Par Vicken Cheterian
En septembre de cette année, la situation en matière de sécurité dans le Caucase et en Asie centrale a connu une escalade dramatique de la violence [1]. Le 12 septembre, les forces armées azerbaïdjanaises ont lancé une attaque massive dans six directions différentes à l’intérieur des territoires de l’Arménie voisine. Après 48 heures de combats intensifs, près de 300 personnes ont été tuées (officiellement 207 soldats arméniens et 80 Azerbaïdjanais sont déclarés décédés) [2]. Durant la même période, du 14 au 20 septembre, et à près de 3000 km à l’est, de violents affrontements ont éclaté à la frontière entre le Kirghizistan et le Tadjikistan, dans le sud-est de la vallée de Ferghana. Le nombre de morts est controversé, mais les chiffres officiels dépassent les 100, tandis que du seul côté kirghiz de la frontière, 140’000 civils ont été évacués [3].
De nombreux analystes ont fait le lien entre la flambée de la violence dans le Caucase et en Asie centrale et l’affaiblissement de la Russie en raison de sa guerre en Ukraine. Alors que le plan initial de Poutine était d’occuper l’Ukraine et de renforcer l’influence russe dans l’espace post-soviétique, un commentateur a écrit que «Moscou accélère activement le déclin de son influence dans toute l’Eurasie, y compris dans les anciens pays soviétiques du Caucase du Sud et d’Asie centrale» [4]. Marlene Laurelle, dans un article publié par Foreign Affairs, est allée encore plus loin: non seulement la Russie perd son influence dans l’espace post-soviétique, mais aussi «la Russie ne semble plus pouvoir servir comme garant de la sécurité régionale pour les régimes de la région […] et plusieurs puissances – principalement la Chine et la Turquie – ont tout à y gagner» [5].
L’affaiblissement de la position russe dans le Caucase et en Asie centrale s’est accompagné d’informations selon lesquelles la Russie retirerait des troupes de ses bases situées dans ces républiques post-soviétiques afin de les redéployer en Ukraine. Par exemple, en septembre, de nouveaux rapports ont affirmé que la Russie avait retiré quelque 1500 militaires du seul Tadjikistan [6]. En d’autres termes, en raison de la guerre en cours en Ukraine, l’armée russe a été affaiblie et dispose de beaucoup moins d’influence sur le terrain qu’auparavant.
Il est nécessaire de clarifier deux points. Premièrement, les conflits dans le Caucase et en Asie centrale ont une histoire qui est bien antérieure à l’invasion russe en Ukraine. Les affrontements les plus récents dans le Caucase sont les répliques de la deuxième guerre du Karabakh de 2020, lorsque l’Azerbaïdjan a lancé une nouvelle guerre contre les forces arméniennes du Karabakh et de l’Arménie. En outre, le conflit du Karabakh a une préhistoire enracinée dans la période de l’effondrement de l’URSS, puisque ce conflit est apparu en 1988 lorsque la population arménienne de la région a demandé un changement de statut de sa «Région autonome», une revendication qui s’est transformée en une guerre totale lorsque l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont accédé à l’indépendance (1992-94). De même, les affrontements frontaliers entre le Kirghizistan et le Tadjikistan ont déjà eu lieu au printemps 2021, toujours avant l’invasion russe de l’Ukraine, faisant des dizaines de victimes. En outre, la vallée de Ferghana a été le théâtre de rivalités portant sur des ressources naturelles telles que la terre et l’eau, ce qui a entraîné des tensions interethniques en raison de l’émergence de frontières internationales datant de la fin des années de l’URSS [7].
Une deuxième clarification nécessaire est la suivante: la Russie n’était pas la gardienne de la paix, ni une partie favorisant la résolution des conflits. En fait, la Russie a essayé de maintenir son influence en cherchant à instaurer un équilibre entre les parties au conflit – au même titre que dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. La présence militaire russe en Arménie n’a pas empêché l’Azerbaïdjan de lancer la deuxième guerre du Karabakh. Lorsque ce jeu d’équilibre n’est pas possible, la Russie opte alors pour une intervention militaire directe, comme en Géorgie en 2008. Il ne faut pas non plus diaboliser à l’excès le rôle de la Russie dans les conflits post-soviétiques. Les acteurs locaux ont joué un rôle – et ont une responsabilité dans la transformation des tensions et des problèmes politiques en conflits armés.
La guerre en Ukraine et la fin du modèle autoritaire de Poutine
En envahissant l’Ukraine, Poutine a érodé les deux fondements de son régime autoritaire. Le premier était la projection de la force, souvent associée à la force militaire. Poutine a promis de faire à nouveau de la Russie une puissance mondiale et de regagner le «respect» de l’Occident, principalement celui des Etats-Unis. La propagande d’Etat russe s’est orientée dans ce sens, avec des clichés de nouvelles machines de guerre, de défilés militaires sur la Place Rouge et de campagnes militaires (en particulier aériennes) russes en Syrie. Cependant, les dirigeants russes étaient également conscients de leur handicap par rapport à la puissance militaire américaine, d’où l’importance accordée à la doctrine de la «guerre hybride». En envahissant l’Ukraine, Poutine a fragilisé les fondements de son régime autoritaire.
Tout système autoritaire repose de facto sur un accord tacite avec la population. Dans le cas de Poutine, il s’agissait d’apporter la «stabilité» en échange de la confiscation de la sphère publique. Des années d’instabilité sous deux précédents dirigeants – Mikhaïl Gorbatchev avec sa Perestroïka et Boris Eltsine avec son interminable transition – avaient rendu la population de Russie lasse du changement. Poutine a promis qu’il n’y aurait plus de changement, mais la stabilité – y compris la fin des réformes internes indispensables –, et en retour, la population devait se montrer apolitique. Avec sa guerre en Ukraine, et surtout la mobilisation de masse, Poutine sape un deuxième fondement de son autoritarisme.
Enfin, l’impact de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 diffère qualitativement de l’occupation russe de la Crimée en 2014. Dans le cas de l’invasion de 2014, Poutine a réussi à générer une vague d’enthousiasme nationaliste, qui a servi à faire oublier à «l’opinion publique» les élections présidentielles de 2012, lors desquelles les «chaises musicales» Poutine-Medvedev avaient contrarié une grande partie de l’électorat.
Après avoir soigneusement cultivé pendant deux décennies une apparence officielle de force et de conservatisme, Poutine est déjà défait dans sa guerre contre l’Ukraine. Alors que l’opposition citoyenne à l’intérieur de la Russie est interdite et fortement réprimée, les Russes votent avec les pieds: plus de 700 000 Russes ont quitté le pays depuis le début de l’«opération spéciale» [8].
Conflits régionaux et compétition entre grandes puissances
La déroute en Ukraine va certainement diminuer l’influence russe dans le Caucase et en Asie centrale. A titre de comparaison, en janvier de cette année, l’élite kazakhe a demandé une intervention militaire russe pour mettre fin à un soulèvement interne. Depuis l’invasion ukrainienne, l’élite kazakhe prend ses distances avec Poutine et son projet expansionniste qui remet en cause la souveraineté des Etats post-soviétiques, et pas seulement celle de l’Ukraine.
L’invasion de l’Ukraine et l’échec russe dessinent déjà les contours de la succession post-Poutine. La Russie en sortira très affaiblie, son armée affaiblie, et son rayonnement international diminué. En outre, la machine à gagner de l’argent sur laquelle reposait la stabilité de Poutine – les exportations de pétrole et de gaz – sera fortement réduite en raison des sanctions occidentales. L’armée russe pourrait chercher à se redéployer à la suite de l’échec ukrainien, tandis que l’élite politique pourrait rechercher une approche de plus en plus isolationniste. Après Poutine, la Russie devra rattraper deux décennies de réformes que Poutine a refusé de mettre en œuvre.
Une Russie plus faible et isolationniste n’implique pas que les conflits dans le Caucase, en Asie centrale ou au Moyen-Orient trouveront une solution plus aisée. Nous constatons déjà un renforcement de la concurrence entre grandes puissances dans le Caucase, dont l’importance stratégique en tant que corridor entre les économies asiatiques et les marchés européens ne cesse de croître. Il ne faut pas non plus penser que l’influence russe va disparaître dans ces régions. Même une Russie plus faible restera un acteur important dans les territoires géographiquement adjacents à la Russie elle-même. (Article reçu le 14 novembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Une version antérieure de ce document a été présentée lors de la 27th International Humanitarian and Security Conference of Webster University Geneva, le 1er novembre 2022.
[3] https://www.reuters.com/world/kyrgyzstan-says-death-toll-border-conflict-rises-36-2022-09-18/
[4] https://warontherocks.com/2022/10/as-russia-reels-eurasia-roils/
[5] https://www.foreignaffairs.com/central-asia/end-post-soviet-order
[6] https://www.rferl.org/a/russia-troops-tajik-base-redeployed-ukraine/32033791.html
[7] https://www.opendemocracy.net/en/kyrgyzstan-arc-of-crisis/
[8] https://slate.com/news-and-politics/2022/10/russia-men-fled-women-left-behind.html
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