
Par Antonio Louça
En juin dernier, l’archiviste Paulo Tremoceiro et l’historienne Maria José Oliveira ont rendu publique une découverte faite dans les archives nationales de la Torre do Tombo (Lisbonne): une douzaine de boîtes contenant des milliers de documents qui avaient été rassemblés entre mai et septembre 1974 par une commission militaire chargée d’enquêter sur les crimes de la PIDE (Polícia internacional e de defesa do estado /Police internationale et de défense de l’Etat) au Mozambique.
Le contenu des boîtes a été passé au peigne fin par Maria José Oliveira et a été révélé dans une série d’articles [publiés dans le quotidien Publico]. En tout état de cause, leur importance pour la connaissance de l’histoire du colonialisme portugais dans sa phase terminale ne peut être sous-estimée. Avant même de pouvoir tirer des conclusions de ce travail, plusieurs questions se posent.
Pourquoi le MFA du Mozambique a-t-il enquêté sur les crimes de la PIDE?
Il convient de rappeler tout d’abord que la PIDE, police politique honnie dans la métropole, n’a pas pu être sauvée par le général Antonio Spínola [président de la République du 15 mai au 30 septembre 1974; il fut gouverneur militaire de Guinée-Bissau en 1968 et en 1972], à son grand regret. Il a dû se résigner à la dissoudre et à mettre ses sbires en prison, car la révolution naissante au Portugal le poussait irrésistiblement dans ce sens. La solution de compromis qu’il a trouvée a été de maintenir la PIDE dans les colonies, sous prétexte qu’il n’y avait pas encore de cessez-le-feu avec les mouvements de libération et qu’elle serait encore nécessaire comme service de renseignement sur le théâtre des opérations.
Cette solution de compromis était en contradiction avec le fait connu que la PIDE avait un passé encore plus violent et criminel dans les colonies qu’au Portugal. Il suffit de rappeler ici l’incident qui s’est produit entre les délégations du Portugal et du FRELIMO (Frente de Libertação de Moçambique – Front de libération du Mozambique) lors de la rencontre de Lusaka [qui s’est tenue les 5 et 6 juin 1974 avec comme principaux représentants Samora Machel et Mario Soares]. Le FRELIMO a présenté la liste des prisonniers portugais qu’il était disposé à libérer et a demandé la liste des Mozambicains détenus par les autorités portugaises. Un silence glacial s’est installé et la délégation portugaise a dû avouer qu’il n’y avait pas de prisonniers de son côté, car l’habitude était de tous les tuer après leur remise à l’armée et leur torture par la PIDE.
On supposa néanmoins que la complicité entre la PIDE et les militaires avait rendu acceptable aux capitaines du MFA (Mouvement des forces armées) le maintien de cette police dans les colonies tant que la guerre n’était pas officiellement terminée. Il apparaît aujourd’hui que tout s’est déroulé de manière plus complexe et contradictoire. Si, dans la métropole, le MFA a accepté la formule du compromis, il a créé au Mozambique une commission d’enquête composée de dizaines de militaires.
Qu’est-ce qui a poussé le MFA du Mozambique à créer sans délai une commission qui allait à l’encontre du plan visant à maintenir la PIDE? L’une des hypothèses pour expliquer cette initiative est liée au plan politique général: Antonio Spínola et Francisco da Costa Gomes [1] voulaient obtenir du FRELIMO un cessez-le-feu sans garantie d’indépendance et gagner du temps pour créer des partis fantômes qui disputeraient ensuite le pouvoir au FRELIMO lors d’élections truquées. Mais le MFA du Mozambique était pressé d’obtenir un accord authentique et était même prêt à convenir localement avec le FRELIMO des conditions de la paix.
Dans ce contexte, le MFA ne pouvait manquer de reconnaître le potentiel contre-révolutionnaire que représentait la PIDE, plus que tout autre organisme. Même si la hiérarchie de la PIDE au Mozambique proclamait son adhésion au nouveau régime, elle avait sous les yeux le sort de ses collègues métropolitains, détenus par centaines. L’argument pragmatique selon lequel les membres de la PIDE n’étaient pas emprisonnés au Mozambique parce qu’ils étaient encore nécessaires pendant la guerre pouvait difficilement les rassurer alors que l’ouverture de négociations avec le FRELIMO était déjà annoncée.
Le coup d’Etat du 7 septembre et la fin de la PIDE au Mozambique
D’autre part, la PIDE se sentait encouragée par les colons, qui concoctaient des coups d’Etat dans la perspective d’une indépendance blanche liée à l’Afrique du Sud et à la Rhodésie. La voie putschiste vers une indépendance blanche était dans l’air, non pas comme une fantaisie inoffensive, mais comme un plan concret que l’on tenta de mettre en œuvre lors du soulèvement avorté du 7 septembre [2].
La PIDE était tellement consciente de ses crimes qu’elle avait commencé à brûler toutes ses archives, du moins dans les délégations de Beira et d’Inhambane [deux villes portuaires]. Elle devait être encouragée en cela par les hauts commandements militaires, également responsables des massacres [en décembre 1972] de la province de Tete dans la phase finale de la guerre (Wyriamu, Chawola, Juwau), et tout aussi intéressés que la PIDE à effacer leurs traces sanglantes. Un télégramme «très secret» du commandement de l’armée, cité par l’historien Miguel Cardina, informait Lisbonne en septembre de la destruction à grande échelle des archives de la PIDE, car il était impossible de sélectionner les documents de manière à «garantir qu’aucun sujet gênant, même concernant les forces armées, ne soit conservé».
Il semble toutefois qu’une partie des documents ait déjà été sauvée par la commission d’enquête militaire, qui en outre se consacrait à la collecte de témoignages de victimes de la PIDE. Selon l’historienne Maria José Oliveira, l’efficacité et l’ampleur de l’enquête ont permis l’arrestation de plus de 500 membres de la PIDE au Mozambique et la fuite de nombreux autres vers l’Afrique du Sud et la Rhodésie voisines.
L’énigme d’un silence long d’un demi-siècle
Il reste à expliquer comment des documents d’une telle importance ont pu rester dans des archives pendant plus d’un demi-siècle. Pourquoi aucun des nombreux militaires impliqués dans l’enquête n’a-t-il dénoncé publiquement l’archivage de ses résultats? Une fois encore, nous ne pouvons que rappeler le contexte dans lequel cela s’est produit.
Si l’enquête avait pour objectif de fournir au MFA une arme contre la force contre-révolutionnaire la plus dangereuse de la colonie, elle a perdu son objet avec la défaite du coup d’Etat du 7 septembre et la fuite d’une grande partie des membres de la PIDE. Dès lors, le MFA du Mozambique a eu d’autres priorités. Il a fait prévaloir sa complicité corporatiste avec les hauts responsables qui cherchaient à éviter la divulgation de crimes de guerre, ou il a même pris en compte l’effet compromettant que la divulgation de ces documents aurait pu avoir pour des officiers du MFA lui-même.
Au Portugal, avant même la contre-révolution de novembre (le 25 novembre 1975), des officiers influents du MFA tels que Rodrigo de Sousa e Castro s’étaient distingués par une protection systématique des membres de la PIDE, ce qui a ensuite permis à plusieurs dizaines d’entre eux de s’échapper de la prison d’Alcoentre et de ne jamais être repris. Et après le 25 novembre 1975, il y a eu un demi-siècle de relativisation des crimes de la PIDE, qui sont aujourd’hui en grande partie oubliés.
La lenteur de l’extrême droite à réhabiliter le colonialisme fasciste
L’une des particularités de l’extrême droite portugaise (le parti Chega, actuellement le deuxième parti le plus représenté au Parlement) est de ne pas avoir pu entrer en scène avec faste et fanfare pour proclamer son révisionnisme historique. Contrairement à la nostalgie franquiste affichée par Vox, son équivalent espagnol, Chega s’est concentré sur des thèmes d’actualité, occupant l’espace d’un parti xénophobe et populiste, agitant le spectre de l’immigration et exploitant de manière démagogique les phénomènes, les symptômes et les cas de corruption.
Mais si Chega préfère éviter les débats sur le passé fasciste et colonialiste, cela ne signifie pas qu’il s’abstienne de réagir lorsque la réalité les rend incontournables. Au contraire, il réagit avec virulence à ces débats et s’efforce de les relier aux chevaux de bataille de son agitprop. Deux cas illustrent cette stratégie au cours des quatre dernières années.
En 2021, lorsque le lieutenant-colonel Marcelino da Mata est décédé des suites du Covid, l’Assemblée de la République a approuvé une motion de condoléances à la majorité des voix de la droite, de l’extrême droite et du Parti socialiste (PS). Il s’agissait d’un officier noir, Guinéen renégat au service de l’armée portugaise, hautement décoré et connu pour avoir torturé et exécuté des prisonniers, ce dont il n’a pas eu honte de se vanter haut et fort, avec force détails sordides, chaque fois qu’il était interviewé.
Ses crimes de guerre étant connus, le Bloc de gauche (BE) et le Parti communiste portugais (PCP) se sont opposés lors du vote de la motion de condoléances. Le soutien du PS à ce vote étant scandaleux, trois de ses députés ont voté contre et sept autres se sont abstenus. Tout cela étant honteux, plusieurs voix se sont élevées contre cet hommage, parmi lesquelles celle du célèbre militant antiraciste Mamadou Ba, d’origine sénégalaise mais naturalisé portugais depuis de nombreuses années.
Sans surprise, parmi toutes les voix qui se sont élevées, Chega a choisi comme cible de sa campagne celle de Mamadou Ba. Chega a annoncé qu’il allait porter plainte contre lui et a encouragé sur les réseaux sociaux une campagne de haine, réclamant que Mamadou Ba soit expulsé. Alors que le Partido do Centro Democrático Social-Partido Popular (CDS-PP), aujourd’hui un petit groupe démocrate-chrétien, redoublait d’efforts pour exiger des funérailles nationales pour Marcelino da Mata, Chega ignorait le «héros» et se concentrait sur la campagne contre Mamadou Ba.
Trois ans plus tard, en 2024, le président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa [en fonction depuis 2016], a de nouveau déclenché la colère de Chega en admettant, lors d’un dîner avec des correspondants de la presse étrangère, que le Portugal devait indemniser ses anciennes colonies pour les atrocités commises pendant la guerre. Sans oser encore louer ouvertement le colonialisme, Chega a réagi avec indignation, estimant qu’il était inadmissible d’accorder une compensation aux peuples coloniaux «avant» que les colons qui sont revenus au Portugal «avec pour seuls biens les vêtements qu’ils portaient» ne soient indemnisés. Dans toutes les déclarations de Chega sur ce thème, la réhabilitation du colonialisme était voilée et plus ou moins implicite, contrairement à la violente attaque contre le président, qu’il accusait de «trahison envers le Portugal».
Tout comme en 2021, le PS s’était lancé dans l’hommage à Marcelino da Mata, le gouvernement du PSD (Parti social-démocrate) [le PSD détient le poste de premier ministre avec son dirigeant Luis Montenegro] a maintenant pris ses distances avec le président, son collègue de parti, s’empressant de déclarer qu’aucune compensation n’était prévue pour les peuples coloniaux.
Il est fort probable que Chega doive encore garder le silence sur une enquête, comme celle de Maria José Oliveira, qui ne touche pas tant l’armée que la défunte PIDE, qui ne concerne pas le présent mais le passé, et qui n’est pas menée par un intellectuel d’origine africaine comme Mamadou Ba ni par un homme politique en exercice comme Rebelo de Sousa, mais par une historienne portugaise. Mais, tout comme Donald Trump a pris de l’ampleur grâce au présent et tente aujourd’hui de réhabiliter les généraux confédérés de la guerre civile, un parti portugais de tendance fasciste voudra bientôt s’emparer du passé et proscrire des enquêtes exemplaires comme celle-ci. (Article reçu le 19 août 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
Antonio Louça est historien.
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- Francisco da Costa Gomes est un des sept dirigeants militaires de la Junte de salut national mise en place en avril 1974. Il sera président de la République de septembre 1974 à juillet 1976. (Réd.)
- Le 7 septembre 1974, une tentative désorganisée de coup d’Etat à la «pied noir» s’est traduite par des raids de jeunes colons portugais ultras contre les quartiers populaires qui ont provoqué la mort de centaines de Mozambicains. (Réd.)

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