Liviu Dragnea, le Roumain dans le sac

Par David Fontaine

Sous le feu de la justice, le vainqueur des législatives en Roumanie doit, pour avoir voulu s’absoudre, faire face à la rue, qui réclame son départ.

«LIVIU, leave, you!» («Liviu, va-t’en!»); «Dragnea connecting people» (détournement de la pub Nokia) ; «Liberté, Egalité… au cul, le PSD!». Depuis le 31 janvier, la jeunesse roumaine qui manifeste chaque soir, malgré des températures sibériennes, à Bucarest, Cluj ou Timisoara fait assaut d’inventivité dans ses slogans, y compris en anglais et en français.

Le mouvement, qui a culminé à 600’000 personnes le dimanche 5 février [voir l’article publié sur ce site le 6 février], un record depuis la révolution de 1989, et en a rassemblé encore 80’000 dimanche, cible le patron du Parti social-démocrate (PSD), Liviu Dragnea, 54 ans, l’homme par lequel le scandale est arrivé. Ce dernier a pourtant remporté les législatives en décembre avec 45,5% des voix, mais le président de centre droit, Klaus Iohannis, a refusé de le nommer Premier ministre en raison de sa condamnation à 2 ans de prison avec sursis pour fraude électorale, qui lui avait déjà valu de démissionner de son poste de ministre du Développement régional en 2015.

Car la législation anticorruption roumaine, adoptée en contrepartie de l‘entrée dans l’Union européenne en 2007, est sévère. Elle interdit aux condamnés de siéger au gouvernement. Un Juppéscu n’aurait jamais pu redevenir ministre ni se présenter à la présidentielle! Et elle interdit aux parlementaires d’employer un membre de leur famille, même éloigné… Avis à Fillonescu et consorts!

Dragnea, qui enrage, doit donc se contenter de présider la chambre des députés, et a poussé à sa place un ingénieur inconnu, Sorin Grindeanu, 43 ans, nommé Premier ministre le 4 janvier. «Dragnea a accompagné Grindeanu au palais du gouvernement comme une maman qui amène son enfant à l’école», rigole le sociologue Mircea Kivu. Le mentor n’hésite pas à parler à la place de son homme de paille, en conférence de presse, pour dénoncer derrière les manifs «un plan ourdi» par l’étranger et par le vilain milliardaire George Soros… Une antienne nationaliste déjà entonnée par Ceausescu en 1989.

Or Dragnea, qui a de nombreuses propriétés dans son fief de Teleorman et fait des affaires avec son ex-chauffeur, est dans le collimateur de la Direction nationale anticorruption (DNA). Mise en place en 2002, la DNA est pilotée depuis 2013 par la procureure et ex-championne de basket Laura Kövesi, dont le tableau de chasse est impressionnant: 3000 élus et fonctionnaires condamnés ou poursuivis en trois ans, dont une quinzaine de ministres et deux ex-Premiers ministres du PSD! Sans compter l’Agence nationale d’intégrité, qui, de son côté, passe au crible les déclarations d’intérêts des élus et peut proclamer ces derniers «incompatibles», tel le député Petre Roman en 2015…

A l’approche du procès de Dragnea pour deux emplois fictifs dans le département de Teleorman, qu’il a présidé pendant onze ans, le gouvernement a tenté une première fois, le 18 janvier, de faire passer deux décrets sur mesure pour stopper la procédure et amnistier sa condamnation passée. Rebelote le 31 janvier, le jour même du procès: le gouvernement s’est réuni à 22 heures pour adopter en douce le «décret n° 13»… Les manifs ont commencé dans l’heure qui a suivi, avec ce slogan phare projeté depuis sur les murs : «De nuit, comme les voleurs»…

Ce décret scélérat relève le seuil des poursuites à 44’000 euros, alors que Dragnea est poursuivi pour 24’000 euros, et surtout il subordonne le déclenchement des procédures pour abus de pouvoir à une plainte de la collectivité publique lésée. Traduction par un blogueur facétieux: «Un maire pourrait s’acheter un crayon à 1 million d’euros, il ne craindrait rien puisque la municipalité ne porterait pas plainte!»

Depuis, le gouvernement a eu beau retirer le décret, le 4 février, puis repousser une motion de censure, le 8, et finalement sacrifier son ministre de la Justice le 9, rien n’y a fait. Les manifs, nocturnes en souvenir de ce mauvais coup, continuent, aux cris de «voleurs!», «démission!».

Mais Dragnea n’entend nullement démissionner: «C’est un petit dictateur de province qui s’entoure de fidèles dévoués et déteste être contredit», résume un haut fonctionnaire. «Il n’a rien fait dans le département de Teleorman, qui compte un nombre record de chômeurs, assistés et donc dépendants de sa bonne volonté», complète Mircea Vasilescu, le rédacteur en chef de la revue «Dilema Veche».

Conséquence du grand ménage anticorruption mené par la DNA: la classe politique est décapitée. Et l’opposition est en capilotade; son leader, Vasile Blaga, patron du Parti national libéral, a démissionné, trois mois avant les législatives, en raison de sa mise en examen pour trafic d’influence. Du coup, le président Iohannis, qui se présente en garant de l’Etat de droit, seul contre le gouvernement, tente de remplir le vide. Il vient de proposer le 13 février un référendum national contre la corruption, avec l’accord de la chambre des députés.

Reste la génération qui descend dans la rue dans un pays saigné par l’émigration de 3 millions de ses jeunes, partis travailler en Europe de l’Ouest. «C’est la première génération éduquée sans le communisme, pro-européenne, qui se lève pour défendre des valeurs morales et non matérielles, en affirmant : “Nous voulons rester en Roumanie et en faire un pays normal”», explique Mircea Vasilescu. A l’unisson de la procureure Kövesi, très populaire dans les manifs, déclarant au «Guardian» (12/2): «Je crois vraiment que la DNA aide à créer une nouvelle Roumanie.»

Et, bientôt, le gouvernement des juges? Liviu Dragnea n’a pas fini de voir rouge! (Article publié dans Le Canard enchaîné, le 15 février 2017)

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