin de l’ère soviétique. La chanson a trouvé un écho auprès de la jeunesse et des mouvements appelant au changement en Union soviétique.

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